BINBING LIST DEC 1 5 1921
LE
FLAMBEAU
REVUE BELGE
DES
QUESTIONS POLITIQUES ET LITTÉRAIRES
Directeurs : Henri GREGOIRE et Oscar GROJEAN
4« ANNÉE
TOME DEUXIÈME
Mai-A0Ût,92, -ifaMSM
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1921
BRUXELLES
Maurice LAMERTIN, Éditeur- Libraire
58-62, Rue Coudenberg
PARIS
BERGER-LEVRAULT, Éditeur
5, Rue des Beaux- Arts (vie)
TABLE DES MATIERES
4e Année. N° 5. — 31 mai 1921.
Q. : Les Réparations.
Louise Ganshof van der Meersch : Le général Léman.
Szymon Askenazy : La Jeunesse de Napoléon.
Pierre Daye : Le Mouvement du Travail aux États-Unis.
Gustave Cohen: Les plus anciennes pièces du Théâtre liégeois.
Paul Fierens: Trois Élégies.
Auguste Vincent: Les Noms de lieux.
Victor Tourneur: Les Médailleurs belges contemporains. r
Gitilio Gagliani : L'Italie après la Guerre. A\
Clelia Sartini : Les Élections italiennes-
4e Année. — N° 6. — 30 juin 1921. ^ -*»
Charles Saroléa : Le Président Masaryk.
Benjamin Vallotton : Quelques souvenirs...
Georges Marlow: L'Œuvre d'Henry Maubel.
Henry Maubel: Notes.
Louis de Brouckère : La Géorgie.
Wéga: Tchékhov.
A. P. Tchékhov: La Cerisaie.
Marguerite Devigne : Diptyque : Auguste Donnay, Ernest Wynants.
Missie Nizal: Axel.
Jules Vannérus : Toponymie politique.
Fax : Middle âges ail round.
4e Année — N° 7. — 31 juillet 1921.
Albert Devèze : Le Problème militaire.
Alexandre Eck : La Cerisaie de Tchékhov.
A. P. Tchékhov: La Cerisaie (II).
Fernand Khnopff : Les Œuvres d'art inspirées par Dante.
Pierre Daye: Le Mouvement pan-nègre-
Emile Henriot : Quelques poètes français d'aujourd'hui.
Léopold Rosy: L'Enseignement professionnel et l'Enseignement det
adultes.
Blanche Rousseau: Lettre à un villageois.
Taeda : Pro Armenia.
Le Flambeau : L'Union belgo-îuxembourgeoise.
4e Année. - N° 8. - 31 août 1921.
Général de Selliers de Moranville: Le Conseil de la Couronnt
du 2 août 1914.
A- Andréadès : Trois étapes de la littérature grecque moderne.
Henri Bourgeois: La Question albanaise.
Commandant A. Cayen: Tabora, nos victoires d'Afrique.
A. P. Tchékhov: La Cerisaie (III).
Marguerite Devigne: Le Peintre et la Danseuse.
Léon Kochnitzky : Le Calendrier florentin.
Maurice Ansiaux : « Le Collectivisme » d'Emile Vandervelde.
Michel Siedlecki: La Renaissance d'une Université.
Fax : L'Entente au-dessus de tout !
TABLE I>ES AUTEURS
Pages.
Andréadès (A.), professeur à l'Université d'Athènes:
Trois étapes de la littérature grecque moderne 470
Ansiaux (Maurice), professeur à l'Université de Bruxelles:
(( Le Collectivisme » d'Emile Vandervelde ....... 578
Askenazy (Szymon), délégué de la Pologne à la Société des
Nations :
La Jeunesse de Napoléon 48
Bourgeois (Henri) :
La Question albanaise . • 494
Cayen (Commandant A.):
Tabora, nos victoires d'Afrique 515
Cohen (Gustave), professeur à l'Université de Strasbourg:
Les plus anciennes pièces du Théâtre liégeois 80
Daye (Pierre) :
Le Mouvement du Travail aux États-Unis • 63
Le Mouvement pan-nègre 359
de Brouckère (Louis) :
La Géorgie ■ 176
Devèze (Albert), Ministre de la Défense nationale:
Le Problème militaire . '. - • 297
Devigne (Marguerite) :
Diptyque: Auguste Donnay, Ernest Wynants 243
Le Peintre et la Danseuse (à propos de l'Exposition Fra-
gonard) • 559
Eck (Alexandre), ancien professeur à l'Université de Moscou:
La Cerisaie de Tchékhov 321
Fax:
Middle âges ail round • 269
L'Entente au-dessus de tout ! 593
Fierens (Paul) :
Trois Élégies • 95
Flambeau (Le) :
L'Union belgo-luxembourgeoise . 434
Gagliani (Giulio), professeur à l'Université de Naples:
L'Italie après la Guerre • 122
Ganshof van der Meersgh (Louise) :
Le Général Léman 20
Henriot (Emile) :
Quelques poètes français d'aujourd'hui ........ 378
Khnopff (Fernand), de l'Académie de Belgique:
Les Œuvres d'art inspirées par Dante 349
Kochnitzky (Léon) :
Le Calendrier florentin 570
Marlow (Georges) :
L'Œuvre d'Henry Maubel . 165
Maubel (Henry) :
Notes . - . . . , 169
— IV —
Pages.
Nizal (Missie) :
Axel , • • • 251
Rosy (Léopold) :
L'Enseignement professionnel et l'Enseignement des adultes 409
Rousseau (Blanche) :
Lettre à un villageois • 425
Saroléa (Charles), professeur à l'Université d'Edimbourg:
Le Président Masaryk • • • 145
Sartini (Clelia) :
Les Elections italiennes • 132
Selliers de Moranville (Général de), ancien chef d'état-
major de l'armée belge:
Le Conseil de la Couronne du 2 août 1914 449
Siedlecki (Michel), recteur de l'Université de Vilna:
La Renaissance d'une Université . . • 586
Taeda :
Pro Armenia 431
Tchékhov (A. P.) :
La Cerisaie • . 212, 327, 537
0 : Les Réparations 1
Tourneur (Victor), conservateur du Cabinet de numismatique:
Les Médailleurs belges contemporains . • 110
Vallotton (Benjamin), de l'Académie belge des Lettres:
Quelques souvenirs 158
Vannérus (Jules), directeur des Archives de la Guerre:
Toponymie politique 257
Vincent (Auguste) :
Les Noms de lieux 102
Wéga: Tchékhov 210
Bulletin bibliographique
Auteurs cités:
Ansiaux (Maurice) 140
Bâcha (Eugène) 142
Dornis (Jean) 143
Fabre (Lucien) 144
Fueter (Eduard) 446
Collaborateurs du Bulletin:
Chlepner (B.-S.) 140
De Donder (Théo) . 144
Grégoire (Henri) 143
Grojean (Oscar) 142, 446
Notes :
Le Congrès pan-africain et M. W. E. B. du Bois • 599
La Convention avec le Luxembourg 600
L'Incident Einstein-Fabre 296
Erratum. — Voir pages 448 et 599.
Supplément au Flambeau, 4e année, n° 5, 31 mai 1921
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L'ADORATION DES BERGERS.
Frontispice des « Sarum Horae », d'aprts Pollard, « English Miracle Plays » (1904).
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Les Réparations
Le Flambeau, fidèle à sa coutume de donner à ses lecteurs, sur les
grandes questions du jour, l'avis des spécialistes les plus éminents,
a obtenu d'une personnalité particulièrement autorisée l'exposé suivant
du Problème des Réparations. La magistrale lucidité de cet article
sera jugée digne de la réputation de son auteur.
Réparations ! Depuis quelque temps, ce mot a fait cou-
ler beaucoup d'encre et a donné lieu à beaucoup de polé-
miques passionnées.
Il est certain que pour les non-initiés les discussions
au sujet de la Commission des Réparations, des Accords
de Boulogne, de Paris et de Londres, des annuités fixes
ou mobiles, et des milliards de mark-or avec lesquels on
jongle, doivent paraître terriblement obscures.
Puisqu'aussi bien, de par la soumission de l'Allema-
gne, les réparations dues par celle-ci ont toute chance de
devenir réalité prochaine, nous tâcherons d'exposer
objectivement et en ne nous occupant que des répara-
tions proprement dites, comment le problème se posait
et comment il a été résolu à Londres.
Nous nous en excusons à l'avance, mais pour traiter
ce sujet d'affaires c'est le langage sec et peu* séduisant
des gens d'affaires que nous devrons employer.
*
* *
Pour être compris, il est nécessaire de faire un peu
d'histoire rétrospective: le Traité de Versailles, rendait
l'Allemagne responsable de toutes les pertes et de tous
les dommages subis par les Gouvernements alliés et asso-
2 Le Flambeau.
ciés et leurs nationaux en conséquence de la guerre.
Cependant, les Gouvernements alliés et associés, recon-
naissant que les ressources de l'Allemagne n'étaient pas
suffisantes pour assurer complète réparation de ces pertes
et dommages, avaient limité l'obligation de réparer aux
dommages directs subis par les personnes et les biens, en
excluant les dépenses de guerre proprement dites.
Une commission interalliée, la Commission des Répa-
rations, avait comme charge de fixer pour le 1er mai 192V,
au plus tard, le montant de ces dommages et d'établir un
état de paiements en prévoyant les époques et les moda-
lités de l'acquittement par le Reich de l'intégralité de sa
dette, dans une période de trente ans à dater du 1er mai
1921.
La Commission des Réparations était chargée égale-
ment d'assurer l'exécution de la restitution des biens
enlevés, de certaines livraisons en nature imposées à
l'Allemagne: charbons, bateaux, matières colorantes, etc.
La besogne énorme qui lui incombait de ce chef, n'a
peut-être pas été suffisamment appréciée.
La Commission des Réparations n'avait aucun droit
de réduire la dette cle l'Allemagne ; elle avait, dans cer-
taines limites, le droit de reporter certains paiements ou
de modifier certains taux d'intérêts, en tenant compte
des capacités de paiement.
La répartition entre Alliés des sommes fournies par
l'Allemagne reste une affaire à régler entre Gouverne-
ments.
*
Diverses conférences interalliées — conférences qui
ont conservé le titre de « Conseil Suprême », appliqué
aux réunions des chefs des Gouvernements pendant la
Conférence de la Paix, — se sont tenues depuis la signa-
ture du Traité de Versailles.
L'inexécution par l'Allemagne de ses engagements
Les Réparations. 3
relatifs au désarmement et au jugement des criminels de
guerre, fut la cause principale de ces réunions. Tout natu-
rellement, la question si grave des réparations fut soule-
vée dans ces conversations des hommes d'Etat respon-
sables.
Dès le mois de juin 1920, des experts français, anglais
et belges, réunis à Londres, établirent un plan de répa-
rations qui fut soumis quelques jours après au Conseil
Suprême tenu à Boulogne. Ce plan fut alors examiné et
accepté en principe, bien qu'il n'y ait jamais eu, à pro-
prement parler, d'Accord de Boulogne. Il comprenait le
paiement par le Reich de 42 annuités commençant par
3 milliards de mark-or par an et montant par paliers à
7 milliards de mark-or.
Il prévoyait l'émission d'emprunts par l'Allemagne, et
certaines garanties comprenant le produit des douanes ou
d'autres ressources fiscales allemandes.
Quelque temps après (juillet 1920), eut lieu la Confé-
rence de Spa, où l'on s'occupa principalement du désar-
mement de l'Allemagne.
Au point de vue des réparations, seules les questions de
livraison de charbons furent réglées avec les représen-
tants allemands.
Par contre, entre Alliés, la question fort importante de
la répartition des réparations allemandes fut définitive-
ment réglée. C'est alors que la part de la Belgique fut
fixée à 8 p. c, la France recevant 52 p. c, l'Angleterre
22 p. c. et l'Italie 10 p. c, le solde étant réservé aux
autres Alliés ayant souffert de la guerre.
*
* *
Cependant, le temps passait.
L'Allemagne — est-il besoin de le rappeler? — ne mon-
trait pas plus de bonne volonté pour la question des répa-
rations que pour celle du désarmement.
4 Le Flambeau.
La Conférence de Paris fut convoquée en janvier der-
nier, en vue de permettre un règlement pratique 'adapté
automatiquement aux capacités du Reich. Le Conseil
Suprême établit d'accord avec ses experts, un plan de
réparations dit: « Accord de Paris ».
Cet Accord de Paris, qui a servi de base au dernier
plan financier signifié à Londres et accepté depuis par
le nouveau Gouvernement du Dr Wirth, peut se résumer
comme suit : Paiement par l'Allemagne de 42 annuités.
Chaque annuité se composait d'une partie fixe et d'une
partie variable.
Les annuités fixes s'élevaient, pendant les deux pre-
mières années à 2 milliards de mark-or ; pendant les trois
années suivantes à 3 milliards de mark-or; pendant les
trois années suivantes à 4 milliards de mark-or; pendant
les trois années suivantes à 5 milliards de mark-or ; pen-
dant les trente et une dernières années à 6 milliards de
mark-or.
Les annuités variables devaient chaque année être
égales à 12 p. c. de la valeur des exportations allemandes.
Il est nécessaire de bien noter qu'il s'agit de la valeur
des exportations allemandes servant uniquement comme
moyen de mesure de cette annuité mobile, et qu'il n'a
jamais été question d'imposer à l'Allemagne une taxe
d'exportation de 12 p. c. sur toutes les marchandises ven-
dues par elle à l'étranger.
Peut-être est-fl intéressant de donner ici quelques indi-
cations permettant de se rendre compte de ce que les
chiffres fixés à Paris pouvaient représenter:
Et d'abord qu'est-ce qu'un mark-or et pourquoi l'em-
ploi de ce terme qui ne correspond à rien d'usuel?
Le Traité de Paix a décidé que l'indemnité allemande
serait fixée en or. Le bouleversement des changes, pro-
venant de la guerre, tant ceux des Alliés vainqueurs que
"des pays vaincus, rendait nécessaire l'emploi de cet éta-
lon monétaire pour fixer le montant des dommages.
Les Réparations. 5
L'étalon d'or n'est plus en usage que théoriquement dans
les pays alliés. Seuls les Etats-Unis l'ont réellement
conservé.
Pour savoir ce que vaut le mark-or par rapport au
franc belge, nous devons donc passer par l'intermédiaire
du dollar américain qui lui, continue à représenter un
poids déterminé d'or.
Le dollar américain vaut en chiffres ronds, 4.20 mark-
or. C'est-à-dire qu'au change de 12 fr. 60 belges pour un
dollar, le mark-or vaut 3 francs.
Dans pas mal d'articles relatifs aux réparations on lit
que le mark-or vaut 1 fr. 25 ou la parité d'avant-guerre
(exactement 1 fr. 235).
Ce serait exact si le franc était resté au pair de For;
ce n'est pas le cas, hélas, puisque la perte de notre franc
par rapport à l'or est mesurée précisément par la diffé-
rence entre le cours actuel du dollar et sa valeur en
francs à la parité, soit 5 fr. 18.
Que représentaient les exportations allemandes avant-
guerre ?
En chiffres ronds 10 milliards de mark.
Il est à remarquer que c'étaient à ce moment des mark-
or, puisque le change allemand — comme le nôtre — était
avant la guerre, très sensiblement à la parité de l'or.
Ajoutons que si l'Allemagne exportait maintenant la
même quantité des mêmes marchandises qu'elle exportait
avant-guerre, la valeur de ces exportations ne serait plus
10 milliards de mark-or.
Chacun sait, en effet, que même dans un pays à étalon
d'or tel que les Etats-Unis, les marchandises ont aug-
menté fortement, — moins que dans les pays à change
déprécié, mais d'une façon sensible tout de même.
Aux Etats-Unis, cette augmentation est actuellement
d'environ 70 p. c.
Conclusion : la même quantité de marchandises qu'en
6 Le Flambeau.
1915 exportées d'Allemagne en 1922, vaudrait 17 mil-
liards de mark-or.
Ces remarques étaient, croyons-nous, nécessaires pour
essayer de faire comprendre le mécanisme du plan des
réparations aux non-initiés.
* *
Au moment où les Alliés établissaient le plan dit « Ac-
cord de Paris », la Commission des Réparations n'avait
pas achevé sa tâche d'évaluation des dommages. Aussi,
l'Accord de Paris en établissant les annuités fixes et
variables ne fixait pas de minimum ni de maximum à
payer par les Allemands; c'était en quelque sorte un con-
cordat que le créancier offrait au débiteur.
L'impression très nette des auteurs du plan de Paris
était que, même avec des hypothèses favorables faites
sur la renaissance économique de l'Allemagne, le total
qu'elle aurait à payer en 42 ans serait inférieur au
chiffre des dommages présumé. On estimait que la valeur
actuelle des annuités de l'Accord de Paris pouvait attein-
dre 125 milliards de mark-or.
Les représentants du Gouvernement allemand furent
convoqués à Londres au commencement de mars dernier,
pour faire leurs observations sur le plan financier de
l'Accord de Paris. On eût admis des discussions sur les
modalités de paiement et même probablement sur les
chiffres, si les bases de cet accord avaient été respectées.
Une déception de plus attendait les Alliés : le Docteur
Simons, dans une offre remplie de réticences, prenait
pour point de départ le chiffre des annuités fixes
de l'Accord de Paris et les escomptait à 8 p. c. (Pes-
compte eût donné 53 milliards). Le Docteur Simons ré-
duisait d'abord ce chiffre à 50 milliards; il déduisait
ensuite 20 milliards soi-disant payés aux Alliés depuis
l'armistice; restait 30 milliards.
Les Réparations. 7
Pour s'acquitter de ce solde, il proposait rémission
d'un emprunt international auquel les Alliés auraient gé-
néreusement donné la franchise d'impôts. Le solde eût
été payé plus tard, avec les intérêts de 5 p. c. seulement.
Quant aux annuités variables, il n'en était même pas
question.
Les réticences n'étaient pas négligeables, puisqu'elles
comprenaient pour l'Allemagne le droit de garder la
Haute-Silésie (le plébiscite n'avait pas encore eu lieu),
des traités de commerce lui accordant le traitement de la
nation la plus favorisée, la suppression de toutes les
livraisons de charbons, matières colorantes, etc., prévues
au Traité.
Pour les experts qui entendaient le Dr Simons lire son
mémoire, l'histoire de la Peau de chagrin de Balzac,
se présentait tout naturellement à l'esprit.
A chaque page, les offres déjà insuffisantes du début
diminuaient, diminuaient au point que lorsque la séance
fut levée, l'un des ministres alliés put dire : « Il était
<( temps que M. Simons s'arrêtât, sans quoi, en guise
« d'offre de réparations, il nous eût finalement demandé
Ajoutons, pour ne rien oublier, que les 20 milliards
« notre montre ».
payés soi-disant aux Alliés pour les réparations se rédui-
saient à 1 ou 2 milliards seulement en réalité. C'est ainsi
que la flotte marchande livrée après l'armistice, était
évaluée modestement à 7 milliards de mark-or, ce qui
était plus de dix fois sa valeur !
On connaît l'effet produit par ces offres sur les Alliés :
ce fut le réquisitoire énergique de M. Lloyd George avec
sommation au Dr Simons de produire des offres plus
convenables, sous peine de voir les Alliés, armés des
droits que leur donnaient les innombrables violations $u
Traité déjà commises par les Allemands dans tous les
domaines, procéder à certaines sanctions.
Devant l'impuissance du Dr Simons, prisonnier de la
8 Le Flambeau,
coterie qui dominait jusqu'à ces derniers jours le gouver-
nement du Reich, à faire des offres plus satisfaisantes,
des sanctions furent appliquées : occupation de Duisburg
et Ruhrort, taxe de 50 p. c, établissement d'un cordon
douanier le long du Rhin.
* *
Cependant le 1er mai approchait. Quelques jours avant
cette date fatidique, la Commission des Réparations, qui
avait poursuivi sans relâche son formidable travail d'éva-
luation, fixait la dette des réparations de l'Allemagne
à 132 milliards de mark-or. Ce chiffre, comme le pres-
crivait le Traité, fut fixé contradictoirement après l'exa-
men de 160 mémoires remis par la délégation allemande,
après l'audition de celle-ci pendant 22 séances plénières;
l'examen fut fait dans de telles conditions d'impartialité
et de conscience, que le chef de la délégation allemande
fut obligé de rendre hommage à la façon dont la Com-
mission des Réparations s'était acquittée de son rôle de
tribunal.
De par le fait de la détermination de la dette, un des
éléments qui avaient manqué aux auteurs du plan précé-
dent des réparations était fixé.
En vue des mesures à prendre par suite de l'échéance
du 1er mai, une réunion du Conseil Suprême fut con-
voquée à Londres fin avril.
L'Allemagne voyant venir le 1er mai, se rendant compte
que la patience des Alliés était à bout, envoya au Gouver-
nement américain, avec prière de les transmettre aux
Gouvernements alliés, de nouvelles offres de réparations.
Ces offres étaient à peine supérieures à celles présentées
à Londres par le Dr Simons. L'Allemagne offrait de payer
50 milliards de mark-or.
Ainsi qu'on l'a expliqué ci-dessus, c'était moins que la
valeur des seules annuités fixes du plan de Paris
Les Réparations. 9
escomptées à 8 p. c. Ayant ainsi réduit, grâce à l'emploi
de ce taux d'intérêt élevé, la valeur des annuités fixes,
l'Allemagne offrait froidement 4 p. c. d'intérêt, et ne pre-
nait aucun engagement pour l'amortissement. Logique-
ment, ayant employé le taux de 8 p. c. pour l'escompte,
elle eût dû offrir 8 p. c. d'intérêt, ce qui eût fait 4 milliards
de mark-or par an, alors qu'elle en offrait seulement
deux.
Le Gouvernement allemand usa en plus, d'une
manœuvre puérile, dans le but de jeter le trouble dans les
esprits non avertis. Il déclara qu'il payerait des annuités
jusqu'à un total de 200 milliards de mark-or.
. L'Allemagne, disait-il, est également prête à payer la
valeur des 50 milliards en annuités adaptées à sa capacité
de production jusqu'à concurrence d'un montant total
de 200 milliards de mark-or.
On demanda des explications à Berlin et l'on comprit
que le Gouvernement allemand offrait de payer des
annuités dont la valeur additionnée s'élèverait à 200 mil-
liards. Il espérait faire impression par ce gros chiffre.
Or les experts vous diront que si l'on veut amortir
une dette de 50 milliards au taux de 4 p. c, pour que le
total des sommes versées atteigne 200 milliards, il faut
que le remboursement s'échelonne sur 97 années. Et
c'était le même Gouvernement qui, dans les déclarations
faites par ses représentants à Londres, en mars dernier,
trouvait que la période de 42 ans, prévue pour les Répa-
rations, était trop longue!
Les mêmes réserves et restrictions qui accompagnaient
l'offre du Dr Simons en mars dernier se retrouvaient
à peine démarquées dans l'offre câblée à New- York.
Les offres allemandes étaient tellement ridicules
qu'elles ne furent même pas discutées lors de la dernière
conférence de Londres. Les Gouvernements alliés n'en
eurent d'ailleurs connaissance que par les télégrammes
de l'agence Wolff, puisque le Gouvernement américain
10 Le Flambeau.
répondit à Berlin qu'il refusait de transmettre des propo-
sitions qui ne paraissaient pas offrir des bases sérieuses
de discussion.
Tout le monde a suivi les délibérations des Alliés, qui
aboutirent à l'envoi de l'ultimatum du 5 mai. Cet ulti-
matum donnait à l'Allemagne sept jours pour se sou-
mettre aux diverses obligations que les Gouvernements
alliés lui imposaient.
Une de ces obligations était l'acceptation sans réserve
ni condition, du plan de payement des réparations que
lui transmettait la Commission des Réparations.
Quel était ce plan ?
Ce plan procédait du plan de Paris, mais avec des
différences notables: d'abord, le montant de la dette des
réparations étant fixé par la Commission des Répara-
tions, le chiffre de la dette est imposé: 132 milliards de
mark-or plus la dette de guerre de la Belgique, moins
les livraisons déjà faites à titre de réparations dont la Com-
mission des Réparations établit le décompte. La dette de
guerre de la Belgique, suivant les stipulations du Traité
<îe Versailles, devait exceptionnellement être remboursée
par l'Allemagne, en dehors des réparations. Il s'agit d'un
chiffre de 5 milliards de mark-or environ, avancés par
les Etats-Unis, la France et l'Angleterre au Gouvernement
belge pendant la guerre. Les Alliés ont consenti, en
juin 1919, à recevoir des obligations allemandes en rem-
boursement de ces avances.
Quant aux livraisons déjà faites par l'Allemagne au
titre de réparations, si l'on en déduit les frais d'armées
d'occupation, elles ne dépassent guère 1 ou 2 milliards
de mark-or. Il faudra y ajouter au fur et à mesure que
le décompte en sera fait, les sommes qui peuvent être
successivement portées au crédit de l'Allemagne en con-
tre-partie des propriétés rde l'Empire situées dans les
territoires cédés.
Les Réparations. 11
Prenons donc, pour simplifier, ie chiffre de 132 mil-
liards de mark-or.
Le plan financier que le Gouvernement du Reich vient
d'accepter stipule que l'Allemagne créera et* remettra à
la Commission des Réparations des obligations de l'Em-
pire allemand pour un montant total de 132 milliards de
mark-or. Ces obligations sont divisées en trois séries: la
première, série A, comporte des obligations pour un
montant de 12 milliards de mark-or; la série B, pour un
montant de 38 milliards de mark-or ; la série C, pour un
montant de 82 milliards de mark-or environ, ce dernier
chiffre étant soumis à ajustement lorsque les décomptes
des livraisons en nature auront été effectués.
Les obligations de la série A et de la série B sont mu-
nies de coupons d'Intérêt à 5 p. c. l'an. Elles doivent être
amorties en 36 années au moyen d'un fonds d'amortis-
sement annuel doté d'un versement égal à 1 p. c. du mon-
tant de ces obligations.
Les obligations série C ne sont pas munies de feuille
de coupons. Elles constituent une reconnaissance de
dette, mais ne deviennent des titres ordinaires portant
intérêt et jouissant d'un amortissement annuel qu'au fur
et à mesure que la Commission des Réparations jugera
que les annuités payées par l'Allemagne seront suffisantes
pour faire le service de telle ou telle partie des obliga-
tions de cette série.
Quel est le montant des annuités à payer par l'Alle-
magne?
L'article 4 du plan financier stipule que l'Allemagne
paiera chaque année jusqu'à l'amortissement complet de
toutes les obligations créées :
1° une somme de 2 milliards de mark-or;
2° une somme équivalente à 26 p. c. de la valeur des
exportations allemandes pendant chaque année écoulée.
Les exportations allemandes de l'année dernière se
sont élevées à environ 5 milliards de mark-or.
12 Le Flambeau,
La première annuité à payer par l'Allemagne en sup-
posant qu'il n'y ait pas progrès immédiat, serait donc de
3,300 millions de mark-or.
Un calcul rapide indique que cette somme suffit pour
faire le service de l'intérêt à 5 p. c. et de l'amortissement
au taux de 1 p. c. l'an d'un total de 55 milliards de
mark-or.
Le service de la première et de la deuxième tranches
d'obligations est donc assuré dès à présent. Ii resterait
un excédent de 300 millions de mark-or, suffisant pour
faire le service de 5 milliards d'obligations de la série C.
Au fur et à mesure du relèvement économique de l'Alle-
magne — qui se traduira par un relèvement de ses expor-
tations — le nombre d'obligations de la série C rappor-
tant des coupons aux Alliés ou aux porteurs de titres,
augmentera.
Pour faire le service total de la dette, il faut une
annuité d'environ 8 milliards de mark-or, ce qui, en
tenant compte des 2 milliards d'annuité fixe correspond
à des exportations atteignant une somme totale de 23 à
24 milliards de mark-or.
Quand peut-on espérer atteindre ce chiffre? C'est une
inconnue. Peut-être faudra-t-il 15 ans!
En tenant compte, comme nous l'avons expliqué plus
haut, de la diminution du pouvoir d'achat de l'or, et en
supposant que le développement du commerce allemand
suive la même progression qu'il avait suivie dans les
quinze années qui ont précédé la guerre, on reconnaîtra
que l'hypothèse ci-dessus peut parfaitement se réaliser.
Le plan financier de Londres, établit un Comité des
Garanties, chargé de surveiller l'application, au service
des obligations remises en paiement des réparations, des
fonds qui leur sont affectés comme garantie. Ces fonds
sont les suivants :
a) Le produit de tous les droits de douanes, maritimes
Les Réparations. 13
et terrestres, ainsi que des droits d'importations ou d'ex-
portations ;
b) Le produit du prélèvement de 25 p. c. sur la valeur
de toutes les exportations de l'Allemagne;
c) Le produit des taxes ou impôts directs ou indirects
ou de toute autre ressource qui serait proposée par le
Gouvernement allemand pour parfaire ou pour remplacer
les fonds spécifiés aux alinéas a) et b) ci-dessus.
Un mot d'explication au sujet du prélèvement des
25 p. c: pour faire le service des obligations allemandes
la Commission des Réparations a besoin de devises
étrangères et n'aurait que faire de mark-papier. L'ali-
néa b) ci-dessus impose à l'Allemagne un moyen de se
procurer des devises étrangères: il suffira que le
Gouvernement allemand oblige chaque exportateur
à lui fournir, contre remboursement en mark-papier,
25 p. c. des devises représentant le prix de ces mar-
chandises. Un système analogue fonctionne en Italie où
le Gouvernement a obligé les exportateurs à mettre à sa
disposition la totalité de devises étrangères produites par
l'exportation. Cette mesure fait partie du contrôle général
des changes qui existe en Italie.
Le Comité des Garanties n'est pas autorisé à s'ingérer
dans l'Administration allemande, qui conserve toute son
autonomie, mais il reçoit cependant des pouvoirs fort
étendus de contrôle sur les ressources allemandes affec-
tées aux réparations.
L'article 8 du plan de réparations prévoit la livraison,
par l'Allemagne, de matériaux et de main-d'œuvre dont
les Puissances alliées auraient besoin pour la restauration
de leurs régions dévastées, ou bien pour leur permettre
de rétablir ou de développer leur vie industrielle ou éco-
nomique.
Voilà les grandes lignes du plan financier que Ton
appelle aussi « Accord de Londres ». Ce plan a été signi-
fié à l'Allemagne par la Commission des Réparations. Il
14 Le Flambeau.
a été étudié préalablement par les Gouvernements alliés,
qui ont, en quelque sorte, autorisé la Commission des
Réparations à fixer de cette façon le plan de paiements
prévus au Traité.
En restant strictement dans les termes du Traité la
Commission des Réparations eût été obligée de prévoir
un plan de paiements en 30 années : les annuités eussent
naturellement été beaucoup plus importantes et auraient,
d'après les experts, dépassé fortement au début, les capa-
cités de paiement de l'Allemagne. 11 fallait l'autorisation
des Gouvernements, pour permettre à la Commission des
Réparations d'établir un plan plus souple, et tenant, pour
ainsi dire, automatiquement compte des facultés de paie-
ment du débiteur.
Après avoir résumé et expliqué ies stipulations mêmes
de l'Accord financier de Londres, nous tâcherons de faire
ressortir quelles en furent les idées directrices et quels
en sont les avantages.
Il ne faut pas oublier, avant d'examiner l'Accord de
Londres, au point de vue financier pur, que le problème,
en dehors de ses difficultés techniques, était compliqué
par des difficultés de toute espèce. D'abord, il fallait
suivre les dispositions du Traité qui, on doit bien le
reconnaître maintenant, n'étaient ni très pratiques, ni
très claires. Quand le Traité a été signé, il semble que
ses auteurs ne se soient pas rendu un compte exact de
l'étendue formidable des 'dommages à réparer. En dehors
des millions de vies Humaines perdues, les richesses dé-
truites représentaient l'œuvre de plusieurs générations:
il avait fallu le temps pour créer ces richesses, il faudra
le temps pour les rétablir.
Une autre grave difficulté qui se rencontre à chaque
pas dans les Conférences alliées, c'est la divergence des
points de vue provenant des différences de mentalité, de
Les Réparations. 15
méthode, de situation financière. Nous n'insisterons pas
là-dessus: c'est de la politique et nous voulons rester sur
le terrain des réparations, mais on se doute bien que les
questions politiques ont compliqué à maintes reprises, et
de terrible façon, le problème technique des réparations.
*
Comment se présentait ce problème au point de vue
financier?
Il s'agissait de faire payer par l'Allemagne, à titre de
réparations pour les dommages causés aux diverses puis-
sances alliées, une somme formidable: 132 milliards de
mark-or, une somme comme jamais on n'a dû en prévoir
dans aucun contrat !
De par son énormité même, cette somme ne pouvait
être payée qu'avec le temps, autrement dit, par annuités.
Et comme l'Allemagne — bien que restée intacte — a
cependant souffert de la crise économique et financière
qui a suivi la guerre et sa défaite, c'est au début que les
paiements qu'elle aura à faire seront les plus durs à
effectuer. Or, c'est maintenant que les régions dévastées,
que les pays qui ont souffert de la guerre, ont le plus
besoin de capitaux. Il fallait donc, tout en fixant des
annuités progressives et proportionnées aux facultés des
débiteurs, prévoir une mobilisation possible de la dette ;
d'où l'idée de créer des obligations représentant celle-ci.
Comme les annuités ne suffisaient pas à faire le service
de toute la dette, il a fallu diviser celle-ci en séries émises
seulement au fur et à mesure que l'intérêt et l'amortisse-
ment sont assurés.
C'est au début que les Alliés auront le plus besoin d'ar-
gent. C'est au début également que les difficultés de pla-
cement de ces obligations dans les marchés du monde
seront les plus grandes: d'où l'idée de prévoir des séries
ayant ariorité et privilège les unes sur les autres. La
16 Le Flambeau.
série A — dont le montant est le plus petit — a en même
temps privilège sur les titres de la série B et de la série C.
De cette façon, comme il ne faut que 720 millions de
mark-or pour assurer le service d'intérêt et d'amortisse-
ment de la série A, il y a des chances pour que dans
quelques mois, lorsque l'Allemagne aura prouvé sa vo-
lonté de tenir les promesses faites, on trouve des ache-
teurs pour les titres de la première série. Mais l'engage-
ment pris par l'Allemagne, il faut bien le dire, n'a pas
paru suffisant. Pour donner plus de sécurité aux créan-
ciers, c'est-à-dire aux porteurs de titres, que ceux-ci
soient les Alliés eux-mêmes ou des capitalistes interna-
tionaux, on a créé le Comité des Garanties.
Les garanties étaient bien prévues dans le Traité de
paix, mais d'une façon vague. L'article 248 du Traité
établit un privilège de premier rang sur tous les biens et
ressources de l'empire et des Etats allemands pour le
règlement des réparations. L'Allemagne s'obligeait, à
l'article 241, à faire promulguer, à maintenir en vigueur
et à publier toute législation nécessaire pour assurer la
complète exécution des réparations. Le Traité donnait à
la Commission des Réparations les pouvoirs de contrôle
et d'exécution les plus étendus et lui donnait le droit
d'examiner le système fiscal allemand, afin que tous les
revenus de l'Allemagne, y compris les revenus destinés
au service des emprunts intérieurs, fussent affectés par
privilège au paiement des sommes dues par elle à titre
de réparations. Les garanties étaient donc bien prévues
dans le Traité de Versailles, mais, et c'est là le point
capital du plan financier nouveau, les garanties n'étaient
pas définies et précisées ainsi qu'il le fallait.
*
*
Il fallait les définir et les préciser car, sans garanties,
il eût été impossible d'envisager le placement des obliga-
Les Réparations. 17
lions sur les marchés internationaux et ce placement offre
des avantages particuliers. En dehors du fait qu'il pro-
curera aux pays alliés qui en ont besoin, les ressources
indispensables à leur relèvement, le transfert des obliga-
tions allemandes dans les mains de nationaux américains
ou neutres, transformera peu à peu la dette allemande —
qui est actuellement une dette politique — en une dette
commerciale internationale. Il ne s'agira plus de politique,
mais d'affaires, et le jour où l'Allemagne manquerait à
ses obligations vis-à-vis des porteurs d'obligations, ce
serait pour elle la faillite, la destruction du crédit dont
une nation vivant du commerce avec l'étranger ne peut se
passer sans risquer la décadence. C'est pour cette raison
qu'a été institué le Comité des Garanties qui, à part le
nom, est une véritable Commission de la Dette, et qui,
grâce aux pouvoirs qui lui sont confiés, pourra donner,
avec le temps, aux obligations allemandes le caractère
d'une valeur de tout premier ordre.
•X- *
Quel est l'avantage de la formule de Londres sur les
formules précédemment envisagées?
Dans le plan de Boulogne, les annuités étaient fixes et
ne tenaient nullement compte de la situation du débiteur.
Dans le plan de Paris, on s'en souviendra, les annuités
comprenaient une partie fixe importante atteignant, au
bout de 11 ans, 6 milliards de mark-or. A ces annuités
fixes était adjointe une annuité variable qui, elle, tenait
compte de la capacité de paiement. Dans le plan de
Londres, l'annuité fixe est réduite à un chiffre relative-
ment faible de 2 milliards de mark-or. Par contre, c'est
26 p. c. de la valeur des exportations qui composent
l'annuité variable — au lieu des 12 p. c. prévus à Paris.
La partie fixe des annuités est donc réduite et la partie
qui représente une participation au relèvement de T Alle-
magne a été augmentée. C'est évidemment logique.
1g Le Flambeau,
Certains ont critiqué la réduction à 2 milliards des
annuités fixes de 3, 4, 5, 6 milliards prévues à Paris.
A notre avis, ils ont tort, car si les exportations allemandes
ne se relèvent pas dans les proportions espérées par les
auteurs du plan de Londres, il eût été parfaitement inutile
d'espérer le paiement des annuités fixes prévues à Paris.
On a critiqué aussi l'usage du chiffre des exportations
comme index de la prospérité d'un pays. Il est possible
que l'on trouve plus tard un meilleur index; le cas est
prévu dans l'Accord de Londres, qui permet à l'Alle-
magne de proposer d'autres systèmes qui seraient jugés
équivalents, mais jusqu'à présent les critiques n'ont pas
trouvé mieux à offrir: les combinaisons tenant compte
des recettes d'impôts, des recettes de douanes, des che-
mins de fer, d'accroissements de dépôts dans les caisses
d'épargne, etc. sont très séduisantes en théorie, mais bien
difficiles, sinon impossibles, à préciser. D'ailleurs, lors-
qu'il s'agit de paiements importants et répétés à faire par
un pays à l'étranger, il n'y a pas d'autre système que de
payer par des exportations. De sorte que précisément la
mesure d'accroissement des annuités à payer par l'Alle-
magne est basée sur les exportations alors que c'est par
les exportations qu'elle parviendra à s'acquitter des dettes
qu'elle vient de reconnaître.
Le plan de Londres n'est pas parfait. Il n'est point de
remède parfait à un mal aussi grave que celui qu'il s'agis-
sait de guérir. Mais si l'Allemagne veut exécuter de
bonne foi les obligations précises qu'elle vient de sous-
crire, elle n'y trouvera aucune impossibilité pratique. De
par le fait que les paiements s'accélèrent au fur et à
mesure des exportations, c'est-à-dire du relèvement éco-
nomique de l'Allemagne, les Alliés sont intéressés à ce
relèvement économique. S'ils veulent mobiliser leur
créance, il faut, en effet, que les titres de la dette exté-
rieure allemande jouissent d'un bon crédit et soient cotés
à des cours avantageux.
Les Réparations. 19
D'aucuns trouveront peut-être mauvais de voir les
Alliés aussi étroitement associés à leur débiteur. C'est là
un fait inéluctable : tout créancier, qu'il le veuille ou non,
doit s'intéresser aux affaires d'un débiteur important et
devient quelque peu son associé. On ne peut à la fois
espérer de l'Allemagne des réparations importantes et
l'écraser économiquement comme certains le souhai-
taient.
En conclusion, nous pensons qu'en présence des diffi-
cultés du problème à résoudre, la solution de Londres
est une de celles qui tout en s'adaptant avec le plus de
souplesse aux capacités de paiement du débiteur, peu-
vent faire espérer aux pays ravagés ou ruinés par l'Alle-
magne, des réparations aussi complètes et aussi rapides
que possible.
0.
Le Général Léman
A ses débuts, on s'en souvient, la guerre garda secrets
les noms de ceux qui étaient chargés de la conduire, sauf
deux : les noms de Léman et de Joffre.
Le général Léman est mort, mais il est immortel.
On peut dire qu'il a été le premier héros de cette
guerre. Son front a reçu la couronne, avant que le géné-
ral Joffre n'eût fait trébucher l'Allemand. Sa destinée
s'est jouée dans un court intervalle, du 4 au 15 août 1914.
Aucun chef ne demeura aussi peu de temps que lui sur la
scène tragique. Et pourtant ce court intervalle est im-
mense par le symbole dont il est rempli comme par ses
conséquences durables et incalculables. A quoi tient un
tel prodige?
Aux événements, à coup sûr, qui prêteront à la Bel-
gique, à Liège et à son défenseur, une valeur unique
dans le monde, mais aussi à la personne même de ce
défenseur. Le héros s'explique par l'homme. Il n'a été
aussi grand que parce que l'homme était remarquable.
Qu'il nous soit permis de rappeler ici quelle fut la for-
mation de l'homme, son caractère, ses pensées, et de
montrer ainsi comment l'épopée de Liège fut possible.
Georges Léman.
Gérard-Mathieu-Georges Léman naît à Liège le 8 jan-
vier 185T. Son père, officier d'artillerie, est à ce moment
aâjoint au directeur de la fonderie de canons.
Tous ses ascendants sont officiers. Son grand-père
paternel se trouvait à Waterloo, aux côtés du Prince
Le Général Léman. 21
d'Orange; son grand-père maternel, Liégeois, avait à
l'âge de 13 ans, suivi un régiment de hussards français,
qui traversait Liège. Il avait fait avec l'armée de Napo-
léon, la campagne d'Espagne. Blessé deux fois, notam-
ment à Saragosse, il était revenu à Liège tout jeune capi-
taine. A Waterloo, il servait parmi les hussards, et une
miniature du temps, le montre portant sur la poitrine la
croix de la Légion d'Honneur.
« Petit garçon, contait le général Léman, je deman-
« dais souvent : Bon papa, montre-nous tes blessures, et
« je restais béant d'admiration. Mon imagination d'en-
« fant évoquait des guerres sanglantes et glorieuses. Dès
« lors, j'étais soldat. »
A l'âge de 13 ans, Georges Léman devient orphelin.
Son père, nommé depuis quelques années, professeur à
l'Ecole militaire, est emporté par un mal foudroyant.
Immédiatement, cet enfant précoce prend conscience de
sa mission et se sent le soutien de sa mère qu'il adore.
Grande dame par la naissance et l'éducation, elle sera
pour son fils l'emblème de toutes les vertus, de tous les
dévouements, de toutes les grandeurs. « Ma mère était
une Romaine », disait souvent le général Léman, et ses
yeux s'emplissaient d'une émotion grave. Le jour où il a
14 ans, Georges Léman reçoit de sa mère un « Télé-
maque » portant cette inscription: « Avant de se jeter
dans le péril, il faut le prévoir et le craindre, mais dès
qu'on y est, il ne reste qu'à le mépriser ».
Une telle mère explique un tel fils.
C'est avec elle que, resté veuf très jeune, il élèvera
ses enfants. Cette mère sera la suprême affection de sa
vie; elle sera l'inspiratrice, la consolatrice, souvent le
guide et le conseil. c< Je ne faisais rien, affirmait-il, sans
« le soumetre à ma mère; elle avait l'intuition de ce qui
« était bien ». L'intuition était d'ailleurs une des forces
humaines en laquelle le général Léman avait une foi
absolue.
22 Le Flambeau.
Sorti brillamment de l'Athénée, Georges Léman se pré-
sente en 1867 à l'Ecole militaire, y entre premier, en sort
premier en 1869; entré la même année à l'Ecole d'appli-
cation, section du génie, il s'y distingue par son travail
et son esprit scientifique. En 1872, il passe au régiment
du génie et est nommé successivement lieutenant et capi-
taine. Les divers services qui lui sont confiés lui per-
mettent de développer et de faire connaître ses aptitudes
spéciales, qui, dès 1875, le font désigner pour les sciences
techniques du département de la guerre, et en 1882 pour
l'Ecole militaire, où il est nommé répétiteur.
Nous avons sous les yeux un portrait du lieutenant
Léman à cette époque. Déjà l'œil clair, sous l'arcade
sourcillière proéminente, darde un regard perçant, inter-
rogateur; avec le menton carré et volontaire, ce sont là
les caractéristiques de ce visage. Cependant, préjuger de
l'âme de l'homme par les traits figés dans l'immobilité
d'un portrait serait une grave erreur. Dans l'abandon de
la causerie, ce regard perçant, d'une intelligence rayon-
nante, s'éclaire soudain de tendresses insoupçonnées ou
s'allume d'éclats de passion.
A ces moments-là, on a l'intuition d'une âme profonde
et singulièrement tumultueuse, d'une âme frémissante et
complexe; une ardente vie intérieure se reflète sur ses
traits. Les contrastes violents de cette nature puissante
frappent ceux qui la pénètrent.
Le savant en lui, le positiviste, ont laissé intacte la
source d'un mysticisme exalté. En de lointaines ascen-
dances Scandinaves du côté paternel, Léman semble avoir
puisé une préoccupation constante de l'inconscient et de
la métaphysique, une aspiration éperdue vers l'Infini,
une sensibilité de pensée, profonde et affinée, trempée
aux feux du plus pur idéalisme.
Cet état d'âme provoque chez lui une émotion devant
toute manifestation du Beau. Dans la forêt son imagina-
tion évoque des génies inspirateurs et lui dicte des pages
Le Général Léman. 23
de poète au verbe clair et imagé. Devant la mer son âme
tumultueuse est en proie à une émotion indicible. Il res-
sent si violemment la majesté de l'Océan qu'on le voit
de longues heures les traits contractés, plongé dans une
méditation ardente.
Dans les cathédrales gothiques, il éprouve une exalta-
tion mystique et il dit: « La vue de ces voûtes qui s'élan-
cent vers le ciel porte l'âme vers l'Infini ».
Cet inflexible soldat, qui est en même temps un savant
et un penseur, se passionne pour tous les problèmes de
la conscience humaine, et il reste de lui quantité de notes
et de pensées sur la morale, la vertu, les droits et les
devoirs réciproques des hommes. »
D'une hauteur de vue exceptionnelle, le général Léman
se plaçait immédiatement au-dessus des événements, et,
d'un coup d'œil sûr, en discernait les causes et les résul-
tantes.
Il émanait de lui une telle puissance de conviction, un
tel rayonnement de science, que l'écouter, c'était ap-
prendre. Une voix profonde et grave, avec parfois des
éclats sonores, ajoutait à ses dons d'orateur. Il avait en
parlant, l'ardeur qui captive et la fougue qui subjugue.
Cette esquisse de l'homme physique et moral fera
mieux comprendre la carrière du savant, le rôle du soldat
et l'influence prépondérante qu'il exerça sur la pléiade
d'officiers qui reçurent son empreinte. Car telle était
l'âme du lieutenant Léman sortant de l'Ecole d'applica-
tion, telle était restée l'âme du héros de Loncin, puissam-
ment trempée et d'une merveilleuse richesse.
La vie avait creusé davantage les traits. On y voyait
comme burinées les traces de souffrances et de pensées
profondes; mais le regard perçant et interrogateur, le
menton carré et volontaire, continuaient à demeurer les
caractéristiques de ce visage singulièrement expressif et
mobile. Des rides profondes le sillonnaient; le crâne
24 Le Flambeau,
chauve, la moustache grise y mettaient la marque de
longues années de labeur acharné.
Chez l'homme que l'on veut peindre, on cherche volon-
tiers, afin de mieux fixer sa psychologie, les influences
de ses ascendants, du milieu dans lequel il a vécu, des
contacts éprouvés. Chez Léman, l'atavisme avait mis au
cœur du soldat une énergie guerrière indomptable. Ses
ascendances latines et Scandinaves, comme nous l'avons
noté déjà, l'avaient doué d'une dualité d'âme singulière-
ment riche et féconde. Grandi aux côtés d'un père non
seulement officier, mais professeur et savant, il en avait
reçu la première empreinte. Le père disparu, l'atmo-
sphère de travail continuait à régner autour de la mère
plongée dans la douleur. L'enfant avait tendu toutes ses
forces intellectuelles vers l'étude, et très tôt s'affirma en
lui cette union étroite d'une intelligence lucide et d'un
caractère trempé.
En 1872, Brialmont, alors examinateur permanent à
l'Ecole militaire, remarquait les facultés de Léman. Il voit
immédiatement qu'à cette passion du devoir et du travail
s'allie un véritable génie mathématique, et il sait ce
qu'on peut attendre de ces dons réunis; aussi s'attache-
t-il, dès lors, Léman comme ingénieur pour l'élaboration
de ses projets de forts.
Léman éprouve pour Brialmont la plus grande admira-
tion et la plus vive affection. Il dit de lui: « J'ai été et
« suis resté l'admirateur de son génie tel qu'il s'est mani-
(( festé d'une manière grandiose dans ses fortifications
« d'Anvers (1850-1884): enceinte et camp retranché,
« place modèle, réduit inexpugnable de la défense natio-
« nale, qui en 1870 rendait la Belgique inattaquable. No-
ce tre défense nationale était alors à hauteur et nous ren-
ée dait respectables aux yeux de l'Univers; les événe-
« ments l'ont bien prouvé ».
Le jeune Léman retrouvait souvent chez son grand
maître, Stas et Banning. Il avait gardé de leurs entretiens
Le Général Léman. 25
une impression profonde et en parlait volontiers : « Tous
a les problèmes humains étaient sondés par eux; j'écou-
« tais passionnément leurs discussions, riches de sub-
« stances et d'une précision toute scientifique et en gar-
ce dais une joie et une fierté d'être admis dans l'intimité
« de ces trois êtres dont la supériorité morale était
« rayonnante ».
*
Les hautes qualités morales de Georges Léman, sa
valeur scientifique, le désignaient pour aider à la forma-
tion des futurs officiers.
Dans une note de sa main que nous avons sous les
yeux, il dit: « C'est Brialmont qui m'a envoyé à l'Ecole
« militaire pour y professer les cours de géologie, de
(( construction et d'architecture. C'est lui qui m'obligea
« plus tard à renoncer à mon désir de retourner à la
« troupe pour accepter les fonctions d'examinateur per-
ce manent pour les sciences mathématiques ».
Pendant trente-deux ans, Léman donne sans compter
à cette Ecole militaire, où son père avait enseigné, où il
avait fait lui-même les premiers pas dans la carrière des
armes, toutes ses forces, toutes les ressources de son
intelligence et de son génie mathématique. Sous son
impulsion, l'Ecole se réorganise, se perfectionne au point
de devenir un des principaux établissements d'instruction
militaire d'Europe. Tel était son ascendant qu'il a marqué
de son empreinte des générations d'officiers qui ont, pen-
dant la guerre, mis en pratique toutes les qualités qu'il
avait si merveilleusement développées en eux. Et l'on peut
dire ainsi que ce ne fut pas seulement à Liège que l'in-
fluence de Léman est décisive. Pendant toute la cam-
pagne cette influence agira d'une manière efficace. Le
maître avait non seulement enseigné à ses disciples la
science de la guerre ; il avait su leur inculquer le culte de
26 Le Flambeau.
la bravoure : il leur avait appris qu'au-dessus de la science
et à côté du métier militaire il faut avant tout aux offi-
ciers une entière et volontaire abnégation ( 1 ) .
Sévère pour lui-même, Léman ne l'était pas moins pour
les élèves et les professeurs. Une indiscutable autorité
émanait de lui. Cette autorité était acceptée, car le maître
s'imposait à la fois par sa science, sa valeur morale et
son impartialité passée à l'état de dogme.
Léman fit de sa mission d'instructeur et d'éducateur
militaire un véritable apostolat. Une préoccupation con-
stante d'élever le niveau des études le guide. Il a foi dans
la valeur moralisatrice de la science; il croit et professe
que la recherche scientifique est une école de volonté. Il
exige de chacun le maximum d'effort.
En même temps qu'il professe et dirige, Léman se con-
sacre à de nombreux travaux d'ordre scientifique. Il
publie des ouvrages de mécanique, des travaux impor-
tants sur les fortifications et la résistance des matériaux.
Il trouve un bonheur illimité à la recherche des vérités
mathématiques.
Léman pendant les trente et une années qu'il passe à
l'Ecole militaire comme répétiteur, professeur, directeur,
commandant de l'Ecole, parcourt tous les grades, depuis
celui de capitaine jusqu'au grade de lieutenant-général,
auquel il est élevé le 8 février 1912.
Lié^e.
Le 10 janvier 1914, le comte de Broqueville, alors
ministre de la Guerre, fait savoir au général Léman qu'il
a songé à lui pour remplir les fonctions de commandant
de la 3e division d'armée et de la position fortifiée de
Liège.
(1) Un mois avant sa mort, le général Léman assistait, au Ministère
de la Défense Nationale, à une séance du Comité de l'armée; tous les
généraux présents, à l'exception d'un seul, avaient été ses élèves.
Le Général Léman. 27
Jusqu'à ce moment, ceux qu'en Belgique intéressaient
les questions d'enseignement militaire et les progrès de
la science, connaissaient le nom de Léman.
Ce nom va résonner de par le monde comme un sym-
bole d'héroïsme. Les événements vont permettre à Léman
de découvrir ses hautes vertus et lui donneront la gloire.
Cependant, en analysant avec un esprit critique toute sa
conduite, on le retrouve simplement, scrupuleusement
fidèle aux directives de toute sa vie: l'amour de la Patrie,
la passion du travail, le profond dédain de toutes contin-
gences mesquines, une absolue bonne foi prête à sacrifier
à la pureté de sa conscience tout intérêt personnel.
Dès ses premiers pas dans la carrière des armes, ayant
volontairement accepté la discipline, il s'y soumettait, non
pas aveuglément, car son esprit lucide analysait les ordres
des chefs; mais il s'y soumettait, trouvant une grandeur
dans le sacrifice de sa personnalité. Quand, à son tour,
il dut commander, avec la même intransigeance qui le
faisait obéir il exigea la soumission. Mais avant de l'exi-
ger, il pesait scrupuleusement les ordres qu'il donnait.
Il lui arriva, au cours de sa longue carrière de chef et
de directeur des études à l'Ecole militaire, de détruire des
enseignements qu'il jugeait faux ou néfastes; hélas! pour
détruire les méthodes, il lui fallut parfois sacrifier des
hommes. Ceux qui ont connu l'intimité de son âme,
savent seuls de quelles luttes intérieures, de quelles obsé-
dantes analyses des faits et des systèmes étaient payées
les décisions qui frappaient les hommes pour atteindre
des idées.
En matière politique, Léman avait dès longtemps conçu
et espéré un programme national auquel eussent pu adhé-
rer les trois partis. Dans l'idéal de chacun des partis il
reconnaissait des principes généreux; néanmoins, il
n'avait jamais voulu s'inféoder à aucun. Il haïssait l'esprit
de parti dont sont si souvent la proie les hommes poli-
tiques; il le savait funeste à l'esprit national et au déve-
28 Le Flambeau.
loppement de la Patrie. On n'admet guère qu'un homme
se tienne en dehors des groupements politiques; il faut
l'inévitable embrigadement. Aussi, dans les milieux catho-
liques, certains firent-ils du général Léman un franc-
maçon, tandis que dans le parti libéral, d'autres le décla-
raient inféodé aux Jésuites. Pendant que dans le silence
de son cabinet de travail, il continuait sa tâche, indiffé-
rent aux jugements extérieurs, docile seulement aux
injonctions de sa conscience, il paya par deux fois, en
étant dépassé, son indépendance d'idées. Dédaigneux
même de ces injustices du sort, sans autre ambition que
celle d'obtenir de l'enseignement de l'Ecole militaire le
rendement le plus haut, sans autre passion que celle de
la Patrie et du Devoir, il reprenait chaque pur sa tâche
de la veille, y donnant le maximum de sa puissance de
travail. C'est ainsi encore qu'il va agir lorsqu'on lui con-
fiera la préparation de la défense de Liège: maximum
d'efforts dans le plus bref délai. Là aussi, il sera indiffé-
rent aux objections administratives qui lui seront adres-
sées au moment de la préparation intensive des derniers
jours avant l'attaque; là aussi, avec un flegme hautain,
il négligera observations et menaces, allant droit à son
but : mettre malgré tout, avec un minimum de moyens en
sa possession, la place de Liège dans le meilleur état de
défense possible. A peine songeait-il à la disgrâce dont
sa carrière pouvait être frappée, s'il échouait.
Nous avons voulu démontrer l'entier équilibre entre le
caractère et l'action de l'homme d'avant Liège et de
l'homme de Liège.
Il est probable que cette même haute vertu, que cette
même lumineuse et agissante intelligence fussent restées
connues d'un petit nombre seulement si la destinée n'eût
appelé Léman à l'heure tragique de 1914. Cependant il
est permis de croire que ce caractère trempé, cette âme
dénuée de tout égoïsme et ce génie scientifique eussent,
Le Général Léman. 29
en toute circonstance, contribué supérieurement à la
grandeur du pays.
A la lueur des événements allait s'accuser plus puissam-
ment le relief de cette grande figure. Mais inéluctable-
ment ceux qui, animés d'une foi patriotique ardente, sont
prêts à sacrifier à leur Patrie le repos de leur vie et leurs
intérêts personnels apportent un jour leur pierre à l'édi-
fice social.
La leçon morale ici est immense. Pour étudier un
homme et le bien voir, il faut le détacher des circon-
stances indépendantes de lui, des heurts de la destinée.
Il faut chercher quelles furent ses facultés éminentes et
surtout dans quel sens fut et demeura sa volonté d'action.
La volonté d'action du général Léman peut se résumer
en deux mots: « Patrie, travail ». A cela il eût, en n'im-
porte quelle condition, sans défection possible, sacrifié
tout.
Imaginons un tel exemple, largement suivi par tous
ceux qui tiennent en mains les destinées du pays. Dès
lors, seraient assurés la paix intérieure et le libre déve-
loppement de la nation.
*
Nous avons dit que le 10 janvier 1914, le comte de
Broqueville faisait savoir au général Léman qu'il avait
songé à lui pour remplir les fonctions de commandant
de la 3e Division d'Armée et de la position fortifiée de
Liège.
Le 17 janvier, le général Léman remet au ministre un
résumé de ses réflexions personnelles. Après avoir, avec
une conscience scrupuleuse, examiné le rôle que
devraient lui assigner en temps de guerre ses aptitudes
particulières, il conclut : « A mon avis, ma désignation
<( pour la 3e Division d'Armée serait une faute au point
« de vue de la défense nationale. »
30 Le Flambeau.
Le 21 janvier, le ministre lui répond : « Il me peine
<( beaucoup, mon cher Léman, de devoir vous imposer
(( pareil sacrifice; mais vous avez le cœur trop haut
« placé pour ne pas comprendre que, surtout pour un
a ministre, la voix du devoir doive faire taire celle de
« l'amitié, si pénible soit-il. Vous êtes en ce moment le
(( seul homme qui puissiez occuper cette haute situation
« avec l'ensemble des qualités requises, qui y sont abso-
(( lument nécessaires. »
Désigné définitivement pour prendre le commande-
ment de la 3e Division d'Armée et de la position fortifiée
de Liège, le général Léman quitte l'Ecole militaire le
31 janvier 1914.
*
* *
Depuis de longues années, Léman avait prédit le dan-
ger venant de l'Est. Il était convaincu que ce danger
devenait chaque jour de plus en plus menaçant. Aussi,
dès son arrivée à Liège, il ne perd pas un instant. Il se
met avant tout en devoir de renforcer l'instruction de ses
troupes et d'exiger une discipline plus stricte ; il impose et
surveille la parfaite mise en état des forts. Il infuse à sa
division un esprit nouveau.
Tout, ou presque tout, est à faire quand le général
Léman arrive à Liège; la préparation de la place était
absolument insuffisante. A l'indigence des moyens maté-
riels il supplée par les ressources inépuisables de son
activité. Sa mission est rendue très difficile par le fait
qu'il commande une position construite d'après une con-
ception qu'il condamne : parlant, en effet, des idées de
Brialmont sur la défense de la Belgique, Léman, mal-
gré son admiration pour son grand maître dit : « Je suis
« l'adversaire résolu du système qui consiste à fortifier
« un point stratégique par un chapelet de forts isolés;
« adversaire aussi du système consistant à garnir les
Le Général Léman. 31
« forts de grosse artillerie. J'en ai fait la déclaration for-
<( melle à Brialmont lui-même, et quand j'ai pris la
« direction des études à l'Ecole Militaire, j'ai combattu
« à outrance ces systèmes vicieux. » Pour Léman, l'ar-
tillerie doit être mobile et être placée en arrière de tran-
chées continues dans les intervalles des forts. Ceux-ci
munis d'armes automatiques, doivent jouer le rôle d'ou-
vrages d'infanterie particulièrement puissants.
Les événements de 1914, la défense de Verdun, l'expé-
rience de toute la guerre lui ont donné raison.
Pareille transformation de la place ne pouvait être faite
en quelques mois; elle aurait constitué une véritable
révolution de notre système de défense; or, il fallait
aller au plus pressé.
Tout en s 'occupant activement de renforcer la défense
de la place il veille à ce que sa garnison soit constamment
en manœuvres. Un jour qu'il galopait sur la crête de
Sart-Tilmant, crête dominant à la fois la vallée de la
Meuse et celle de l'Ourthe: « C'est par là qu'ils nous
attaqueront » dit-il à son état-major. Quelques semaines
plus tard, c'était par là qu'ils nous attaquaient.
Dès l'attentat de Sérajevo, il est convaincu de l'attaque
imminente. Il redouble d'activité et, mettant à contribu-
tion les talents et l'initiative de chacun, se sert de toutes
les bonnes volontés que groupe autour de lui son puissant
ascendant. Il réquisitionne des ouvriers civils. Il se
plaisait à répéter avec quel patriotisme la population de
Liège et des faubourgs lui avait été dévouée.
Cependant devant toutes les mesures nouvelles et caté-
goriques qu'il prend, des objections administratives lui
sont adressées ; il les néglige, tant il a conscience de sa
mission, et il va de l'avant. Il avait fait miner les ponts,
les tunnels et les routes. Les moissons qui étaient dans
le champ d'observation de l'artillerie furent détruites,
les bois et les maisons rasés.
Voici le soldat rendu tout entier à sa vocation première
32 Le Flambeau.
par l'imminence de l'agression. L'atavisme avait mis en
lui un cœur de guerrier, sa longue vie d'enseignement
a développé ses aptitudes de conducteur d'hommes. Il
va donner la mesure de sa valeur.
Il faut citer ici, à l'éternelle louange du défenseur de
Liège, les justes paroles d'un journaliste belge: « Léman
« a été l'organisateur et le préparateur. C'est son titre
<( de gloire. Personne ne le lui ravira. Il aimait passion-
<( nément son métier de soldat et de chef. Toute sa vie,
« par l'étude, les exercices physiques, la méditation
« solitaire, il s'était préparé en vue de l'heure formi-
<( dable où il pourrait être appelé à défendre une place
« forte ou à commander une armée. Rien ne s'improvise
« en ce bas monde, la part du hasard est infiniment
« moins grande que le vulgaire ne le croit. La défense
<( de Liège a été la résultante de quarante ans d'étude,
« de discipline, d'un constant et énergique effort. Quand
<( vint le moment de faire ses preuves et de donner sa
<( mesure, Léman, esprit ouvert et cultivé, ardent soldat,
<( chef rigoureux et autoritaire, se trouva prêt (1). »
Avec la 3° Division, la 15e brigade et la garnison de la
place et des forts, il arrêtera la puissante armée de von
Emmich. Avec quatre escadrons de lanciers de 90 chevaux
chacun, il surveillera 35 kilomètres de frontières.
Le 2 août au soir, l'ultimatum de l'Allemagne est
remis au ministre des Affaires étrangères de Belgique.
Dans la même nuit parvient au ministre d'Allemagne la
fière réponse du gouvernement belge.
Le 4 août les Allemands passent la frontière.
Le général Léman ne dispose que d'une trentaine de
mille hommes pour couvrir la place. Les colonnes
d'assaut tentent immédiatement de franchir les intervalles
des forts. Avec des forces infiniment inférieures, les
détachements belges les arrêtent, et le général-major Ber-
trand, exécutant les ordres de son chef, repousse les
(!) M. Fernand Neuray, dans La Nation belge du 22 octobre 1921.
Le Général Léman. 33
Allemands dans le sanglant combat de Rabozée. Les Alle-
mands se retirent avec des pertes importantes. Ce fut
l'éternel regret du général Léman de n'avoir pu disposer
à ce moment des réserves nécessaires pour poursuivre
l'ennemi et tirer ainsi parti de ce splendide succès. Il
frémissait encore de colère en disant la rage qui s'empare
d'un chef devant une impuissance aussi cruelle.
Des bureaux de l 'état-major, établis rue Sainte-Foix,
le général Léman avec une promptitude stupéfiante,
règle tous les détails de la défense et au milieu de diffi-
cultés simultanées, donne des milliers d'ordres. On lui
communique téléphoniquement des renseignements qu'il
devine faux; une intuition certaine l'avertit de la pré-
sence au téléphone d'espions allemands. Il lui faut
déjouer les manœuvres de cette troupe clandestine d'es-
pions qui se terre autour de lui, découvrir instantané-
ment le faux du vrai, agir avec obstination dans cette
lutte sans espoir. Léman est réellement l'âme de la
défense ; ses forces vives rayonnent ; on sent partout sa
volonté. Les Allemands connaissent si bien la valeur de
ce chef, qu'ils vont tenter de s'emparer de lui.
Le 6 août a lieu l'attentat de la rue Sainte-Foix;
quelques heures après le général Léman fixe au fort de
Loncin son poste de commandement.
Au lieu de se retirer de Liège en prenant le comman-
dement de sa division, il estime que son devoir est de
conserver le gouvernement militaire de la place, afin de
coordonner la défense et d'exercer une action morale
sur les garnisons des forts. Sa présence dans le fort de
Loncin a une portée dépassant de beaucoup celle que
l'on serait tenté d'abord de lui attribuer. Le fait de s'y
enfermer implique, en effet, pour tous les forts, l'ordre
immuable de tenir et de résister jusqu'à l'ultime limite.
Il y a quelques mois, le Roi, dans un discours à l'Ecole
militaire, a jugé en ces nobles termes, l'héroïque sacrifice
de Léman : « En s'enfermant dans le fort de Loncin, le
34 Le Flambeau.
« général Léman a donné un exemple de résolution et de
<( sacrifice que la postérité retiendra comme un acte de
« pur héroïsme. »
Cependant les troupes fraîches allemandes, grâce à
leur supériorité numérique, menacent de déborder la
position à la fois par le nord et par le sud. Le 6 août
dans la journée, la 3e division et la 15e brigade après
s'être battues avec acharnement sur la ligne des forts
les 4 et 5 août, et le 6 au matin, sont obligées de battre
en retraite. Le général Léman a confié le commandement
de la retraite au général Bertrand, le vainqueur de
Rabozée.
Les forts continuent à tenir, paralysant la marche du
gros de l'armée ennemie; l'Allemand pour les réduire
amène son artillerie de siège, et, les uns après les autres,
ils sont démolis après une héroïque résistance. Toutefois
Loncin résiste encore. Le fort, qui est placé sous les
ordres du commandant d'artillerie Naessens, bat de ses
feux la route et la voie ferrée de Bruxelles ; il est le prin-
cipal obstacle qui s'oppose encore à l'avance des armées
de l'envahisseur.
Le 15 août, un choc effroyable secoue le fort. Le
général Léman monte sur le glacis, ramasse un morceau
de projectile et reconnaît un éclat d'obus de 42. Il savait
que nos forts n'avaient pas été construits pour résister
à des projectiles de cette puissance; il n'y avait plus
d'illusions à se faire. Peu après, d'autres obus de même
calibre tombent sur le fort; le dernier met le feu au
magasin aux poudres; le fort saute, et on ramasse
Léman évanoui, gravement blessé, et le corps couvert de
brûlures.
Le général Léman, lorsqu'il évoquait ces heures tra-
giques, contait avec une émotion profonde l'enthou-
siasme qui avait enflammé les artilleurs pendant cette
lutte acharnée ; leurs cris de « Vive le Roi » à chaque
coup de canon qui portait. « La veille du 15 août, écrit
Le Général Léman. 35
« Léman, la mort était proche, les hommes le savaient.
(( Les misérables paroles humaines devenaient impuis-
« santés. Il fallait à ceux qui allaient mourir un plus haut
<( aliment : ceux qui croyaient en Dieu reçurent leur pain
« de vie dans un recueillement grave qui me saisit de
« respect : chacun de nous éleva son âme vers un* espoir
« éternel. L'être humain altéré de lumière sent, aux
« heures tragiques, l'impérieux besoin de quelque haut
« et possible idéal. »
Une énergie surhumaine, nourrie par l'exaltation
patriotique soutenait les hommes dans cet antre obscur,
par une écrasante chaleur, dans cet enfer où les gaz de
la poudre serraient la gorge, où un tonnerre indescriptible
ébranlait les murailles.
Dans une lettre du 14 mai 1918, adressée à un ami,
le général Léman dit: « La mort était là certaine; je
« pensai à ma mère, à mes enfants; ensuite je pus inté-
« gralement m'abstraire. La sérénité absolue entra en
« moi et y demeura. Qu'un homme est fort quand il
« domine la mort. »
*
* *
Lorsqu'on releva Léman et qu'il reprit connaissance,
s'avança vers lui un officier allemand qui lui donna à
boire. Prenons ici son carnet de notes écrit en captivité.
« Capitaine Griison, du 163e régiment d'infanterie alle-
« mande, m'a porté secours au fort de Loncin et m'a
« ensuite fait prisonnier. » La première parole du blessé,
en reprenant connaissance, fut pour demander que le
rapport relatant sa captivité mentionnât qu'il avait été
fait prisonnier hors d'état de combattre.
Le général Léman fut conduit au Palais des Princes-
Evêques de Liège. C'est là que le commandant de l'armée
allemande de la Meuse, le général von Emmich, lui
adressa ses félicitations pour la belle défense de la place.
C'est là aussi que le gouverneur militaire de Liège, le
36 Le Flambeau.
général von Kolewe, lui remit, sur l'ordre de son empe-
reur, un sabre en témoignage d'admiration. Le rapport
de l'état-major allemand dit: « Il est juste, il est équitable
que l'on ne refuse pas au courageux adversaire qu'est
le général Léman, de reconnaître ses mérites. »
Ce double hommage de l'ennemi est la reconnaissance
de la valeur supérieure d'un chef et le plus noble éloge
qu'on puisse en faire.
« Fait prisonnier à Loncin, écrit le général Léman, et
<( amené blessé au Palais des Princes-Evêques, je vis par
(( la fenêtre défiler sur la place de nombreuses divisions
« allemandes en un admirable état d'équipement, et je
« songeai au nombre restreint d'hommes que nous avions
« à opposer à ces troupes fraîches et nombreuses. »
Imaginons la douleur qui devait étreindre le cœur du
guerrier. Sa résistance opiniâtre n'a pu empêcher l'en-
nemi de pénétrer dans le pays. Ces légions de soldats
vont se répandre sur la terre belge, y apporter partout la
ruine et la mort. Il songe au passé. Toute sa vie a été
consacrée, dans le travail ardent, à la préparation de cette
poignée d'officiers qui vont aller à la mort. Un groupe de
patriotes a vainement essayé de faire comprendre au pays
les sacrifices nécessaires à la formation d'une armée
nombreuse et bien outillée. Ce petit groupe est resté
isolé, séparé de la masse. Le pays va payer aujourd'hui
son indifférence. Lui, il va vers la captivité, oublieux de
son sort personnel, mais plongé dans la vision doulou-
reuse de sa Patrie ensanglantée.
C'est au Palais des Princes-Evêques que Léman écrit
au Roi la lettre dont les sublimes paroles ont remué les
âmes jusqu'aux confins du monde civilisé.
Le 18 août, le général Léman part pour l'Allemagne.
La voie de Bruxelles est ouverte depuis le 15.
L'attaque a commencé le 4. Les Allemands comptaient
Le Général Léman. 37
enlever la forteresse en six heures. Jamais ils n'ont pu
regagner le temps que Léman leur fit perdre. Par une
préparation intensive de la place, réalisée en quelques
mois, il avait permis la résistance de Liège; par la puis-
sance de son âme indomptable il avait électrisé, tendu
la volonté d'une poignée de braves jusqu'à l'ultime limite
des forces humaines et avait tenu en échec cette formi-
dable puissance de guerre qu'était l'Allemagne. Il avait
arrêté le flot qu'elle allait déverser sur la France avant
que celle-ci ne fût entièrement prête, protégeant ainsi
ce Paris que menaçaient les convoitises allemandes. Il
donnait en même temps à l'Angleterre le temps de former
ses premières troupes.
Rien ne vaut d'ailleurs, pour indiquer le rôle définitif
de Léman, les aveux du haut commandement allemand
publiés en mai 1918 sur les débuts de la guerre. Dès les
premières lignes, on y lit l'absolue nécessité qu'était aux
yeux de l'état-major allemand, la prise rapide de Liège:
« Il fallait agir sans délai. De tous côtés, l'Allemagne
« était pressée. Notre plan de campagne prévoyait une
« marche rapide à travers la Belgique. Nous devions
« assurer rapidement l'invasion du territoire ennemi. Il
(( fallait prendre Liège dans le plus bref délai. Le siège
« rapide de la forteresse était une opération préliminaire
« indispensable à une campagne victorieuse dans l'ouest. »
C'est tout l'espoir de prendre Liège par surprise qui
est déçu. C'est le plus bel hommage rendu par l'adver-
saire à celui qui l'arrête.
Le général Léman se rendait certes compte de l'impor-
tance capitale de sa résistance ; mais cet homme de devoir
trouvait naturel d'avoir accompli sa mission jusqu'au
bout. Parlant de la défense de Liège, il écrit: « On m'a
<( confié Liège, le poste avancé. J'ai simplement fait mon
(( devoir et j'ai pu heureusement inspirer confiance au
« pays. Liège fit un effort désespéré dans les conditions
38 Le Flambeau
« les plus terribles ; ce fut une tentative suprême que je
« savais ne pas pouvoir aboutir entièrement. »
La captivité et la mort.
Le 18 août, le général Léman est dirigé vers l'Alle-
magne. Prenons encore son carnet de captivité: « Le
« major Bayer, du 27e régiment d'infanterie allemande,
<( m'a conduit à Cologne. C'est un Badois très gentil-
<( homme. Il était accompagné de son adjoint. On m'avait
<( laissé mon adjoint, le capitaine-commandant Collard,
« et mon ordonnance Charles Vanden Bossche. A Juliers,
« en traversant la ville en auto, je faillis être écharpé par
« la population. Aux portes de Cologne, où j'arrivai
« le 19, la même chose recommença, mais plus violem-
« ment, et j'aurais certes été écharpé sans la protection
« du major Bayer. Le 24 arrivaient des ordres formels
<( pour me transporter à la forteresse de Magdebourg.
« Je partis en chemin de fer pour Magdebourg, accom-
« pagné du capitaine-commandant Collard, d'un lieute-
<( nant allemand appelé Steins, et de mon ordonnance. »
Au mépris de tous les usages de la guerre, le général
Léman fut mis au secret pendant des mois. C'est au
mois de février 1915 seulement qu'il eut connaissance de
la victoire de la Marne. Le 7 avril 1915, il fut transféré
de Magdebourg à Blankenbourg, près de Berlin, où il
reste jusqu'en décembre 1917.
Pendant (rois ans et quatre mois, le général Léman
demeura en captivité. Sa santé, ébranlée déjà par le
choc de Loncin, est gravement compromise. Le régime
des prisonniers n'est guère celui qui lui convient. Les
lésions contractées à Loncin s'accentuent. Il souffre, et il
sait que sur une simple demande on le remettrait en
liberté. Cette demande, il ne la fera pas.
Il travaille, lit, fait des cours aux officiers, ses compa-
gnons de captivité, les réunit, relève les courages. Il ne
perd pas une occasion de parler du devoir, de la Patrie,
Le Général Léman. 39
du Roi. Ses forces morales rayonnent autour de lui, et il
est dans sa cellule l'âme de la résistance passive à
l'ennemi, comme il fut à Liège l'âme de la résistance
active.
Cependant à la fin de novembre 1917, son état donne
de sérieuses inquiétudes. Ses geôliers s'alarment, et crai-
gnant une fin tragique, d'eux-mêmes lui rendent la
liberté le 9 décembre 1917. Léman quitte Blankenbourg,
est retenu dix jours à Heidelberg et gagne la Suisse.
Après un mois passé à Berne, il arrive à Paris le
1er février 1918.
Sa santé restait gravement atteinte. Au printemps de
1918, sur le désir de la reine Elisabeth, il s'installe à
Socx, près de Bergues, pour se soumettre à un traitement
rationnel dirigé par le Dr Nolf . Le général Léman y reste
six semaines.
Rien n'égale le charme du « Blauwhuis » de Socx.
C'est un petit château du xvne siècle, ceinturé de fossés
et précédé d'un pont-levis. On y accède par une longue
avenue de chênes. Des herbages fleuris, de vastes éten-
dues entourent le tertre où s'élève le castel. Les tours
pittoresques de Bergues s'aperçoivent de loin. C'est là
que S. M. Elisabeth vient parfois rendre visite au malade
qu'elle a contraint à se soigner et à guérir.
On sent, en cette Reine exilée, et en ce soldat blessé, la
même bonté supérieure, la même hauteur de vues, le
même idéalisme fervent. L'amour de la Patrie les a con-
duits tous deux par des chemins différents, et à travers
mille péripéties, dans ce petit castel au milieu des herbages.
Quand le général reconduisait sa Reine par-delà le pont-
levis jusqu'à sa voiture, on avait l'impression de franchir
les siècles et d'assister à quelque scène de chevalerie. Le
visage creusé du vieux gentilhomme était empreint d'une
fervente et respectueuse admiration vis-à-vis de Celle
que le monde a nommée la Reine de Bravoure et de
Bonté.
40 Le Flambeau.
L'atmosphère, d'une limpidité radieuse, imposait une
trêve à l'angoisse, jusqu'à faire oublier un instant que la
bataille, en ce mois de juin 1918, redoublait d'intensité
à peu de distance.
La Reine obtint le résultat espéré; l'état de santé du
général Léman s'améliora suffisamment pour qu'il pût
reprendre ses travaux et s'installer à Etretat, où il resta
jusqu'au 7 novembre. A ce moment, il rejoignit le Roi
à La Panne.
Le 22 novembre 1918, le général Léman rentre à
Bruxelles triomphalement avec le Roi. L'entrée à Liège
aura lieu le 30 novembre.
Le 29, au soir, le conseil communal le reçoit dans
l'antique hôtel de ville; le général Léman apparaît au
balcon. Face au palais communal se trouve le Perron
de Liège, symbole en Wallonie des libertés, tels e i
Flandre les beffrois. Cet enfant de Liège, né à l'ombre
de ce Perron, un soir de janvier 1851, avait pu par sa
valeur sauver les libertés de la ville et du pays. Il était
émouvant de le voir en ce lieu, à cette place, à cette
heure de victoire, acclamé par un peuple libre, et libre
par lui.
Il descendit les marches de l'hôtel de ville et tendit
ses mains au peuple. Ce fut l'auréole de sa gloire.
Le 12 octobre 1920 le général Léman ressentait les
premiers symptômes d'une pneumonie. L'écroulement
d'une coupole blindée, ni les obus de 420 n'avaient pu
l'abattre; quelques jours de maladie y suffirent. Le héros
de Liège s'éteignit doucement le 17 octobre, dans sa ville
natale.
Inquiétudes et espérances.
Dans l'âme de Léman, demeurait depuis l'armistice
une préoccupation constante. A ceux qui pénétraient sa
pensée, il ne cachait pas combien l'inquiétait la crise
sociale, économique et politique que traverse la Belgique.
Le spectacle des conflits qui dressent avec tant d'âpreté
Le Général Léman. 41
le capitalisme et les travailleurs industriels les uns contre
les autres, tels des adversaires acharnés, le troublait pro-
fondément. Idéaliste fervent, il ne comprenait ni Tégoïsme
de certains capitalistes, ni la foi aveugle dans le dogme
mortel de la lutte des classes, dogme prôné par certains
chefs socialistes. A ces attitudes irréductibles et à cet
esprit de guerre, il aurait voulu substituer une réciproque
volonté d'accord, un effort scrupuleux de tous, vers une
organisation sociale et politique renouvelée, plus con-
forme aux véritables principes démocratiques.
Il était obsédé par les graves problèmes du moment:
la diminution des heures de travail, en opposition avec la
nécessité d'une production industrielle intensive, le cercle
vicieux de la hausse des prix et des salaires, les diffi-
cultés que rencontre le relèvement de nos villes et vil-
lages détruits. Il y voyait autant de causes permanentes
de mécontentement populaire, de grèves et de troubles
possibles. Notre peuple qui donna pendant la guerre la
mesure de son endurance et de sa bravoure, serait-il à
la hauteur de cette situation engendrée par la secousse
gigantesque à laquelle le monde a été soumis? Léman
l'espérait, mais pour résoudre pacifiquement le problème
ardu de cette reconstitution économique et sociale du
pays, il ne faut pas seulement le labeur acharné que notre
peuple poursuit; il faut avant tout que soit maintenue
l'union qui a régné pendant la guerre. C'est vers la pro-
pagation de cette idée d'union, sans laquelle tout effort
demeure stérile, que se tendit jusqu'à son dernier jour
l'action de pensée et de parole du général Léman.
Son idée était aussi qu'à la vie d'un peuple est indis-
pensable le principe d'autorité, créateur de l'ordre, mais
un principe d'autorité basé sur la soumission de chacun
au pouvoir émanant de la nation.
Il importe au plus haut point, disait-il, « qu'entre les
« dirigeants du pays règne une collaboration étroite dans
« un but bien défini, une unité de vues et d'action. La
42 Le Flambeau.
« grande difficulté est que nos chefs puissent s'élever à
« la hauteur nécessaire pour embrasser d'un regard le
« plan général de réorganisation, d'en tracer nettement les
<( lignes directrices et s'y tenir obstinément sans que les
« mesquines questions électorales puissent les en faire
(( dévier ». Mais il croyait ce résultat impossible sans une
solidarité étroite et agissante entre les divers membres
d'un même cabinet, solidarité qui, pour tous les pro-
blèmes d'ordre national, demeurerait absolue.
II peut paraître étrange que ces questions sociales, éco-
nomiques et politiques aient préoccupé à ce point le sol-
dat qu'était Léman. Dès son plus jeune âge il s'était habi-
tué à la discipline de la pensée objective, et à côté du
soldat, se préparant sans cesse à la guerre, le citoyen,
homme de science et de réflexion avait compris que la
vie d'une nation est indéfectiblement liée à la valeur de
ses institutions. Des réformes répondant aux nécessités
nouvelles, devaient donc appeler l'attention de ce pro-
fond penseur. Il avait cette volonté forte de voir au len-
demain de la crise le pays établir sa vie intérieure et
extérieure sur des bases solides et offrant des garanties.
Aussi lui apparaissait comme le plus grave des pro-
blèmes qui se posent en ce moment pour la Belgique la
revision de sa Constitution. L'urgence en était évidente
à ses yeux, et il s'étonnait des lenteurs qui en entravent
la marche.
La réforme du Sénat dans le sens de l'accession à cette
haute assemblée des hommes les plus compétents et les
plus éclairés que compte la nation, s'imposait aussi à
son esprit. Par ce nouveau mode de recrutement du
Sénat, il eût voulu contrebalancer l'influence excessive
dans nos assemblées délibérantes d'un électoralisme si
souvent funeste, destructif des meilleures inspirations
personnelles. Il voyait, en cette réforme du Sénat, une
victoire de l'esprit national sur l'esprit de parti.
*
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Le Général Léman. 43
Dès le jour où Wilson lança de par le monde l'idée de
la Société des Nations, le général Léman crut en une
réalisation possible de cette « géniale utopie », ainsi que
la nommèrent tant d'esprits, même parmi les plus éclai-
rés. « Une utopie, avait-il coutume de dire, est souvent
« une conception idéale non encore mise au point par le
« temps et la méthode ; pour créer de grandes choses, il
« faut croire à la transformation possible de l'utopie en
« une chose réalisée. »
La Société des Nations lui était donc dès l'abord appa-
rue comme une des conceptions humaines les plus gran-
dioses et les plus dignes d'enthousiasme des temps pré-
sents. Mais, s'il voyait en elle un idéal appelant les
efforts de toutes les bonnes volontés, il ne la croyait pas
cependant capable d'empêcher dès à présent tous les con-
flits armés. Il estimait que la Belgique ne devait pas
retomber dans ses erreurs passées, mais qu'il fallait au
contraire, maintenir et développer la magnifique armée
que la guerre a couverte de gloire. L'Allemagne ne lui
semblait pas suffisamment convertie à l'idée de paix,
pour qu'on pût négliger aucune précaution destinée à
nous mettre en garde contre elle. Aussi avait-il la pré-
occupation constante de l'organisation de notre armée,
de sa préparation à une guerre possible. Il pensait que
dans cette Germanie écrasée, une puissance militaire
occulte demeurait en germe, toujours prête à devenir sous
le coup d'événements brusques, un Etat dans l'Etat. Peu
de jours avant sa mort, il écrivait : « L'avenir de la Bel-
« gique reste indéfectiblement lié à son dévouement
« patriotique, à sa défense et à sa préparation militaire. »
Aussi voulait-il que notre armée fût sans cesse en état de
se défendre. Il comprenait la nécessité absolue de former
un nombre suffisant d'officiers d'activé instruits, de
caractère trempé et de sous-officiers de carrière aguerris.
Mais le général Léman ne voyait dans ce cadre permanent
que le cerveau de l'armée en même temps que la structure
44 Le Flambeau.
indispensable d'un cadre de complément beaucoup plus
vaste. Ce dernier serait formé par les officiers de réserve
et les sous-officiers rappelables. Il jugeait en effet du
devoir strict de tous les jeunes gens instruits d'acquérir
cette formation d'officiers de réserve, et il attachait à
cette idée une importance tout à fait prépondérante dans
la composition de l'armée de demain.
Quant à la question si angoissante du temps de service,
Léman la déclarait devoir être résolue strictement en
fonction des nécessités de la formation des troupes. A ses
yeux, prolonger inutilement la présence des hommes
sous les drapeaux était une perte pour la nation; mais
diminuer cette présence en dessous de la durée indispen-
sable, un crime contre la nation — car ce serait la certi-
tude dans une guerre nouvelle de faire massacrer les
hommes pour aller néanmoins au désastre.
Il démontrait l'erreur de ceux qui, tenant compte uni-
quement de la formation du soldat, négligent d'assurer
cette formation des unités autrement délicate et longue,
et il affirmait indispensable d'avoir constamment au moins
dans ces unités une classe en état de faire campagne.
Le général Léman pensait aussi qu'une formation mili-
taire préparatoire devait être donnée aux jeunes gens
dès l'école, les mettant par là dans les conditions les meil-
leures au moment de leur incorporation dans l'armée;
cette formation pourrait peut-être pour une part rac-
courcir les nécessités du temps de service.
En outre, donner à la jeunesse des deux sexes un
enseignement civique était, à ses yeux, un élément indis-
pensable de la formation de l'esprit national.
Estimant qu'il y aurait encore une révolution à opérer
dans notre conception du service de la Patrie, Léman
faisait du service militaire des femmes, service restreint
évidemment à certains domaines, un adjuvant très impor-
tant de notre défense nationale. A l'exemple de V Amé-
rique, on emploierait les femmes dans le plus grand
Le Général Léman. 45
nombre possible de services postaux et télégraphiques,
sanitaires et de transport. Quantité d'hommes seraient
ainsi rendus au front. Ce service militaire des femmes
aurait le véritable caractère d'un devoir patriotique. Une
centralisation serait faite dès le temps de paix avec un
recensement de femmes classées d'après leur âge, leur
santé, leurs aptitudes et il y aurait une formation pré-
paratoire.
On ne manquera pas de soulever ici l'objection de la
maternité. Cette objection n'est pas irréfutable. Ce projet,
renversement absolu de nos idées actuelles, doit pro-
voquer et provoquera des études approfondies de la
question, études auxquelles collaboreront les hommes de
science, les hommes d'Etat et les hommes de guerre.
Il n'est pas douteux qu'ils n'arrivent à la mise au point,
la plus parfaite, de cette conception toute hardie du
service des femmes. Et nous pensons que, parmi les
femmes belges, cette conception renouvelée de nos
devoirs civiques et patriotiques rencontrera d'enthou-
siastes adhésions. Nous savons trop combien parmi elles
ont souffert de se trouver impuissantes pendant le martyre
de la Patrie.
Serviteur de son pays et de son Roi, attaché à l'armée
par toutes les fibres de son âme, Léman se plaisait à
dire qu'il n'était pas militariste. Il haïssait la morgue et
la suffisance des officiers allemands, et, vouloir faire de
l'armée, comme en Allemagne, une caste privilégiée lui
paraissait une monstruosité.
Il ne voulait pas d'un patriotisme aveugle, d'un natio-
nalisme exclusif et jaloux à allures agressives. La Patrie
pour laquelle il demandait le dévouement absolu de tous,
jusqu'au sacrifice intégral, il la voulait forte, unie sans
faiblesse dans la défense de ses droits et de ses intérêts,
mais généreuse et accueillante, fraternelle aux autres
nations.
46 Le Flambeau.
Le général Léman avait désiré des funérailles civiles.
Elevé dans la religion catholique il avait perdu la foi, et
son âme mystique chercha dans la science et le culte du
beau moral, l'idéal dont elle sentait l'impérieux besoin.
« // ne niait pas ce qu'il ne pouvait croire. »
Emu d'admiration devant la religion du Christ et
devant les vertus chrétiennes, il déclarait « Heureux et
Forts » ceux qui avaient la foi religieuse.
Aucun système philosophique ne donnait à son rai-
sonnement de savant une satisfaction complète. Cepen-
dant « le système religieux en condensant en une seule
« hypothèse ce que les autres systèmes sont obligés de
« séparer en des hypothèses diverses » lui paraissait
avoir une supériorité évidente.
Le général Léman avait étudié l'exégèse et l'apolo-
gétique et connaissait admirablement les évangiles dont
il citait volontiers des passages.
Ces quelques lignes mettront peut-être de la lumière
sur le caractère de cet événement national des funérailles
du général Léman. Elles montreront aux croyants qu'il
respectait et honorait la foi sincèrement religieuse, je
dirai davantage, qu'il la trouvait une « force indiscu-
table » ; elles montreront aux libres-penseurs que s'il a
voulu mourir comme il avait vécu, c'est simplement parce
qu'après avoir dans la sincérité foncière de son âme,
cherché à croire et n'y étant point parvenu, il voulait
rester fidèle jusque dans la mort à sa pure et loyale
conscience.
Puissent les Belges se rallier devant ce grand cercueil
et prendre davantage conscience du respect 'du à toute
conviction noble et sincère, au lieu de voir en chaque
circonstance où la question religieuse est en jeu, une
occasion nouvelle de lutte âpre et tenace.
Un souci a dominé toute la vie de Léman : la grandeur
de la Patrie.
Le Général Léman. 47
Jusqu'à sa dernière heure, il poursuivit, sans trêve ni
repos, son rêve ardent : la voir grande et forte, servie à
l'intérieur par l'union de tous ses enfants, protégée à
l'extérieur par une défense et une préparation militaire
suffisante.
Il dépend de nous tous que ce rêve du grand citoyen
devienne une réalité : que chacun de. nous, dans la sphère
de son action et de son influence, pratique et enseigne
qu'au-dessus de toute contingence personnelle rayonne
une lumière éternelle : la grandeur de la Patrie.
C'est la leçon que nous donne le général Léman.
Louise Ganshof van der Meersch-
La Jeunesse de Napoléon
Nous donnons ci-après un extrait de l'ouvrage monumental de l'his-
torien polonais Szymon Askenazy, Napoléon et la Pologne, dont la
traduction paraîtra bientôt dans la Collection du Flambeau. C'est un
portrait du général en chef de l'armée d'Italie, au moment où Dom-
browski va lui soumettre le projet de la première légion polonaise. Cet
extrait est accompagné du texte inédit d'un roman découvert par
M. Askenazy dans des archives polonaises et dont l'auteur est...
Napoléon lui-même.
Napoléon Bonaparte venait d'avoir vingt-sep: ~ns. Né
à Ajaccio en Corse, le jour de l'Assomption de la Vierge
Marie, « reine du pays corse » comme elle est « reine de
Pologne », il commença son existence dans un milieu abso-
lument italien par la nature, le sang, les mœurs, et qui
formait comme un petit monde à part. Cette île sauvage
et pauvre, que conquirent tour à tour, mais pour la dédai-
gner, les Carthaginois, les Romains, les Vandales, les
Lombards, les Sarrasins, les Pisans, finit par devenir la
propriété de la république de Gênes, fut cédée par elle
à la France de Louis XV, et, après une vaine résistance
dirigée par Paoli, dut capituler devant les armes françaises
dans cette même année 1769 où elle mettait au monde le
plus grand de ses fils. « Je naquis — telles sont ses
paroles lapidaires — je naquis quand la patrie péris-
sait. »
Cette patrie, ce fut d'abord la Corse. Il était Corse de
corps et d'âme. La Corse imprima en lui, ineffaçable-
ment, les traits typiques de la race d'insulaires monta-
gnards qu'elle abrite : hommes de petite taille, solidement
bâtis, au teint olivâtre, aux cheveux lisses et sombres, aux
La Jeunesse de Napoléon, 49
grands yeux, au regard perçant, sobres, dormant peu,
doués d'une mémoire extraordinaire, ayant un vif senti-
ment de l'honneur, de l'équité, de la reconnaissance, et
en même temps vindicatifs, fiers, dissimulés, taciturnes,
concentrés, mais résolus et actifs, gens de parti-pris,
emportés et querelleurs, et pourtant calculateurs, indus-
trieux, prudents. Mais il serait vain et déplacé de cher-
cher dans le milieu corse le secret de cette âme immense,
à laquelle nulle autre âme corse ne ressemblait, dont une
racine à peine plongeait dans le sol insulaire, tandis que
les autres puisaient leur nourriture dans la terre d'Italie,
la culture latine, la grande histoire européenne.
Par son père Charles, élégant, cultivé, docteur en droit
de l'Université de Pise, qui avait d'abord combattu aux
côtés de Paoli, mais qui s'était bientôt réconcilié avec le
nouveau gouvernement français, faible de caractère et de
santé, mort prématurément du cancer, il se rattachait à
une vieille famille gibeline de Florence, qui paraît dans
les chartes du xin° siècle, qui émigra au xvi6 en Corse où
elle occupa une place éminente dans le patriciat local, tout
en s'appauvrissant complètement. Il descendait d'une
autre vieille famille toscane par sa mère Laetitia Ramo-
lino, femme d'une trempe virile, qui accompagnait son
époux dans les expéditions contre les Français, et qui,
accompagnant son époux, courrait la montagne, en pleine
nuit, au milieu des balles, lorsqu'elle portait déjà dans
son sein le futur empereur des Français; femme simple,
du reste, rustique, cupide, Italienne de pure race, résis-
tante et vivace.
Il avait quatre frères et trois sœurs, beaux spécimens
physiques de la race, mais moralement vulgaires, médio-
cres ou nuls, et dont l'acharnement à exploiter sa fortune
fit pour lui, jusqu'à la fin, un fardeau et une malédiction.
A l'âge de neuf ans, le jeune Napoléon fut par son père
emmené en France pour y recevoir aux frais du roi, une
éducation militaire. Il fut d'abord placé dans l'ancien
50 Le Flambeau.
collège des Jésuites, à Autun (dirigé à cette époque par
des prêtres séculiers) pour y apprendre le français, langue
qui jusqu'alors lui était restée étrangère. Au bout de trois
mois déjà il se tirait d'affaire tant bien que mal. Et pour-
tant, jamais, lui qui plus tard mania si puissamment,
dans ses discours et dans ses écrits, la langue française,
ne put se garder des fautes les plus grossières, des ita-
lianismes les plus évidents. Ensuite, il passa à l'Ecole
militaire de Brienne, sorte d'internat primaire destiné
aux cadets de noblesse pauvres élevés aux frais du Roi,
assez médiocre au point de vue de l'enseignement et même
de la surveillance des mœurs. Là, il rencontre des condis-
ciples peu intéressants, comme ce vénal Bourrienne qui
fut plus tard son secrétaire; et des maîtres médiocres
aussi, comme son futur rival, le traître Pichegru. Là,
comme un jeune otage dans un camp ennemi, il se tenait
farouchement à l'écart. Mais il travaillait avec ardeur,
lisait assidûment Plutarque, étudiait l'histoire, la géo-
graphie, les mathémathiques. Après un séjour de cinq ans
à Brienne, il eut la chance d'être admis à l'Ecole Mili-
taire de Paris, modèle des établissements semblables de
l'étranger et notamment de l'Ecole des Cadets de Var-
sovie, organisée militairement, comme un régiment, mais
dotée généreusement et même avec un certain excès dont
ne se plaignaient pas les élèves ; et, ce qui valait mieux,
pourvue d'un programme vaste et choisi. D'abord il évita,
suivant son habitude, ses condisciples. Parmi eux se trou-
vait le premier Polonais qu'il ait connu, un Polonais de
sang mêlé d'ailleurs, Wladislas Jablonowski.
Il fut, par ses camarades, raillé sans pitié sur son accent
et son patriotisme corses. On fit de lui d'amusantes cari-
catures: on le représenta s'arrachant aux mains des
professeurs qui le retenaient par la nuque, pour courir
(( au secours de Paoli ». Souvent, lorsqu'il traversait
silencieusement la salle d'armes, les mains derrière le
dos, exaspéré par des plaisanteries de ce goût, il saisis-
La Jeunesse de Napoléon. 51
sait un fleuret, et, furieusement, fonçait sur la foule
des railleurs. Toutefois, dans ce milieu favorable de la
capitale, parmi cette jeunesse noble, vive et bien trem-
pée, il commença à se faire peu à peu aux conditions,
nouvelles pour lui, de la vie française. Et il s'appliquait
avec acharnement, bien résolu dès lors à servir dans
l'artillerie, aux sciences exactes dont cette arme impose
l'étude. Aussi, un an ne s'était pas écoulé, qu'il put se
présenter devant le savant Laplace, à l'école d'artillerie
de Metz, pour affronter l'examen ou plutôt le concours
qui donnait droit à la charge d'officier dans l'armée fran-
çaise.
Il réussit. Il fut désigné pour le régiment d'artillerie
de la Fère, qui tenait garnison en pleine province, à
Valence, l'un des meilleurs et des plus actifs parmi les
régiments de l'ancienne France. Il dut, suivant les règle-
ments, servir quelques mois en qualité de simple canon-
nier; puis il passa sous-officier, caporal et sergent. Alors
seulement, il commença sa carrière d'officier, comme
sous-lieutenant, avec une solde de moins de cent livres
par mois, qui suffisait à peine à une existence des plus mo-
destes. Elevé très religieusement dans sa famille, Napo-
léon, plus tard encore, lorsqu'il sera consul et César,
surpris à l 'improviste par une mauvaise nouvelle, se
signera avec un « Jésus! » involontaire. Pourtant, il avait
bien vite perdu la foi au contact de ses camarades de
Brienne et de Paris. A Valence, il fut admis dans une
loge maçonnique. Indépendamment des obligations du
service régimentaire, il continua pour son propre compte,
à se perfectionner dans la science militaire en général et
dans la pratique de l'artillerie en particulier. Il s'initiait
en même temps à la littérature française contemporaine,
surtout à l'œuvre de Rousseau, à ses créations littéraires
et politiques. Il lisait les Confessions récemment publiées.
Il se pénétrait profondément de sa sévère doctrine et de
son impitoyable analyse sentimentale. Ayant perdu de
52 Le Flambeau.
bonne heure son père, se sentant pauvre, abandonné,
sur une terre étrangère, mais pur, sans aucune tache, il
était rempli de cette mélancolique fierté de la jeunesse
que la vie n'a pas encore domptée. Surtout, il éprou-
vait au fond du cœur une douleur patriotique et la
nostalgie de sa terre natale. Il connut des périodes de
désespoir et de torture morale, et fut tout près du sui-
cide. « Toujours solitaire au milieu des hommes — telles
sont les réflexions qu'écrivait pour soi-même le jeune
officier de dix-sept ans — je songe à la mort... Depuis
six, sept ans je suis absent de ma patrie. Que les hommes
sont lâches, vils et rampants! Quel spectacle verrai-je
dans mon pays? Mes compatriotes chargés de chaînes
et qui baisent en tremblant la main qui les opprime!...
Quand la patrie n'est plus, un bon patriote doit mou-
rir... La vie m'est à charge. » Laissons les esprits
subtils, qui connaissent son extraordinaire destinée, en
tirer — à bon marché — de profondes conclusions rétros-
pectives sur le sang des Borgia ou la mission d'Attila:
une seule chose est sûre, c'est que c'était un noble et
génial jeune homme, produit de la civilisation euro-
péenne occidentale, tel qu'aurait pu être seulement le
meilleur de ses jeunes contemporains, qu'il fût Français,
Anglais, Allemand ou Polonais.
Après une séparation de huit années, il put enfin, en
1786, revoir Ajaccio au cours d'un congé, se retremper
dans l'atmosphère familiale, auprès de sa mère. De là,
il fit à Paris, à propos de questions matérielles qui inté-
ressaient sa famille, un court séjour, pendant lequel il
écrit à la manière des Confessions de Jean-Jacques le
récit de sa première aventure avec une pâle et insigni-
fiante Bretonne, rencontrée un soir dans la rue. Il y
montre, à l'égard de la femme, une sensibilité timide,
mêlée de mépris. De même, il écrira une sorte d'auto-
biographie amoureuse, beaucoup plus curieuse, restée
La Jeunesse de Napoléon. 53
inconnue jusqu'à ce jour, et conservée par hasard en
Pologne. C'est un fragment de nouvelle, Elisson et
Eugénie, tracé d'une plume sentimentale, juvénile, pres-
que enfantine. Non sans une vue assez pénétrante de
son propre état d'âme, il s'y décrivait lui-même, sous le
nom du guerrier et du rêveur « Elisson », épris d' « Eugé-
nie », jeune fille de seize ans, qui l'abandonnait pour la
gloire des batailles et pour la mort.
Elisson et Eugénie (1). Elisson était né pour la guerre. Encore
enfant, il connaissait la vie des grands capitaines. Il méditait les prin-
cipes de l'art militaire. Dès l'âge de porter les armes, il marqua chaque
pas par des actions d'éclat. Il était arrivé au premier grade de son
métier militaire, quoique adolescent. Le bonheur seconda constam-
ment son génie. Ses victoires se succédèrent, et son nom était connu
du peuple, comme celui du fils le plus chéri du succès.
Cependant son âme n'était point satisfaite. L'envie, la calomnie,
ce sont les passions basses qui assaillent une grande réputation nais-
sante, qui font périr tant d'hommes utiles et étouffent tant de génies.
Le pouvoir, le sang- froid, le courage et la fermeté ne firent que
croître le nombre de ses ennemis et offenser les hommes qui par
leur place devraient régler l'opinion sur son compte. L'on appela
orgueil sa grandeur d'âme. Dégoûté de triomphes qui accroissaient
ses ennemis, Elisson sentit le besoin de rentrer en lui-même, et pour
la première fois il jeta un coup d'œil sur sa vie, ses goûts et son
état. Comme tous les hommes, il avait le désir du bonheur, et il
n'avait encore trouvé que la gloire.
[Variante : « Les peines que la méchanceté de l'envie fait endurer,
n'avaient que blessé son âme. Elisson, comme tous les hommes, était
né pour le bonheur, et il n'était encore parvenu qu'à la gloire. Mais
(1) Ce petit roman fait partie d'un recueil de quinze pièces manus-
crites, et pour la plupart autographes, découvertes dans la bibliothèque
du comte Zamoyski, à Kornik (Posnanie). Elles proviennent du comte
Dzialynski, qui les avait acquises à Paris, peu de temps après la
mort de l'Empereur; leur authenticité a été attestée par le duc de
Bassano, après un examen approfondi, en présence du comte de
Montholon et d'autres dignitaires de la secrétairerie impériale (25 fé-
vrier 1822).
54 Le Flambeau.
la guerre cessa. Il connut Eugénie. Eugénie avait 16 ans (1). Elle
était douce, bonne et vive; de jolis yeux, une taille ordinaire; sans
être laide, elle n'était pas une beauté; mais la bonté, la douceur, une
tendresse vive, lui appartenaient essentiellement. Elisson avait dédai-
gné les femmes et l'amour... Elisson effraya Eugénie. Le cœur d'Elis-
son, accoutumé à la victoire, aux grandes entreprises, donnait à sa
passion ce caractère de force et d'indomptabilité qui lui appartenait.
La bonne Eugénie connut que son sort était de s'attacher à la destinée
de ce grand homme, et lui jura un amour éternel »].
Cette réaction sur lui-même lui fit comprendre qu'il était d'autres
sentiments que celui de la guerre, d'autres penchants que la destruc-
tion ; que le talent de secourir les hommes, de les élever, de les rendre
heureux, vaut bien celui de les détruire. Il désira de se recueillir un
moment, de mettre de l'ordre dans cette foule d'idées qui depuis
plusieurs jours assaillaient son âme. Il s'éloigna pour quelques mois
du corps, courut à Champvert, près de Lyon, et demanda à un mon-
sieur, son ami, l'hospitalité. Cette campagne, une des mieux situées
de cette grande ville, réunissait tout ce que l'art et la belle nature
peuvent produire. Elisson y voyait avec surprise le spectacle enchan-
teur de la levée et de la fin du jour, le cours de la lune argenter
la nuit les bosquets et les campagnes. Les variétés des temps, des
proportions, le chant des oiseaux, le murmure des eaux, tout faisait
sur son âme une impression nouvelle et jusque-là inconnue. Il voyait
cependant ce qu'il avait mille fois vu sans attention, sans en être
frappé. Il restait peu à la maison. Son camarade recevait beaucoup
de monde, avait grande compagnie, et Elisson ne pouvait s'accou-
tumer aux petites formalités. Son imagination ardente, son cœur de
feu, sa raison sévère, son esprit froid, ne pouvaient que s'ennuyer
des saluts des coquettes, des jeux de la galanterie, de la logique
des tables et de la morale des brocards. Il ne concevait rien aux cabales
et n'entendait rien aux jeux de mots. Sa vie était sauvage et ses
facultés absorbées par une seule pensée, qu'il ne pouvait pas encore
définir ni connaître, mais qui maîtrisait entièrement son âme. Accou-
tumé aux fatigues, il avait besoin d'action, de beaucoup d'exercice.
(1) Il s'agit de Désirée-Bernardine-Eugénie Clary, fille d'un riche
négociant de Marseille; sa sœur Julie épousa Joseph Bonaparte; elle
épousa Bernadotte. Voyez l'article publié par M. Albéric Cahuet dans
V Illustration du 17 janvier 1920 et le livre de M. Frédéric Masson,
Napoléon et les Femmes (N. de la Réd.).
La Jeunesse de Napoléon. 55
[Variante: «La rêverie remplaçant la réflexion, il voyait avec un
plaisir inconnu jusque-là, le spectacle des variétés de la nature.
Il n'avait pas de plus douce occupation que d'errer dans les bois; là
il se complaisait, il bravait la méchanceté et s'élevait au-dessus des
folies et de la bassesse humaines. Quelquefois, dans des bosquets
argentés par l'astre des amours, il se livrait aux désirs et aux palpita-
tions de son cœur. Il ne pouvait plus s'arracher au spectacle mélan-
colique et doux de la nuit éclairée par la lune; il y restait jusqu'à
ce qu'elle disparaissait, que l'obscurité effaçait sa rêverie, et plus
triste il allait chercher un repos dont il avait besoin. II allait souvent
aux eaux d'Ailes, éloignées d'une lieue de Champvert. Ces eaux
sont très fraîches pendant une certaine saison, depuis 4 à 6 heures
du matin»].
Naturellement sceptique, Elisson devenait mélancolique. La rêverie
avait remplacé chez lui la réflexion. Il n'avait rien à combiner, à
craindre, à espérer. Cet état de quiétude, si nouveau pour son génie,
l'aurait, sans le sentir, conduit en peu de temps à la stupeur. Il allait
souvent aux bains d'Ailes, distants d'une lieue de sa demeure. II y
passait des matins entiers à observer, à parcourir la forêt ou à lire
quelque bon auteur. Un jour, que contre l'ordinaire il y avait un peu
de monde, il y trouva deux jolies personnes qui paraissaient beaucoup
se plaire dans cette promenade, qui venaient de retourner à la ville
avec la légèreté et la gaîté de 16 ans. Amélie avait une belle taille,
de beaux yeux, un beau teint, de beaux cheveux, et 17 ans. Eugénie,
plus jeune d'un an, était moins belle. Amélie paraissait vous dire
en vous regardant dans les yeux : « sachez donc que l'on ne peut me
plaire qu'en me flattant, j'apprécie les compliments et j'aime l'accent
guindé ». Eugénie ne regardait jamais fixement un homme. Elle sou-
riait avec douceur, pour faire voir les plus belles dents possibles.
Si l'on lui offrait la main, elle la donnait froidement, sans sourire;
pourtant, on dirait qu'elle provoquait de laisser voir la plus jolie
main, où la blancheur de la peau contrastait avec le bleu des veines.
Amélie était comme un morceau de musique française que l'on entend
agréablement, parce qu'on saisit la suite des airs qui plaisent à tout
le monde, parce que tout le monde en sent l'harmonie. Eugénie était
comme le chant du rossignol, ou comme du Paësiello, qui ne plaît
qu'aux âmes sensibles, dont la mélodie transporte et passionne les
âmes faites pour la sentir, tandis que cela paraît du médiocre au
commun. Amélie subjuguait la plupart des jeunes gens, elle ordonnait
l'amour. Mais Eugénie pouvait seule plaire à l'homme ardent, qui
56 Le Flambeau.
n'aime pas par galanterie, mais avec la passion d'un sentiment pro-
fond. La première arrivait à l'amour par la beauté. Eugénie devait
allumer dans le cœur d'un seul une passion forte et digne de l'admi-
ration des hommes...
[Lacune.] a. ..La chaleur était excessive, un orage terrible couvrait
l'horizon, les éclairs de la foudre se suivaient. Eugénie fondait en
larmes, elle serra étroitement son ami sur son sein. Sophie, la petite,
frappée de la douleur de sa mère, se cachait dans ses jupes et
embrassait ses genoux de ses mains enfantines. « Elisson, ...si tu dois
cesser de m'aimer, arrache de cette main, jadis aimante, la vie à ton
Eugénie»... Pour la rendre à la raison et au bonheur, il prit Sophie
dans ses bras. « Mon Eugénie, je le jure sur les jours de notre Sophie,
sur mon amour éternel. Mais toi, cesse de m'affliger; dois-tu conce-
voir des alarmes lorsque mon cœur est si tranquille? » Ils prolon-
gèrent la conversation dans la nuit et s'endormirent très tard. Ils
étaient au premier sommeil, lorsqu'Elisson fut éveillé par un bruit
de chevaux et de voix qui arrivaient. Il se lève et voit un de ses
anciens courriers qui lui apportait une lettre du gouvernement. C'était
un ordre de partir sous vingt-quatre heures pour Paris, où il devait
être chargé d'une mission importante, que l'on voulait confier à ses
talents. Malheureuse Eugénie, tu dors et l'on t'enlève ton amant! ((Le
voilà donc expliqué ce mystère terrible, s'écria-t-elle, le voilà donc
réalisé ce malheur! O Elisson, tu m'abandonnes, tu redeviens une
autre fois le jeu de la folie des hommes, des événements et de la
fortune. Adieu, mon bonheur, adieu, jours heureux»... Elle était
pâle, affaiblie et sans vie. Elisson n'était pas plus rassuré. Il fallait
cependant partir...
('( Il est déjà à la tête d'une armée. Il ne faisait pas un pas sans avoir
son Eugénie dans la mémoire et lui tracer les témoignages de son
amour... Son nom était le signal de la victoire, et ses talents et son
bonheur le grandirent. Il réussit en tout, il surpassait l'espoir du
peuple et de l'armée qu'il combla de succès. Si jeune encore, si utile
à sa patrie, Elisson doit-il donc déjà finir! Depuis plusieurs années
il était séparé de son amie. Il ne se passait pas un jour qu'il ne reçût
de ses lettres toujours tendres, qui soutenaient son courage et ali-
mentaient son amour. Dans une action où il dut s'exposer, il fut blessé
dangereusement. La renommée accroissait son mal. Il expédia Ber-
ville, un de ses officiers, pour en instruire sa femme et lui tenir
compagnie jusqu'à son entière guérison. Berville était à l'aurore des
passions. Son cœur n'avait pas encore aimé. Il était comme le
La Jeunesse de Napoléon. 57
voyageur fatigué ou égaré qui jette des yeux à la fin d'un long cours,
pour savoir où il doit reposer la nuit ; il cherchait à placer son cœur.
Il vit Eugénie, il mêla ses larmes (aux siennes), partagea ses solli-
citudes, et toute la journée ils parlaient d'Elisson et de son malheur.
Son jeune cœur étranger aux passions crut être animé par la tendre
amitié; mais une passion d'autant plus furieuse qu'elle était plus
cachée, plus inconnue à lui-même, s'était déjà emparée de lui. Il
idolâtra Eugénie. Celle-ci ne se méfia point de l'ami de son mari.
Déjà elle écrit moins souvent, moins longuement. Elisson eut déjà
des inquiétudes affligeantes. Il est rétabli de ses glorieuses blessures,
mais un trouble qu'il ne peut cacher, déchire les fibres de son âme.
Eugénie ne lui écrit plus, Eugénie ne l'aime plus. Berville ne lui
écrit qu'avec contrainte et sans intérêt. La nuit et le jour il pense à
son malheur ; il veut dans son premier mouvement courir à Champvert
et arracher Eugénie au malheur et à l'opprobre, mais il a sa consigne,
où la patrie l'a placé...
a ...Il est 2 heures après minuit. Tout est prêt pour la mort. Les
ordres sont donnés. La bataille se prépare. « Demain, je quitterai
peut-être ces endroits. Et toi, Eugénie, que diras-tu, que feras-tu,
que deviendras-tu? Réjouis-toi de ma mort, maudis ma mémoire et
vis heureuse»... La générale battait à la pointe du jour. Les feux des
bivouacs s'éteignaient. Les colonnes s'ébranlaient, le pas de charge
se faisait entendre et la mort se promenait dans les rangs. « Que
d'infortunés regrettent la vie et désirent de la garder. Moi seul, je
veux l'achever; c'est Eugénie qui me la donnait». L'on vint lui
annoncer que l'aile droite était battue. Elisson repousse l'ennemi, il
était -aux prises, quand, peu après, on lui annonce que le centre
était victorieux, mais que l'aile gauche est battue... «Adieu toi, que
j'avais choisie pour l'arbitre de ma vie, adieu la compagne de mes
plus beaux jours. J'ai goûté dans tes bras le bonheur suprême, j'avais
épuisé la vie et ses biens»... Il plia sa lettre, donna ordre à un aide
de camp de la porter à Eugénie sur le champ... Il se mit à la tête
d'un escadron, se jeta la tête basse dans la mêlée... et périt percé de
mille coups.
Au début de 1788 il se rendit une seconde fois en
Corse. Cette fois encore, il faillit être infidèle à sa des-
tinée, en offrant ses services à la Russie, à Catherine II.
L'impératrice qui préparait alors sa seconde guerre
58 Le Flambeau.
turque, et qui voulait à tout prix effacer son échec de
Tannée précédente, projetait une grande diversion contre
la Porte, par la Méditerranée. Dans ce but, à l'imitation
d'Orlov, lors de la première guerre turque, douze ans
auparavant, elle envoya au printemps de 1788, en Italie,
avec une mission secrète, le lieutenant des provinces de
Vladimir et de Kostroma, le lieutenant-général Ivan Zabo-
rovski. Cet émissaire devait d'abord entrer en contact, à
Trieste, avec les chefs des « peuples albanais, slaves et
grecs », et avec Mahmoud, pacha de Scutari. Ensuite, il
devait se rendre en Toscane- Avec l'aide de Mocenigo,
ministre de Russie à Florence et à Pise, de l'abbé Del
Turco, ami de la Russie, de l'agent russe à Livourne,
général-major Vassili Tamara, du consul-général Cala-
maj, il devait « rassembler tous les Corses qui avaient
été au service de l'Angleterre, » les envoyer à Syra-
cuse, et de là comme corps auxiliaire, dans l'Archipel
et en Morée. Au témoignage de Zaborovski, le sous-
lieutenant Napoléon Bonaparte, qui se trouvait pour
lors en Corse, se disposait, sans doute par l'intermédiaire
de son frère aîné Joseph (1) à prier l'émissaire de lui
faire une place dans l'expédition. Mais les recruteurs
russes refusèrent de lui accorder le grade d'officier qu'il
réclamait. D'ailleurs, toute la mission de Zaborovski
apparut bientôt un coup manqué. Napoléon Bonaparte
renonça à ce singulier projet, et retourna en France.
A son retour il trouva son régiment transféré dans une
nouvelle garnison, à Auxonne. Là il se remit avec ardeur
au travail, à preuve les notes consciencieuses qu'il tirait de
ses lectures, très variées, mais surtout historiques et poli-
tiques. Il lisait la République de Platon, V Histoire an-
cienne de Rollin, V Histoire florentine de Machiavel,
r Histoire de France de Mably, etc.. Il lisait aussi, avec
(1) Joseph prenait, au printemps de cette année, le grade de
docteur à l'Université de Pise-
La Jeunesse de Napoléon. 59
attention, la vie de Frédéric le Grand, mort récemment;
il en extrayait quelques détails précis sur le premier par-
tage de la Pologne. En même temps il travaillait avec
fougue au polygone d'artillerie. Apprécié au régiment
par ses supérieurs et ses collègues, il noua avec eux des
relations plus familières. Il se rapprocha notamment du
lieutenant Rulhière, neveu de l'historien éclairé et sym-
pathique de Y Anarchie polonaise; c'est grâce à ce jeune
homme qu'après la mort récente et soudaine de son oncle,
cette œuvre fameuse encore manuscrite fut sauvée.
D'Auxonne, il écrivit à l'adresse de l'illustre proscrit,
Paoli, des Lettres de Corse enflammées contre le
joug français. Il apprenait en même temps les grands
événements de 1789, la prise de la Bastille, les progrès
rapides de la Révolution. Il suivait ces affaires fié-
vreusement, avec des sentiments corses, c'est-à-dire dans
l'état d'esprit d'un Konrad Wallenrod (1). Il y voyait
surtout des perspectives d'indépendance pour sa petite
patrie insulaire. Il se hâta (automne de 1789), d'y
retourner pour la troisième fois. Il y régnait une agita-
tion générale, surtout depuis que les décisions libérales
de la Constituante avaient fait de cette colonie adminis-
trée militairement, une partie intégrante de la France,
jouissant des mêmes droits que les autres provinces, et
avaient permis le retour des patriotes bannis, Paoli à
leur tète. Il salua avec enthousiasme le héros national, et
paoliste déclaré, il se jeta dans le tourbillon d'une agita-
tion assez trouble, secrètement hostile à la France. « Mes
intimes liaisons avec les familles principales et les
députés de la Corse — rapportait alors à Petersbourg
l'intelligent Mocenigo, envoyé de Catherine, depuis
longtemps la patronne de la Corse, — me permettent
(1) Héros d'un poème de Mickiewicz, Konrad Wallenrod, dont le
nom est devenu proverbial en Pologne, est un jeune Lithuanien qui
ne se sert de l'Ordre teutonique que pour mieux le ruiner, et venger
sa patrie opprimée (N. de la Réd.).
60 Le Flambeau.
d'affirmer que les Corses profitent de la révolution
et du retour des bannis, pour reconquérir leur liberté
complète, et s'armer sous le général Paoli dans cette
intention. Sans aucun doute, à la première occasion
ils secoueront le joug du protectorat français et procla-
meront leur indépendance... J'ai arraché ces confidences
aux députés de cette nation. » Le jeune officier, s'étant
égaré pendant plus d'une année dans ces voies obliques,
revint finalement au régiment (printemps de 1791) avec
une promotion au grade de capitaine. Il se remit aussi
au travail intellectuel, et se risqua à de nouveaux essais
littéraires d'un genre personnel, toujours inspirés de
Rousseau. C'est alors qu'il rédige une sorte de mémoire
sur l'histoire de la Corse. Il écrit un bizarre 'dialogue Sur
Vamour. Il écrit une dissertation plus étrange encore
Sur le bonheur. Dans cette dernière il célébrait avec
attendrissement la vie tranquille et modérée, illuminée
par l'amour simple, la musique sereine, la mathématique
pure et « l'histoire, flambeau de la vérité, mère des
sciences morales ». Il tonnait en revanche contre les pas-
sions violentes et pernicieuses, contre la plus pernicieuse
de toutes, l'ambition, cette soif que rien n'étanche, qui
mène Alexandre le Grand de Thèbes en Perse, du Gra-
nique à Issus, d'Issus à Arbelle, de là dans l'Inde; qui
lui fait conquérir et ravager le monde, et qui, toujours
insatiable, le brûle, le tourmente, l'égaré, et devient une
fureur qui ne cesse qu'avec l'existence.
A l'automne de 1791, pour la quatrième fois, il partit en
congé pour la Corse. Il s'engagea encore plus à fond dans
la politique locale. Il y obtint la charge d'officier dans la
garde nationale. Mais il entra en conflit avec des politi-
ciens influents, avec le député Péraldi qui, sous Paul Ier.
devait offrir la Corse à la Russie, avec le subtil Pozzo
di Borgo, plus tard son ennemi mortel, de bonne heure
vendu à l'Angleterre, et finalement ambassadeur de Rus-
sie, sous Alexandre Ier. Cette opposition refroidit ses
La Jeunesse de Napoléon. 61
relations avec Paoli, qui secondait ces hommes, et que
ses partisans, de leur côté, poussaient de plus en plus
dans le sens d'une rupture avec la France. Lui-même
commençait alors à se détacher de ce groupe. Malgré
son patriotisme corse, il était déjà trop influencé par la
supériorité de la culture française. Il commençait à com-
prendre que sa petite île ne pourrait arriver à l'indépen-
dance réelle qu'en se donnant à l'Angleterre ou peut-être
à la Russie ; solution que suggérait alors le consul impé-
rial Calamaj, lequel poussait les Corses à se mettre sous la
protection de Catherine II. Mais Napoléon Bonaparte, à
cette perspective, préférait une réconciliation avec la
France. De retour à Paris, dans l'été de 1792, il fut
témoin oculaire des journées terribles, du renversement
de la monarchie, du massacre des prisons, de la procla-
mation de la République. La France était en guerre, avec
la Coalition...
A l'automne de 1792, il retourna en Corse une dernière
fois. Il trouva l'île en pleine ébullition. Les événements de
la capitale s'y répercutaient dans un milieu troublé par les
tendances séparatistes et les intrigues locales. Contrai-
rement au vieux Paoli, qui avec Pozzo, s'était déclaré
pour le fédéralisme girondin, lui-même tenait pour les
Montagnards, partisans de l'unité française. En partie
malgré lui, il subit le feu croisé des haines des partis et
des rancunes personnelles exacerbées. Il succomba dans
sa lutte contre la suprématie du parti dominant. Il fut,
avec toute sa famille, condamné par sentence de ses com-
patriotes, sous l'autorité de leur chef national. Condamné
à « une malédiction et à une infamie éternelle», il vit sa
maison paternelle envahie par une populace en furie. Lui-
même dut chercher son salut dans la fuite, pendant l'été
de 1793, et il dit à sa mère au départ: « Ce pays n'est pas
pour nous ». (Questo paese non è per noi.) Ces cruelles
tribulations lui laissèrent une impression durable. Au
milieu d'une guerre civile enragée, menée par tous les
62 Le Flambeau.
moyens, se dissipèrent les rêveries inutiles et abstraites,
s'évanouirent l'idéologie si odieuse, plus tard, à l'Empe-
reur, et les vapeurs de l'idéalisme juvénile. L'égoïsme
d 'autrui, l'égoïsme pervers et sans scrupule, était mis à
nu ; en face de cet égoïsme les instincts cachés, guerriers
et ambitieux, de cette individualité puissante se réveil-
laient. Il perdit beaucoup d'illusions, la foi dans son
peuple, dans le chef populaire longtemps divinisé parlui —
de là plus tard, sa méfiance à l'égard de Kosciuszko, ce
Paoli polonais. Il perdit sa foi dans la doctrine démocra-
tique de Rousseau. Il perdit son amour exclusif, aveugle,
de la Corse. Dans son âme remplie d'une immense ambi-
tion, au-dessus du microcosme insulaire et de ses cent
cinquante mille demi-sauvages, se dressait la France,
avec ses trente millions d'hommes, la France qui posait
des problèmes universels et qui entrait en lutte avec le
monde.
SZYMON ASKENAZY.
Le Mouvement du Travail
aux États-Unis
Quand on parle, en Europe, de la politique des Etats-
Unis, on oublie trop souvent de considérer qu'elle est
tout entière conditionnée par la situation interne de la
grande république. Lorsque le président Harding rédige
un message, il pense à sa patrie avant de s'inquiéter de
nos conflits.
Or, actuellement, les difficultés intérieures s'accumulent
en Amérique. Sans parler des préparatifs à faire contre
un Japon chaque jour plus agressif, il se manifeste sans
cesse des mouvements sociaux d'une importance extrême.
Ces mouvements sociaux nous les connaissons mal et
généralement nous les négligeons dans nos appréciations.
Il faudrait d'abord noter qu'une question de mentalité
différencie, de manière essentielle, la façon dont se pose
le problème du travail en Amérique et dans certains pays
d'Europe, en Belgique, en France, en Italie ou en Russie
surtout.
Aux Etats-Unis, la moyenne de l'instruction est excel-
lente : s'il n'y a guère d'élite, il n'y a pas non plus de
ces catégories d'hommes si arriérés qu'ils évoquent par-
fois pour nous les temps barbares. L'éducation du peuple
entier est bonne et il n'existe, vraiment, que des dissem-
blances bien moins sensibles qu'ailleurs dans les appa-
rences extérieures des différentes classes.
En Amérique, il n'y a point — quoi qu'en aient quel-
ques dames fort riches — d'aristocratie, de même il n'y
a pas, à proprement parler, de prolétariat, dans le sens
64 Le Flambeau.
un peu péjoratif que nous attachons trop souvent à ce
mot. Il y a des citoyens, les uns travailleurs de la pensée,
les autres travailleurs manuels: ils sont presque placés
au même degré dans la considération publique. Ainsi se
développe ce fort sentiment d'égalité qui fait n'attacher
d'importance qu'à la valeur intrinsèque de l'individu, à
ses actes et au résultat de ses actes; ainsi s'accentuent
cette facilité et cet agrément de rapports entre gens de
classes différentes. Car si la discipline librement consen-
tie est très forte, même un peu germanique d'apparence,
elle n'amène cependant jamais, comme en Allemagne, un
ton rogue et distant de la part de l'employeur ni la moin-
dre marque d'obséquiosité ou même de timidité de la
part de l'employé.
Je ne crois pas être le seul à éprouver cet affreux sen-
timent qui faisait qu'avant la guerre, quand je parlais à
un ouvrier, je ne me sentais jamais, quelque effort que je
fisse, en véritable état de camaraderie avec lui; j'aperce-
vais le terrible fossé social, je voyais l'homme du peuple
mal à l'aise, ennuyé, contraint; je sentais moi-même que
mes frais d'amabilité devaient sembler un peu faux et,
malgré moi, condescendants; je me paraissais gêné d'être
habillé trop correctement ou d'avoir des gants ou, si
c'était en Belgique, de parler un français qui (je n'y puis
rien) ne se ponctuait pas de jurons flamands. J'étais
embarrassé d'être un « bourgeois », déplorablement. La
guerre a sans doute abaissé cette barrière. Mais en Amé-
rique je n'ai jamais éprouvé de sentiment semblable. J'ai
très souvent parlé à des hommes de toutes les conditions,
même des plus humbles: nous nous trouvions toujours
sur un pied d'égalité ou même de camaraderie parfaites,
nous nous sentions tous les deux dans la plus complète
aisance et je n'avais à faire aucun effort pour tâcher de
me donner un air « peuple » devant un interlocuteur qui
aurait tourné d'un air embarrassé sa casquette entre ses
doigts.
Le Mouvement du travail aux États-Unis. 65
Ce fait m'a beaucoup frappé, et pendant longtemps
j'ai réfléchi à son explication: — a Que diable! me
demandais-je, ne pourra-t-on jamais faire comprendre à
l'ouvrier de chez nous qu'il est un homme, avec ni plus
ni moins de valeur essentielle que celui qui lui parle? »
Ceux qui ont eu des rapports, durant la guerre, avec
les soldats de l'armée du général Pershing, ou même, à
un degré moindre, avec ceux du maréchal Douglas Haig,
se sont tous posé, un jour, semblable question. Il en faut
déduire des conclusions tout à l'honneur de la mentalité
anglo-saxonne. Je crois donc que si les institutions de
cette race sont parfois moins démocratiques que celles
des peuples latins ou germaniques, son esprit et son édu-
cation le sont plus réellement.
En Amérique, l'esprit démocratique se trouve fortifié,
d'une manière qui n'est d'ailleurs possible que dans un
pays neuf et exempt de vieux préjugés, par l'absence de
classement social a priori.
En Europe, la situation de l'ouvrier est terrible, car
cet homme se voit, sauf de très rares exceptions, enchaîné
pour toute l'existence à la catégorie de gens parmi les-
quels la Providence l'a fait naître. Une éducation diffé-
rente, des habitudes particulières à un état social déter-
miné, de toutes parts des préjugés plus stricts que des
lois, et, de ce fait aussi, le manque de confiance dans la
réussite, font que, chez nous, celui qui débute dans
d'humbles besognes atteint bien rarement les plus hauts
échelons de ce que nous appelons, avec une ironie invo-
lontaire, l'échelle sociale. Il n'y a rien qui remplisse
autant d'esprit démocratique un parvenu de Broadway
que de songer que le garçon qui le sert à table, ou que
celui qui poinçonne ses tickets au « Gréât Central »
jouira, peut-être, dans dix ans, d'une situation plus bril-
lante que la sienne.
Aux Etats-Unis, la valeur et le travail peuvent ouvrir
toutes les ambitions, la chance semble heureuse de les
56 Le Flambeau.
favoriser et le public applaudit sans envie à leur réussite.
C'est cela, le large esprit de vie de la nation améri-
caine...
Le principal corollaire de cet état de faits est d'appor-
ter une autre différence radicale, et sur laquelle je ne
saurais trop insister, entre les revendications ouvrières
d'Amérique et d'Europe: aux Etats-Unis, il n'y a guère
de lutte de classes. Après ce que j'ai dit précédemment,
cette constatation est compréhensible sans longues expli-
cations: nul homme n'étant rangé dans une catégorie
sociale immuable, chacun, grâce à la richesse du pays,
trouve facilement du travail et nourrit l'espoir de gagner
par ce travail l'indépendance et la fortune qui lui per-
mettront de se classer aux premiers rangs de la société.
Alors, pourquoi une lutte de classes qui n'amènerait que
troubles, arrêts, désordres sans amélioration effective ?
Voilà la raison pour laquelle la Fédération Américaine
du Travail n'est pas marxiste, ni socialiste. Quelque con-
fusion s'est souvent établie en France et en Belgique à
ce propos. Les socialistes de nos pays, au cours de la
guerre principalement, puis pendant et après les négocia-
tions de paix, ont entretenu des rapports assidus avec
Y American Fédération of Labor. Les socialistes français
auraient bien voulu transformer en absolus coreligion-
naires les membres de cette fédération, pour laquelle ils
n'avaient pourtant pas toujours été si aimables. Mais les
ouvriers yankees, quoique prêts à s'entendre avec les
socialistes européens, ne voulurent jamais se laisser em-
brigader et repoussèrent plus d'une avance. Membres du
parti du travail, travaillistes comme nous les avons appe-
lés, ils ne prétendaient point se laisser entraîner à faire
9e la politique. C'était au demeurant la première fois
qu'ils consentaient à se rendre à des réunions internatio-
nales, et cela non sans manifester quelque appréhension.
Le mot « socialiste » a toujours effrayé les Américains,
même ceux que leur activité rapproche tant de nos
Le Mouvement du travail aux États-Unis. 67
groupes ouvriers. C'est à tel point qu'à la Chambre des
Représentants on a refusé d'admettre un membre qui
avait été élu avec l'étiquette socialiste, ce qui a pu pro-
voquer de la part des avancés non seulement les mots de
(( politique réactionnaire », mais ceux, un peu exagérés,
tout de même, de « terreur blanche ». Ceux qui se dé-
nomment socialistes sont traqués, déportés, honnis, bien
qu'il semble que l'actuelle crise économique doive leur
faire accomplir quelques progrès.
Le mot « socialiste » signifie, pour la Justice et pour
le public américains — à tort, j'en conviens — anarchiste,
bolchéviste, révolutionnaire. Il y a bien, aux Etats-Unis,
une petit groupe qui se proclame audacieusement socia-
liste, et l'organisation révolutionnaire des Industrial
Workers of the World; mais ces organismes sont rejetés
par presque tous et n'ont rien de commun avec V Ameri-
can Fédération of Làbor. Ce petit groupe socialiste, lui,
est politique, à la différence de la Fédération of Làbor,
qui est purement syndicaliste.
Un jour, à Washington, au début de 1919, je causais
avec un membre du Comité du Travail, le président de
la très puissante Association Internationale des Mécani-
ciens, William-H. Johnston, à qui m'avait présenté mon
ami Sam-W. Courtley, et je m'étonnais un peu de ce
qu'à ce moment-là, en France, Gompers, le vieux prési-
dent de la Fédération, semblât en flirt avec les socialistes,
dont aux Etats-Unis il était un des premiers à rejeter le
nom avec horreur. Mon interlocuteur me répondit très
justement :
— <( D'abord, nous avons à nous entendre avec le seul
parti ouvrier régulièrement et puissamment organisé en
Europe. Â défaut d'autre groupement et quelles que
soient son étiquette et nos profondes divergences de vues
et de doctrines sur certains points, nous avons pour obli-
gation de collaborer avec ce parti à la réalisation des
progrès principaux qui peuvent intéresser et améliorer le
68 Le Flambeau,
sort de la classe ouvrière internationale. C'est là notre
but et notre devoir. Ensuite, vous devez bien savoir que
ceux que vous appelez socialistes en France et surtout en
Belgique ne correspondent pas du tout à ceux que nous
nommons socialistes aux Etats-Unis. Les mêmes mots ne
désignent pas les mêmes gens. Malgré les nombreux
points qui nous divisent, vos socialistes, du moins la
partie modérée et raisonnable de ceux-ci, sont ce qu'il y
a de plus rapproché de nous autres, « travaillistes »,
comme vous nous appelez.
« D'ailleurs si, en Europe, vous avez parfois commis
l'erreur assez excusable de nous baptiser « socialistes
américains », vous aurez pu remarquer ici que nos jour-
naux ont, en revanche, bien soin de toujours baptiser les
vôtres « membres du parti du travail français et belge ».
On aurait bien garde d'employer dans nos gazettes le
mot socialiste qui, quoique plus exact, serait mal com-
pris et ferait un effet déplorable. Au surplus, ajoutait
M. W.-H. johnston, nous n'avons que des prises de
contact toutes momentanées avec vos socialistes. Le seul
parti ouvrier européen avec qui nous ayons eu des rela-
tions suivies est celui des Trade-Unijpns d'Angleterre.
Avant la guerre nous avions aussi entretenu des rapports,
mais beaucoup moins assidus, avec certaines organisations
allemandes. Peut-être plus tard arriverons-nous, dans le
monde, à plus de cohésion. Mais il faut encore attendre
un peu: pour le moment, les peuples évoluent... »
Il semble, en tous cas, certain qu'aux Etats-Unis le
parti ouvrier rejettera toujours le marxisme. Il repous-
sera la lutte de classes parce que la classe ouvrière, qui
est la plus nombreuse, se confond chaque jour davantage
avec l'ensemble de la population nationale.
Ceci ne veut point dire qu'il n'y ait jamais de grèves.
Le Mouvement du travail aux États-Unis. 69
Bien au contraire. Durant l'été 1919 j'en ai vu de nom-
breuses. Mais les grèves présentent un caractère de
revendications professionnelles et jamais d'action poli-
tique; elles ne paraissent pas être révolutionnaires. Les
grèves, après la guerre, eurent très souvent pour cause,
là-bas aussi, l'augmentation du coût de la vie. Leur but
était d'obtenir la majoration des salaires et la diminution
des heures de travail. Bien souvent elles furent terminées
à l'amiable, par un accord direct entre patrons et ouvriers,
accord établi dans cette atmosphère de « démocratie intel-
lectuelle » qui tend heureusement à s'implanter là-bas et
à reconnaître des privilèges distincts aux deux parties.
Les membres de V American Fédération of Labor, et
Gompers leur président en têtt, présentent encore cette
originalité qui les distingue des socialistes d'Europe: ils
sont plus nationalistes qu'internationalistes.
En Amérique, le prolétariat suit le sort de la nation et
désire avant tout la prospérité de celle-ci. Il refuse de
faire de la politique qui diviserait les activités et dissipe-
rait les forces. Réaliste avant tout, la Fédération du Tra-
vail est très puissante parce que très unie, et elle ne veut
pas risquer de rompre cette union dans le jeu de la poli-
tique ou y chercher un supplément de puissance dont
elle n'a nul besoin.
Ce réalisme doit être utilement opposé, dans l'intérêt
même des travailleurs, à l'esprit des démocraties mys-
tiques d'Europe, où on le remplace trop souvent par le
verbalisme et où l'on perd une grosse partie du temps à
philosopher sur la Révolution, le Communisme, la Lutte
des Classes ou l'Anticléricalisme. Ce sont là jeux d'esprit
dont les Américains, gens barbares selon certains, ne goû-
tent pas encore toute la beauté.
Outre-Atlantique, en revanche, l'éducation et l'instruc-
tion dans la classe ouvrière sont bien meilleures que chez
nous. J'ai dit déjà combien j'avais été fortement saisi par
cette atmosphère d'égalité intellectuelle. C'est bien à cette
70 Le Flambeau.
communauté d'idéal, à cette absence de luttes de classes,
à cette absence de classes elle-même, qu'il faut attribuer
la bonne éducation générale. Il s'ensuit, évidemment,
qu'aux Etats-Unis les ouvriers ont beaucoup plus de
besoins qu'en Europe, qu'ils demandent plus de confort,
plus de plaisir, plus de repos... Mais ces exigences
mêmes, — on le verra quelque jour chez nous, — sont
un excellent stimulant.
La classe ouvrière américaine est foncièrement impré-
gnée du sentiment de l'égalité, de la plénitude de son droit
à la vie, large et humaine. Chez nous, des politiciens, à
coups de discours démagogiques, tâchent bien de soulever
artificiellement le peuple à l'appel du même sentiment.
Mais ce mouvement reste factice; l'instruction provoque-
rait bien mieux et d'une façon plus certaine et qui ne
pourrait plus être contestée, l'explosion de si légitimes
désirs.
Des soldats et des marins américains, ouvriers de leur
métier, m'ont parlé avec pitié du sort des ouvriers d'Eu-
rope, spécialement de ceux de la « belle France », où ils
avaient séjourné longtemps et où ils avaient pu faire à
loisir des comparaisons. Ils qualifiaient la façon de vivre
et de travailler des prolétaires rde chez nous de médié-
vale; ils étaient sincèrement horrifiés par le manque d'hy-
giène, les habitudes étroites, la vie ardue, sombre et mes-
quine des ménages ouvriers qui « triment » jusqu'à la
vieillesse dans la désolante condition d'une classe peu
différente, maintenant encore, de celle des serfs.
Comme mes amis américains avaient raison ! Mais je
crois comprendre mieux qu'eux combien d'obstacles
retardent la réalisation des améliorations et quels liens,
tels celui de l'ignorance, empêchent encore la démocratie
^'arriver chez nous à un réel était de fait. En France pas
plus qu'en Belgique la classe ouvrière, il faut le dire avec
franchise, n'est prête à remplir le rôle qui lui revient
légitimement. Il faut aussi ajouter que ce n'est point sa
Le Mouvement du travail aux États-Unis. 71
propre faute, mais bien celle des préjugés du passé, de
ceux qui subsistent, du long esclavage des habitudes et
aussi du manque d'efforts sincères de la part des hommes
qui auraient dû se constituer les éducateurs du peuple.
Il est d'ailleurs surprenant d'observer la transformation
radicale qui s'opère, aussitôt après leur débarquement,
parmi les émigrants de toutes les contrées d'Europe qui
arrivent en Amérique. Bientôt ils subissent la bienfaisante
influence du milieu et, à leur tour, éprouvent des besoins
nouveaux qui en font d'autres hommes, plus « civilisés »
si j'ose ainsi dire, qu'ils ne l'étaient auparavant, car la
civilisation se manifeste toujours par le plus grand déve-
loppement des besoins.
Le récent immigré se sentira sans tarder vivifié, grandi,
par l'atmosphère qui l'entoure. Il ne sera plus un paria,
il commencera à comprendre qu'il est tout simplement un
homme, comme tous les autres.
Sait-on, à ce propos, qu'aux Etats-Unis il n'existe pas
de journaux de classe? L'ouvrier ou le banquier milliar-
daire lisent le même quotidien. Il se publie, il est vrai,
des organes, des revues et magazines surtout, tout à fait
spécialisés, mais ceux-ci ne traitent alors que de matières
professionnelles et non Fde nouvelles courantes.
Qu'on réfléchisse combien, chez nous, la lecture de
divers « papiers », écrits chacun dans une distincte
atmosphère de classe et pour un public spécial, accentue
la division entre les différentes catégories sociales. Aux
Etats-Unis on ne pense pas que le citoyen ait besoin d'ap-
prendre les faits divers ou ceux de la politique, de la
finance ou des sports dans une forme et un langage diffé-
rents selon qu'il travaille des mains ou de l'esprit.
Dans la démocratie américaine — qui est la vraie démo-
cratie, c'est-à-dire celle qui ne consiste pas dans l'absence
72 Le Flambeau.
de discipline, dans le plus de liberté personnelle et de
licence individuelle, mais bien dans l'égalité des chances,
pour tous les hommes, d'acquérir le bien-être, la fortune,
le pouvoir — dans la démocratie américaine, l'organisa-
tion ouvrière a atteint un stade plus avancé que chez nous.
Je ne fais pas allusion, en disant cela, au suffrage uni-
versel, qui est une acquisition antédiluvienne, purement
politique d'ailleurs, mais bien à la démocratie industrielle
qui va naître.
Il est incontestable — du moins ce me semble — qu'en
politique les hommes ont définitivement renoncé au pou-
voir de droit divin, et que les gouvernés ont acquis la
faculté, quoique d'une façon souvent illusoire encore, de
participer à la direction du gouvernement. La chose est
fort juste et nous paraît aujourd'hui toute naturelle.
Mais pourquoi, dans l'usine, petite autocratie, n'en est-
il pas de même? Pourquoi les hommes qui choisissent
leurs Constituants pour la nation, ne pourraient-ils pas
participer à la rédaction de leurs propres contrats de tra-
vail? Et pourquoi le gouvernement de l'atelier, comme
celui de l'Etat, ne pourrait-il être exercé avec l'agrément
des gouvernés?
J'entends des chefs d'industrie crier : — « C'est de la
spoliation; l'atelier m'appartient, c'est moi qui, par mon
travail, mon intelligence et mes capitaux, suis arrivé à
l'édifier; il est mon bien, et je préférerais cesser mes
affaires que d'abdiquer mes droits ». Les rois ne pou-
vaient-ils pas dire aussi qu'ils avaient, dans bien des cas,
édifié leurs royaumes et réalisé l'unité et la grandeur de
ceux-ci? Cependant vous reconnaissez, patrons, qu'on a
été juste en mettant des bornes au caractère absolu de
leur pouvoir... D'ailleurs, quand se développera la démo-
cratie industrielle, le patron gardera encore son mot à
dire et sa jolie part de bénéfices. Il sera un monarque
constitutionnel, voilà tout. Croyez-vous vraiment que les
monarques constitutionnels soient tant à plaindre et qu'ils
Le Mouvement du travail aux États-Unis. 73
aient renoncé au métier ou fermé boutique parce que
dépossédés du droit divin?
Aux Etats-Unis, nous pouvons déjà constater d'heu-
reuses expériences de principes démocratiques introduits
dans les usines. En un livre récent, « Man to Man », un
homme qui a étudié longuement ces questions, M. John
Leitch, a donné de nombreux exemples d'usines améri-
caines où l'on a ainsi réalisé une sorte de système consti-
tutionnel industriel qu'il définit ainsi: « L'organisation
de toute usine ou autre institution d'affaires en un petit
Etat démocratique, avec un gouvernement représenta-
tif qui aura ses phases législatives et executives ». Il
cite notamment le cas typique de la fabrique de pipes
William Demuth and C°, dans le Long-Island, où, bien
que la plupart des ouvriers fussent des étrangers qui ne
parlaient même pas l'anglais (sur un total de 900 hom-
mes, il y avait environ la moitié d'Italiens, un quart
de Polonais, et le reste venant de tous les points du globe)
on parvint à établir, non seulement un système de divi-
dendes sur les bénéfices pour les employés, mais un véri-
table gouvernement constitutionnel copié sur celui de
l'Etat.
On y forma un cabinet ministériel, groupant les chefs
de l'usine avec le président de la Compagnie comme Pre-
mier. Le corps législatif se composait d'un Sénat com-
prenant les directeurs des différents départements et les
contremaîtres, et d'une Chambre des députés élus par
les ouvriers. Les élections pour cette Chambre des dépu-
tés se faisaient par département ou atelier, un député
représentant chaque groupe de vingt-cinq ouvriers. Dans
le cas où cet atelier aurait eu moins de vingt ouvriers,
il s'unissait, pour l'élection, avec un autre petit départe-
ment. Ces différents corps constitués élisaient eux-mêmes
leurs chefs qui étaient, pour la Chambre des députés : un
président, un vice-président, un secrétaire et un commis-
saire; ils constituaient ensuite des commissions qui s'ap-
74 Le Flambeau,
pelaient: Commission des Programmes; Commission des
Projets et Réformes; Commission du Matériel imparfait
et du Travail défectueux; Commission de la Publicité;
Commission de la Sûreté; Commission des Fêtes et Com-
mission de l'Education. Des ordres du jour adoptés par
vote couvraient la procédure. Au sein du Sénat, des com-
missions du même genre furent organisées.
Toutes les plaintes, les difficultés, les conflits relatifs
au travail et au salaire étaient présentés aux députés, qui
les discutaient dans des réunions publiques et qui pre-
naient des décisions ou les suggéraient. Toutes les me-
sures touchant à la conduite de l'usine devaient passer
devant les deux Chambres et être approuvées par le
Cabinet...
On m'objectera, à propos de cet exemple typique pris
entre beaucoup d'autres, que, chez nous, expérience sem-
blable a été tentée déjà. Je le sais. Mais ce ne fut jamais
aussi complètement, et ce qui est nouveau, c'est qu'on
est arrivé, en Amérique, à des résultats excellents. Il est
vrai que l'esprit tout particulier qui règne là-bas est
nécessaire pour que de telles réformes soient prises au
sérieux. Il faut aussi un grand nombre d'ouvriers, au
moins cinq à six cents, pour pouvoir constituer un orga-
nisme si complet.
Beaucoup d'industriels américains comprennent d'ail-
leurs et admettent la démocratisation des industries, et ils
ne cachent plus que, pour les grands moyens de produc-
tion, ils deviennent favorables à la nationalisation.
On se souvient, à ce propos, qu'en août 1919, la « Fra-
ternité des employés de chemin de fer des Etats-Unis »
demanda que, comme solution au haut coût de la vie et
au problème des salaires, on nationalisât purement et sim-
plement toute l'exploitation des railways. Les réseaux
appartenant à des sociétés particulières avaient été réqui-
sitionnés et exploités (dans des conditions d'ailleurs tout
à fait désastreuses) par l'Etat, durant la guerre. Un cer-
Le Mouvement du travail aux États-Unis. 75
tain Plumb demanda qu'ils fussent, cette fois, rachetés
définitivement aux Compagnies par l'Etat, et remis en
pleine propriété à tous les employés et ouvriers qui les
exploiteraient à leur propre profit, les bénéfices étant
partagés entre tout le personnel.
On saisit quel formidable bouleversement social aurait
été l'adoption par les Etats-Unis de cette mesure de
nationalisation qui aurait, évidemment, été suivie par celle
de toutes les grandes industries. Cette transformation,
accomplie en dehors de toute révolution, dans le calme
et selon la voie légale par un des premiers pays de la
terre, aurait été la plus grande étape réalisée vers la
socialisation du monde.
Le projet fut très discuté. La presse, en général, lui
fut hostile, car elle y voyait une avance vers le commu-
nisme et le bolchévisme. Elle admettait néanmoins que
les ouvriers avaient le droit de recevoir une participation
directe à la gestion des affaires des compagnies et de per-
cevoir des dividendes sur les bénéfices.
La question de la nationalisation, qui n'est pas encore
réglée définitivement, est toujours aiguë et le sera sans
Soute longtemps encore...
V American Fédération of Labor, elle, pousse, chaque
fois qu'elle en a l'occasion, à la nationalisation. Celle-ci
se produira fatalement un jour, et augmentera encore de
façon formidable la puissance déjà si grande de l'orga-
nisme ouvrier 'des Etats-Unis, puissance dont celui-ci use
de raisonnable façon parce que, je le répète, son intérêt
s'identifie avec l'intérêt général.
Cette Fédération reste le groupe syndicaliste le plus
puissant des Etats-Unis. Elle représente surtout un
organe de concentration dont le but essentiel est d'obtenir
« un juste salaire pour un juste travail ». Elle forme une
76 Le Flambeau.
véritable aristocratie, car elle n'accepte que les ouvriers
qualifiés, et en leur faisant payer une forte cotisation.
Elle fut, de ce fait, souvent attaquée par certains éléments
révolutionnaires, comme les I. W. W. (Industrial Workers
of the World) qui lui voudraient faire changer de rôle et
la transformer en un organisme de combat.
La Fédération of Labor n'a jamais fait de politique,
à proprement parler. ïl n'y a pas de parti ouvrier puis-
sant. On vit bien autrefois, en Californie, Denis Kearney
essayer de soulever la masse populaire pour qu'elle se
coagulât en un parti du travail, mais il échoua. Plus
récemment, on vit encore différentes tentatives, mais il
ne semble pas qu'elles aient chance d'aboutir à des résul-
tats importants.
Samuel Gompers, qui depuis vingt-huit ans a été per-
pétuellement, sauf une fois, réélu président de V Ameri-
can Fédération of Labor, est un petit vieillard d'origine
juive hollandaise, très laid et presque ridicule, ce qui est
fort rare pour un homme de sa situation dans un pays où
la foule attache beaucoup d'importance à l'impression
que produisent ses élus; c'est lui qui s'est presque con-
stamment opposé à ce que la Fédération se mêlât de poli-
tique. Il a cependant, un moment, semblé soutenir Wilson
et le parti démocrate, à l'époque où, pendant la Confé-
rence de Versailles, il rêvait d'une Confédération inter-
nationale du Travail. Mais l'expérience a mal réussi.
Wilson a acquis l'impopularité que l'on sait. Le malin
Gompers s'est hâté de revenir à la neutralité d'autrefois,
et son idée de confédération a échoué par la faute de
socialistes européens qui, assez absurdement, semblaient
vouloir confondre l'internationale politique avec l'inter-
nationale ouvrière.
Notons qu'en Amérique, pays où il y a un nombre
énorme de fermiers, ceux-ci commencent à s'organiser
aussi et à se grouper en puissantes associations qui ont
des tendances à se rapprocher de celles du travail. Un des
Le Mouvement du travail aux États-Unis. 77
socialistes belges les plus cultivés et les plus intelligents,
qui, durant plusieurs années, étudia ces problèmes aux
Etats-Unis même, y voyait un des symptômes les plus
curieux de la transformation qui s'accomplissait, et pré-
disait que l'on verrait bientôt évoluer l'Etat vers la forme
3'une république coopérative des producteurs, suite d'une
alliance entre les syndicats ouvriers et les organisations
de fermiers. Nous ne savons pas, vraiment, si les choses
iront si vite que cela...
Quoi qu'il en soit, et tant qu'elle défendra des idées
saines, même les plus avancées, il semble que c'est la
Fédération of Labor, dirigée par des gens intelligents,
fonctionnaires zélés et actifs, éloignés de toute démago-
gie, qui triomphera, parce qu'elle englobe tous les élé-
ments qualifiés du monde ouvrier et parce que ceux-ci
sont soutenus par ce très réel idéalisme démocratique
que l'on comprend encore si mal en Europe, où tant
d'exemples nous en furent cependant fournis depuis quel-
ques années. Les ouvriers américains sont des réalistes
poussés par leur idéalisme. Ceux d'Europe, mal dirigés,
sont trop souvent des utopistes poussés par du verbalisme.
Je ne saurais assez insister sur cette différence radicale
que j'ai pu observer notamment dans les Etats si indus-
triels de l'Ohio et de la Pensylvanie et dans la ville de
Pittsburg.
C'est le même idéalisme pratique qui fait que l'ouvrier
américain rejette le Taylorisme, à l'heure où certains pro-
fesseurs européens semblent pris d'engouement pour lui.
On n'ignore pas que ce système, baptisé du nom de
Taylor, son inventeur, étudie la durée de temps élémen-
taire de chaque mouvement accompli par les ouvriers;
son but est de corriger ces mouvements, de les réduire
au minimum, d'en augmenter la rapidité et, en un mot,
d'accroître le rendement.
Eh bien, les ouvriers, et la Fédération of Labor à leur
tète, ne veulent plus de ce Taylorisme, dont il fut tant
78 Le Flambeau.
parlé chez nous. Ils n'en veulent plus parce que cette
méthode oublie l'élément psychologique dans le rende-
ment et que l'ouvrier américain, qui n'est ni un animal,
ni une machine, ne veut pas être traité comme tels. On
prétend, à juste titre semble-t-il, que cet élément psycho-
logique peut, à lui seul, modifier tous les calculs mathé-
matiques accomplis à propos du rendement de l'ouvrier,
deux hommes n'étant jamais pareils, l'un étant jeune,
l'autre vieux,. l'un apathique, l'autre ambitieux, l'un fort,
l'autre fatigué: ces facteurs individuels ne peuvent être
calculés et suffisent donc à ébranler tout le système de
Taylor. ,
On reproche aussi à ce système d'annihiler les fonc-
tions intellectuelles des travailleurs, qui ne pensent plus
et deviennent de vrais accessoires mécaniques. Réduisant
à rien la part de l'énergie et de l'intelligence, la méthode
taylorïenne supprime également la chance de réussir, de
briller, de se faire valoir; elle sanctionne de façon défi-
nitive l'inégalité de naissance en enlevant au bon travail-
leur la chance qu'il possède (en Amérique) de faire for-
tune; elle supprime l'initiative, l'émulation et aussi ce
puissant stimulant américain qu'est, en toutes choses, la
notion sportive de la lutte, ce sentiment du record que
les Yankees aiment à mettre jusque dans les détails de
leur besogne quotidienne.
D'ailleurs on n'ignore pas qu'aux Etats-Unis on en est
déjà arrivé à obtenir de très économiques moyens de pro-
duction, dus à la fabrication en série de types uniformes,
c'est-à-dire à ce que l'on a appelé la « standardisation ».
Je lisais dernièrement l'exemple des pneus d'autos dont
on fabriquaifavant la guerre deux cent trente-deux types
différents, tandis que maintenant on n'en fabrique plus,
dans tout le pays, que neuf, réalisant ainsi une précieuse
économie de matériel et un grand gain au point de vue
pratique.
Il faut néanmoins ajouter que la diminution du coût
Le Mouvement du travail aux États-Unis. 79
de la production est due pour une bonne part à l'applica-
tion intelligente et atténuée du système Taylor, quelque
critiqué que celui-ci soit aujourd'hui.
Par ces procédés divers, la production étant plus
grande, la richesse le devient aussi et, de même, tout
naturellement, les salaires. Ceux-ci s'élèvent et peuvent
arriver à satisfaire des ouvriers qui sont plus exigeants
que ceux de France, d'Italie et de Belgique (1).
Pierre Daye.
(1) D'un livre à paraître prochainement à la librairie académique
Perrin et Cie, à Paris, sous le titre : « Sam, ou le voyage dans
l'optimiste Amérique ».
Les plus anciennes pièces
du Théâtre liégeois
Dans un article précédent( 1 ) , j 'ai entretenu les lecteurs du
Flambeau d'un sujet qui ne concernait qu'indirectement la
Belgique, aujourd'hui je voudrais leur parler d'une décou-
verte qui les intéresse directement. J'ai eu la bonne for-
tune de retrouver au Musée Condé, à Chantilly, les plus
anciennes pièces de ce théâtre wallon, aujourd'hui encore
si florissant, et voici dans quelles circonstances. Comme
j'explorais systématiquement, au point de vue de notre
histoire dramatique, les riches collections du duc d'Au-
male, leur aimable et érudit conservateur, M. Maçon me
mit entre les mains un recueil contenant deux mystères
de la Nativité et trois Moralités, coté n° 617 (2) et dont
le format allongé décelait un livret de scène appartenant
au « meneur de jeu » ou régisseur.
Ce n'était pas la seule caractéristique de ces papiers
jaunis couverts d'une fine et élégante gothique du
xv° siècle. Les lignes des vers étaient remarquablement
inégales et, en les lisant à haute voix, il était impossible
d'y reconnaître le rythme habituel et parfois un peu
monotone de notre octosyllabe. Rien non plus ne rappe-
lait la langue des contemporains, Villon ou Charles d'Or-
(1) Ecrivains français en Hollande Voyez le Flambeau, 4e année,
n° 4, 30 avril 1921, p. 481.
(2) Je viens de les donner intégralement dans la Bibliothèque du
XVe siècle sous ce titre : Mystères et Moralités du Manuscrit 617 de
Chantilly, publiés pour la première fois et précédés d'une étude lin-
guistique et littéraire. Paris, Ed. Champion, 1 vol. in-4°, 1920,
3 planches, couronné par l'Académie des Inscriptions (Prix Lagrange).
Les plus anciennes pièces du Théâtre liégeois. 81
léans, et pourtant un parfum de terroir, un vrai charme
de naïveté s'en dégageait. Rimées, nos pièces l'étaient à
peine, tout au plus étaient-elles assonancées de la voyelle
finale tonique, mais sans que l'oreille pût saisir tout de
suite l'homophonie. D'autres caractères, des infinitifs
en « -eir », comme « enfanteir », d'autres en « i » (là
où le français a un « -ier »), comme « comenchire »
(liégeois moderne: « kiminci »), la graphie « lh », repré-
sentant un « 11 » mouillé, me firent penser à l'ancien lié-
geois, tel que l'avaient décrit les savantes Etudes de Dia-
lectologie wallonne de M. Maurice Wilmotte (1) et
Y Etude linguistique sur Jacques de Hemricourt et son
époque de M. Georges Doutrepont (2).
Dès lors, tout s'éclairait et ces fins de vers qui avaient
à peine l'air de se ressembler devenaient des conson-
nances parfaites, à condition qu'on les interprétât à
l'aide du parler ancien et du dialecte d'aujourd'hui. Par
exemple, les groupes « Mahai : angneax »; « fait:
oyseas » riment exactement en « ê », si, au lieu de se
laisser tromper par la graphie (je n'ose pas dire l'ortho-
graphe), on songe qu'au traitement français du suffixe
latin « -ellum » dans « agneau » et « oiseau » correspond
en liégeois: « oniè » et « ouhè ». Nos textes sont donc
du nord-est de la province de Liège et non du sud, par
exemple de Huy, où le suffixe « -ellum » devient « -ia »,
comme en témoignent ses quatre merveilles : le « tches-
tia », le <( rondia », le « pontia » et le « bassinia ».
Un examen attentif des autres assonances va nous
conduire à une localisation plus précise encore. En effet,
nous constaterons que, dans beaucoup de cas, les nasales,
comme « an », « on », assonent avec la voyelle orale
correspondante, par exemple dans le couple « Saba:
offrande ». Ceci fait penser à une nasalisation incom-
(1) Romania, t. XVII, XVIII et XIX.
(2) Mémoires couronnés par l'Académie Royale de Belgique,
t. XLVI.
6
82 Le Flambeau.
plète telle qu'on l'observe à Verviers, où l'on dit « voz
aie bé? » (vous allez bien?), « tchâtâ » (chantons). Un
autre trait du manuscrit 617, l'assonance de « an » avec
(( on », nous ramène par contre plus près de Liège, dans
la région où le « pain » est un « pon ». Il faut donc
chercher la patrie de notre auteur en un point où se
retrouvent ces deux caractéristiques, nasalisation incom-
plète et confusion de « an » et « on » (1), et, au nord-
est de Liège, sur le plateau de Hervé, nous n'avons que
l'embarras du choix.
Par cette origine « excentrique », s'explique aussi une
irrégularité rythmique, telle que n'en connaît aucune
œuvre française ou picarde du moyen âge, et aussi la
présence d'un mot insolite, qui doit nous arrêter un
instant. Dans la scène de l'Adoration des Bergers, Eyli-
son dit au IIIe Pasteur:
Et a bien! tre doux frère!
Que Dieu vous met huy en bone heel!
« Heel » est un emprunt au moyen-néerlandais, en rap-
port avec l'allemand « heil » et qui se retrouve dans le
flamand « geheel », mais la curiosité est qu'il a survécu
dans le folklore liégeois, précisément à propos du Jour
des Rois, dans les chansons que braillent les enfants
quand ils vont quêter aux portes, le 5 janvier, dans les
villages de l'est de la province de Liège :
S'è-st oûy le hél; C'est aujourd'hui les hél;
I n'a pu dèl mizér II n'y a plus de misère.
S'è to hélyeu; Ce sont tous hélyeu;
I n'a pu de bribeu. Il n'y a plus de mendiants (2).
Ainsi se trouve expliqué par le manuscrit de Chantilly
l'étymologie de ce « hélyeu » qui embarrassait Grand-
(1) J'ai connu une femme du peuple, originaire de Seraing, qui était
dans l'incapacité de distinguer ((enfants» de «on fend».
(2) Cité par le regretté E. Monseur, dans son Folklore ivallon,
Bruxelles, Ch. Rozez, [1892], in-18, p. 122.
Les plus anciennes pièces du Théâtre liégeois. 83
gagnage et désigne justement les petits quêteurs de
l'Epiphanie.
Voilà bien des arguments linguistiques qui, à nos yeux,
suffiraient à localiser nos petits drames au nord-est de la
province de Liège, à l'extrême limite du domaine roman
et presque à la frontière linguistique, mais l'examen des
noms de lieux qui y sont cités nous conduirait déjà en
Belgique. Dans la Moralité III, celle des Sept vices et des
sept vertus, Gloterniie, se vantant de son pouvoir, dit :
Je suy damme de mainte terre
et en Franche et en Engletere.
Ma loy ont bien trestout tenus,
deis le temps de bons roy Artus,
Normans, Thiois et Avalois,
qui bien ont tenut mes loy.
En Flandre aie ie mainte preus sergant,
à Ypre, à Bruge et à Gant...
Partout cognoist on bien m'ensengne,
d'Irelande jusque à Lowangne.
Thiois et Avalois représentent respectivement les Fla-
mands et les habitants de la vallée de la Meuse, à l'est de
Liège. Si Ypres, Bruges et Gand étaient des villes connues
de tout le monde, il n'en était pas de même de Louvain,
surtout dans la forme wallonne qu'on trouve ici à la rime
et qui est celle de Jacques de Hemricourt.
Mais voici une confirmation plus curieuse encore de
notre hypothèse directrice. Dans la deuxième Nativité
du manuscrit 617, Marie Jacob, en adorant l'enfant Jésus,
termine sa prière par ces mots inattendus :
Je vous prie que veulhies aiidiire [aider]
Les povres seur de Saint Michiel (1).
Je ne doutai pas un instant que ces paroles ne fussent
(1) Si l'on prononce correctement «Michi», on obtient l'assonance,
qui est en « i ».
84 Le Flambeau.
une invocation à Dieu pour attirer sa bénédiction sur un
couvent de femmes où la pièce avait été représentée,
mais comment en trouver un dans la province de Liège
au xve siècle, sous le vocable de Saint-Michel ? Je le cher-
chai longtemps en vain, lorsque, feuilletant le volume de
M. R. Dubois sur Les rues de Huy, j'y lus ceci : « La rue
des Templiers, de même que celle de Saint-Martin, était,
en grande partie, longée par la propriété d'une des plus
riches corporations de la ville: les Dames blanches ou
Carmélites chaussées. Elles s'établirent vers 1464, dans
l'hôpital Saint-Germain, près de l'église de ce nom ».
En note, M. Dubois ajoutait: « Le registre Stock A des
Dames Blanches nomme la maison: couvent Saint-
Michel (18 mars 1464) ».
Ce n'est pas tout. La première Nativité se terminait
par ces mots: « Explicit per manus Bourlet » et la
dernière Moralité par « Explicit Suer Katherine Bour-
let )>. Plus bas, une main postérieure avait tracé, dans
une écriture de la fin du xvie siècle : Eliys de Potiers.
Muni de cette triple indication, je me tournai vers l'érudit
archiviste de Liège, M. Fairon, et je lui écrivis: « Si vous
avez dans votre dépôt des obituaires ou bien des comptes
des Dames Blanches de Huy, vous devez y trouver men-
tion, vers la fin du xve siècle, d'une sœur Katherine
Bourlet, et, vers la fin du xvie siècle, d'une religieuse
Eliys de Potiers. » Huit jours après, M. Fairon me
répondit: « J'ai le plaisir de pouvoir vous annoncer un
bon résultat dans les recherches d'archives que vous
avez sollicitées: ...vous m'indiquiez, à propos des sœurs
C. Bourlet et E. de Potiers, une piste nouvelle et il n'a
pas fallu de longues recherches pour identifier vos per-
sonnages. Les deux fiches ci-jointes permettent de véri-
fier complètement vos conjectures sur l'origine liégeoise
de vos poèmes. Je suis heureux d'avoir pu vous aider
à établir l'origine d'un ttxte si précieux pour l'histoire
de nos lettres wallonnes ».
Les plus anciennes pièces du Théâtre liégeois. 85
Or, les fiches en question disaient que Katon Bour-
let était entrée au Carmel de Huy, comme novice, en
1478, au lendemain de la « Conception Nostre-Dame »,
donc le 8 décembre, et que « vertueuse et honeste reli-
gieuse seur Elis de Potiers », qui y avait vécu « l'espace
de 27 ans » y « trespassat l'an 1612, le 13e d'aoust ».
L'histoire se portait donc garante de la philologie,
mais ceci ne doit pas amener une confusion de leurs
méthodes. Si des documents d'archives d'une incontes*
table authenticité montrent que le manuscrit 617 de
Chantilly a été copié à Huy par la religieuse Katherine
ou Katon Bourlet, dans le dernier quart du XVe siècle, et
que les deux Nativités y ont été jouées chez les
Dames Blanches au Couvent de Saint-Michel, l'examen
des assonances nous conduit avec non moins d'évidence
au nord-est de Liège pour y retrouver l'auteur inconnu,
dont l'oreille pouvait seule les entendre. Il n'y a pas là,
d'ailleurs, contradiction, car rien de plus facile à ima-
giner qu'une transmission, même plusieurs fois sécu-
laire, de ces pièces, de couvent en couvent, sur tout, le
territoire des Princes-Evêques. Ceci explique aussi la
parenté qu'on trouve entre la première Nativité et le plus
ancien drame latin de Noël, datant du xie siècle, et qui
provient de l'abbaye limbourgeoise de Bilsen (1), ainsi
qu'avec le Paaschspel (2) provenant du « Slawanten-
Klooster », près Maestricht et qui date du xive siècle.
Ici se pose la question de l'âge de nos textes. Si le
manuscrit a été copié à Huy à la fin du XVe siècle, ils
peuvent avoir été composés bien antérieurement et les
rapprochements que nous venons d'établir avec le drame
liturgique ainsi que l'emploi de l'assonance au lieu de la
(1) Le manuscrit se trouve chez les R. P. Bollandistes, à Bruxelles.
Je l'ai publié avec M. Young dans la Romania, janvier-octobre 1916-
1917, p. 357.
(2) Edité par H. E. Moltzer dans De Middelnederlandsche Dra-
matische Poëzie; Groningue, 1875, in-8°, p. 496 et suiv.
86 Le Flambeau.
rime nous porteraient à faire remonter la première Nati-
vité au moins, au début du xme siècle, mais, pour les
autres pièces, la rareté des survivances de la déclinaison
à deux cas (sujet et régime) de l'ancien français, que
présente notre manuscrit, nous ramène plutôt à l'époque
où cette déclinaison se désorganise, c'est-à-dire au
xiv6 siècle.
A la même époque nous conduit aussi la mode dressant
sur la coiffure des dames deux énormes cornes qui, selon
les théologiens, les faisait ressembler à des béliers, mais
qui, aux yeux des simples hommes, n'empêchaient pas
les jolies femmes d'être jolies. Le vertueux auteur de la
Moralité III met dans la bouche d'Orgueil ces mots:
Corne leur fay porteir es teist,
ensi qu'el fuissent beist.
La date a son importance, parce que peu à peu, par la
publication de ces Nativités et Moralités comme par la
découverte de la Passion ( 1 ) de la Bibliothèque Palatine
se trouve peu à peu réparée la perte dont parlait Gaston
Paris et qui nous dérobait pendant cent ans l'histoire du
théâtre français. Ainsi le manuscrit 617 de Chantilly
n'est pas qu'une curiosité liégeoise, importante seule-
ment pour les lettres wallonnes.
A-t-il aussi quelque valeur pour les lettres humaines?
Non, pour le lecteur imbu de préjugés classiques et pour
qui la littérature française ne commence qu'à Corneille.
Oui, pour celui qui aime à l'envisager dans l'ensemble
de son évolution, depuis ses lointaines origines et qui
comprend que Montaigne n'aurait pu écrire dans la
langue savoureuse et souple que l'on connaît, si Joinville
et Philippe de Comines n'avaient forgé l'instrument dont
il s'est servi ; or, à cette œuvre collective concourent toute
(1) Editée par M. Karl Christ dans la Zeitschrift fur Romanische
Philologie, 26 juin 1920, pp. 405 à 488.
Les plus anciennes pièces du Théâtre liégeois. 87
les provinces de notre langue, sans égard aux frontières
politiques.
Que celui qui aime le parler de nos pères et l'expres-
sion ingénue, une expansion quasi franciscaine du senti-
ment religieux n'hésite pas à lire nos Nativités. Il y
trouvera tout le charme qui se dégage des miniatures
vivement colorées des vieux missels ou des sculptures qui
ornent les porches d'Amiens, de Bourges ou de Reims.
On ne peut séparer l'art de la littérature, surtout depuis
qu'un historien connu, M. Mâle (1), a accordé à celle-ci
un incontestable droit de priorité dont je vais donner une
preuve décisive, empruntée à notre première Nativité.
On connaît, à Huy, le célèbre portail de Bethléem, faisant
face à la rue du Pont et qu'a décrit Camille Lemonnier
dans La Belgique, ainsi que J. Helbig dans Y Art
Mosan (2). Il est possible qu'il soit inspiré de notre
texte, mais cela n'est pas sûr; par contre, il en va tout
autrement du frontispice du Sarum horae (3), de la fin
du xve siècle, qui représente une Adoration des Bergers.
Dans des cartouches, sont inscrits les noms des person-
nages. Une bergère s'appelle Mahaul» et offre un
agneau; sa compagne s'appelle Alison et présente une
pomme. Or, précisément, dans le manuscrit 617, le
IIIe pasteur dit à Eylison:
Et vous, ma douche amye Eylrson,
il vous fault adoreir cel enfanchon
aweucque vostre compaingne Mahay,
qui enporterat une angneax (4) ;
(1) VArt religieux du xme siècle en France, 4e éd. Paris, Colin,
1919, in-4° et VArt religieux de la fin du moyen âge en France. Ibid.
(2) Bruxelles, Van Oest, 1906, 2 vol. pet. fol. Cf. t. I, p. 60.
(3) Heures à l'usage de Sarum, publiées par Pigouchet pour Simon
Vostre. Ces libraires employaient beaucoup d'artistes wallons. Voir le
fac-similé ci-joint.
(4) Su^ cette rime spécifiquement liégeoise, voir le début du présent
article.
88 Le Flambeau.
Eylison lui répond :
Vechy des nois et pûmes en nostre panthier,
qui nous demorat hier à soppeir
et se vous auies ung seul flaiotteax,
vous séries ung très gentils pasturiax.
Donc, dans la gravure comme dans la pièce, qui est
d'un siècle antérieure, mais fut encore jouée à Huy à la
fin du xve siècle, aux mêmes noms de bergers corres-
pondent les mêmes dons.
Cette citation aura pu donner une idée de la naï-
veté qu'on attribue souvent à tort au moyen âge, qui
est souvent un vieil enfant très savant et un peu rado-
teur, mais elle se manifeste ici à l'état pur, sans surcharge
scolastique.
Les offrandes des bergers rappellent celles dont
parlent les Noëls wallons publiés par M. A. Doutrepont:
No-z iran adoré l'èfan
E li ofri no kour,
Ces çou k'dimand' li bè èfan
K'è là kouki so l'four (1).
Dans notre Nativité I, ils chantent :
Entre nos, pasteurs et bergier,
veyus auons cils enfanchon ;
de fain auoir poure lysson [avoir pauvre couche de paille] (2),
c'estoit por son humilité.
(1) On aura remarqué la différence entre cette citation moderne et la
précédente, qui est ancienne. Le dialecte liégeois, comme toute langue,
a évolué, mais la différence tient surtout à ce qu'on note aujourd'hui
les sons, tandis que les écrivains wallons du moyen âge n'avaient à
leur disposition que l'orthographe du français central ou du picard,
dont ils se rapprochaient, plus ou moins, consciemment ou incon-
sciemment. Cependant bê (beau) représente bien le traitement du
suffixe «ellum» qu'atteste la rime «Mahay: angneax»; «kouki»
montre la même réduction de « ie » à « i » que le « comenchire », cité
plus haut et enfin le mot «four», qui signifie paille, foin, est
textuellement, deux fois, dans le manuscrit 617.
(2) La traduction de ce vers est de M. J. Haust, l'érudit wallonisant,
professeur à l'Université de Liège, qui a bien voulu relire mon
Les plus anciennes pièces du Théâtre liégeois. 89
Pour consoler l'enfant ((bien ameis » (prononcez:
binamèye)
qui ne fait que gemire et ploreir
de fain, de froit et de pouureté,
un des pasteurs apporte sa flûte :
mains aueuc moy ma flaiot aporteraie,
de laqueil je moy joweraie,
por consoleir le pïtit enfan,
qui est Dieu et signeur de tout le monde (1).
L'adoration des Rois, comme il faut s'y attendre, a
plus d'élévation:
O salueure de monde,
vos soiies le bienvenu !
O sire ! comme est grande vostre humilité,
quant il vos at pieu venire en chi monde miserab
et naistre en une pouure estable!
Vos qui esteis infinie en diuinité,
vos asteis vollu restraindre en humanité,
vos qui asteis créateur,
vos asteis vollu faire créature,
vos qui asteis seule immorteil,
vos asteis vollu faire morteil.
En voyant Jésus couché « en la creppe subz le four »
[dans la crèche sur la paille] Balthazar a honte de sa
propre fortune:
Hey Dieu où est vostre sale royale
et vostre couche impériale?
Où sont vostre chevalier et vos chambrier,
qui doiient estre apresté por vos seruir?
Nos nos deuons bien haiir,
Introduction au manuscrit 617. Ces quatre vers doivent être empruntés
à une chanson connue à l'époque, car la forme normale de notre texte,
pour « foin », est « four » comme en liégeois actuel.
( 1 ) Voilà une de ces assonances de « an » avec « on » dont nous
parlions tout à l'heure et qui nous conduisent aux environs de Liège
pour y trouver la patrie de l'auteur.
90 Le Flambeau.
quant nostre créateur est si pourement mis,
nos habondans (1) [nous abondons] en richesse
et nostre roy est mis en la creppe [crèche] .
La deuxième Nativité présente aussi des scènes d'ado-
ration. Elles font suite au départ des Rois avertis par
Hérode. Ici ce sont Marie Jacob et Marie Salomé, sup-
posées filles de sainte Anne, et qui deviennent ainsi les
<( antes » (2) de Jésus. Voici un tableau frais et gracieux
comme les volets de ces primitifs flamands ou wallons
dont le vernis et la pénombre ont préservé l'éclat:
Marie Jacob a la Vierge Marie:
Treschier seur Marie,
regardeis vostre fils comme y ry!
de ses beaul oel nous regarde toudis,
je pense qu'il nous recognoit bien.
Très doulce seur, que vous asteis aiwereuse
d'auoir ung sy beaul fils et sy amoreux!
Marie Salomé a Sainte Anne :
Très amee merë Sainte Anne,
regardeis nostre cusin qu'il est beaul !
il est douls corne une angneaul.
Sainte Anne a ses II Filles:
Vous dit voir, mes belles filles,
c'est cely, de qui Dauid at prophetisie:
c'est la plus belle forme d'home,
que oncque de mère nasqui.
La beaulté de sollelle et de la lune
ne sont point à compareir à luy.
Ille est plaine de toute grasce, de sapience, de bontei,
il at toute fait et toute formeit;
Or ameil bien, me douches filles, je yous en prie,
car par luy nous yrons en paradis.
La Moralité des Sept péchés mortels et des Sept vertus
qui constitue la troisième pièce du manuscrit 617, beau-
(1) Remarquez cette première partie du pluriel en «ans», essen-
tiellement liégeoise.
(2) On sait que « tante » est une agglutination de « ta ante ». On
voit donc que quand on dit dans le peuple « ma matante», il n'y a pas
moins de trois possessifs.
Les plus anciennes pièces du Théâtre liégeois. 91
coup plus régulière de prosodie n'en est pas pour cela
plus séduisante. Le lecteur ou le spectateur moderne sup-
porterait difficilement la monotonie de ces sept conver-
sions successives de chaque péché mortel par chaque
vertu correspondante, opérée à la requête du pieux
« Hermite » par la grâce de « Nostre-Dame ».
Veulhies, Damé, Orguelh deputaire (1)
tourneir par Humiliteit
et Enuie par Carité,
Irre mueir par Pascience,
Pareche après par Porueance,
Auarice par Largeté,
Gloternerie par Sobriété
et par Castité, Dame, Luxure
veulhies osteir de son ordure...
Et cela dure l'espace de 2,560 vers. Ce n'est pas cepen-
dant qu'il n'y ait à y glaner quelques paroles éloquentes
qui rappellent l'égalitarisme des moines mendiants ou
d'un Ruysbroeck l'admirable qui, les uns, sur les routes,
l'autre, du fond de l'abbaye de Groenendael, fulminaient
contre le désordre du haut clergé et de la noblesse (2) :
Car nos sume trestous parelhe,
riche et poure, clerc et lay [laïcs],
ià une seul n'en osteraie;
et se tu [ainsi te] serat bien prouee,
en a ensi Dieu bien créé
une poure [pauvre] home qu'il at une roy...
quant al ame, sont tout d'une père...
De terre vinent, terre sont,
en terre reuertiront...
Je te dy chi à brief sermon:
nuls gentilh n'est, si de cuer non.
Une petit home, poure et nuys [nud],
puis qu'il est bons, est asseis plus
gentil home qui [que] une roy ne seroit,
qui s'entente [son esprit] en mal meteroit.
(1) C'est le contraire de «débonnaire».
(2) Voir à ce sujet le beau livre de M. L. Vanderkindere : Le siècle
des Artevelde; Bruxelles, Lebègue, 1879, in-8°, pp. 331-332.
92 Le Flambeau.
Puis voici où s'exprime le calme bon sens de nos pères
en un proverbe toujours bon à redire :
Chi n'est mie homme qui ne labeur
quant il en at temps et heure.
N'est homme digne de maingier pains,
qui ne labeur et soyr et main [matin].
Mais ce qui est plus intéressant dans cette pièce, pour
qui a la patience de la lire, c'est toute une théorie de la
morale fondée sur le libre arbitre de l'homme, pourvu
par Dieu de deux « ouyl » (yeux, en liégeois) « enten-
dement et volunté », qui lui permettent de choisir entre
le bien et le mal.
La Moralité qui vient après celle-là est plus courte et
plus agréable. Gracieuse d'allure et de style avec ses
bergeries, V Alliance de Foy et Loyalté rappelle un peu
les Pastorales de Froissart. Elle contient des allusions,
difficiles à interpréter, à l'histoire si troublée de la Prin-
cipauté de Liège, mais surtout elle nous plaît par le
charme du repas des bergers sur « le hierbet » [l'herbette].
foy
Vechy baudrier [panier] nouellete
de fres frumage et de pain bis.
Loyalté
Et vechy des nois qui ons m'at mis
et des pume [pommes] en me pantier [panier]
et une pièce de gowier [tarte au fromage],
qui demora hire [hier[ à soppeir.
Paix
Je ne vos saie que presenteir,
fors que ce wastelet foret [gâteau fourré]
et ce cautelet de doret,
qui fut cuys hiersoir en nostre estre.
Dans (( ce cautelet de doret », mes lectrices liégeoises
auront reconnu un quartier de « dorèye », cette fameuse
Les plus anciennes pièces du Théâtre liégeois. 93
tarte couverte, dont leurs mains adroites conservent la
tradition et qu'elles font cuire dans 1' « estre » (pro-
noncez èsse), c'esf-à-dire dans l'âtre.
Je ne dirai que quelques mots non plus de la dernière
Moralité du manuscrit 617 de Chantilly, intitulée Le Jeu
de Pèlerinage humaine. C'est la « mise en pièces », peut-
on dire, d'une œuvre qui eut une prodigieuse fortune au
moyen âge, le Pèlerinage de la vie humaine de Guillaume
de Digulleville qui le composa de 1330 à 1332 et le
remania en 1350; adaptation à la philosophie du procédé
allégorique cher au Roman de la Rose. Le succès en fut
si grand qu'il inspira le Pilgrim's Progress du puritain
anglais John Bunyan et que Chaucer traduisit dans sa
langue certaines parties de l'œuvre de Digulleville. Dans
celle-ci, comme dans notre Moralité, qui n'en est qu'un
démarquage wallonisé, nous assistons à une discussion
entre Nature et Grâce de Dieu. Celle-ci a transformé le
pain en chair et le vin en sang, et Raison comme Nature
s'en irritent. On voit donc que le dogme de l'Eucharistie
n'était pas reçu sans discussion alors par tous les esprits.
Elles appellent à la rescousse Aristote, le grand maître de
la philosophie scolastique, époux de Science, fille de
Sapieiice avec qui il entreprend sur cette question une
discussion serrée où il ne semble pas avoir le dessous.
Alors intervient Charité. Que le pain devienne chair,
que le vin devienne sang, la loi naturelle s'y oppose,
mais la Charité l'exige pour le salut de l'homme. Tout le
drame intérieur du moyen âge est là, dans cette soumis-
sion de la Raison, de la Nature et de la Philosophie à
l'Humilité et à la Charité qui se définit elle-même en ces
termes :
Je suy ce!e qui en despit
n'ot oncque ne grant ne petit,
celé qui ayme toute gent
de cuer entier, sans mataient.
le suy la mère des vertus,
celé qui reuest les nuds.
94 Le Flambeau.
le suy nourice as orphelins,
hosteliere des pèlerins
et se mon nom voleis sauoir,
Carité m'appell'on por voir.
Ainsi apparaît, dans ce respect essentiellement chrétien
et égalitaire de la faiblesse (un Dieu-enfant adoré par un
homme misérable) l'unité foncière de ce manuscrit si dis-
parate au premier abord.
Unité de sentiment, unité de langue, voilà ce que j'ai
essayé de dégager de ces naïves et premières productions
de la sensibilité liégeoise. Elles étaient là ces pièces,
comme d humbles Belles au bois dormant dans la forêt
de Chantilly. Il me plaît de les avoir réveillées pour leur
faire parler dans toute sa naïveté la langue de leur ter-
roir, un terroir qui nous est particulièrement cher pour
sa beauté, ses malheurs et sa gloire.
Gustave Cohen.
Strasbourg, mai 1921.
Trois Élégies
Au Souvenir de mon grand-père,
François-Auguste Gevaert.
Docile à se plier aux courbes du plateau
et paresseuse comme l'onde du ruisseau,
la route à pavés bleus serpente vers Ohain
entre des champs de blé dont les frissons alternent
avec le vert épais du trèfle et 'des luzernes.
Le lumineux brouillard qui s'attarde aux lointains
estompe les confins de la Forêt de Soignes
qui cerne l'horizon du côté d'Argenteuil.
L'alouette invisible et dont le chant s'éloigne
fait tressaillir l'azur où ses notes s'effeuillent.
Un pigeon voyageur croise un vol de perdrix.
J'ai longé les alignements des pépinières,
caressé de la main la barbe des épis,
salué l'aubépine où s'entrelace un lierre
et d'un coquelicot fleuri ma boutonnière.
Je n'ai pas dépassé le kilomètre treize
et j'ai voulu m'asseoir sur la borne, rêvant
que je me retrouvais le bambin de dix ans
au chapeau de coutil et au tablier blanc
où s'écrasait toujours quelque tache de fraise.
Tout à coup, devant moi, tu étais là, grand-père,
au terme de ta promenade du matin
et tu semblais sourire à mes mots enfantins
en passant tes doigts fins dans ta barbe légère.
96 Le Flambeau.
Debout, le parasol ouvert, tu étais là
en pantalon de toile et veston d'alpaga.
Le vent chaud agitait les mèches de cheveux
qui voletaient au bord de ton chapeau de feutre.
Tu étais là, dans le soleil, c'étaient tes yeux
malicieux, c'était ta lèvre un peu moqueuse,
c'était ta silhouette et le son de ta voix
et toute la bonté qui émanait de toi.
Alors nous reprenions la route de Genval
et mon pas trébuchant suivait ton pas égal.
V apercevant de loin, les laboureurs venaient
jusqu'au bord de leur terre et ils te saluaient
en se plaignant 'de la chaleur ou de la pluie.
Les gamins qui partaient, sac au dos, vers l'école .
interrompaient babillages et cabrioles.
Les chiens n'aboyaient plus aux cours des métairies.
Et moi, souvent distrait, j'écoutais tes paroles
qui répondaient à mes demandes étourdies.
Tu t'occupais de moi comme l'horticulteur
dispense la rosée aux tiges de ses fleurs,
car tu savais quels mots convenaient à mon âge.
Tu me parlais du sacristain rde ton village
nommant sur le clavier d'un orgue primitif
les notes de la gamme à son chantre attentif.
Et quand tu me disais que l'élève prodige,
le fils du boulanger, le jeune enfant de chœur,
c'était toi, — qu'aujourd'hui consacraient les honneurs
et l'immortalité de l'œuvre et du prestige, —
comparant les deux bouts de la route suivie,
mais sans approfondir le sens de l'antithèse,
j'entrevoyais un peu la grandeur de ta vie.
Puis je disais: « Pourquoi fais-tu chaque matin
« la même promenade au kilomètre treize,
« quand nous pourrions aller vers Rosières, Malaise,
Trois Élégies. 97
<< La Hulpe ou Rixensart par de plus beaux chemins ? »
Tu répondais : « Mon fils, si le large plateau
« te semble monotone et les champs incolores,
<( c'est que ton œil n'est pas assez subtil encore
« pour comprendre leur vie et trouver son repos
« dans la placidité des horizons rustiques.
« Je ne me lasse point de la route identique
« et, malgré moi, mon pas tous les jours m'y ramène.
a Les champs me sont nouveaux ; les lignes de la plaine,
« la lisière des bois, la course des nuages
« composent à chaque aube une autre symphonie.
« Puisses-tu écouter plus tard ces harmonies!
« Mais l'enfance n'a point assez d'un paysage,
« d'un horizon et d'un chemin. »
Tu t'arrêtais.
Ton bras, d'un geste circulaire, m'indiquait
des fermes, des clochers, Chapelle-Saint-Lambert,
Lasne, Céroux-Mousty, Plancenoit, Mont-Saint- Jean
dont la butte découpe au bord du ciel changeant
son triangle orgueilleux et dur. Tu évoquais
sur les crêtes l'armée en marche de Blûcher
et là-bas les carrés se fermant sur les aigles.
J'arrachais un épi de froment ou de seigle
dont tu m'avais appris à mâchonner le grain
séparé 'de la balle au creux de mes deux mains.
Je cueillais une fleur à mettre en mon herbier.
Tu me vantais alors les vertus du plantain
à large feuille et du plantain lancéolé
que les vaches broutaient dans les belles prairies.
Tu froissais dans tes doigts l'amère tanaisie,
puis tu m'interrogeais — car j'entrais en sixième ■—■
sur les déclinaisons et les verbes latins..
Souvenirs et parfums des heures anciennes,
vous jaillissez vers moi des berges du chemin.
98 Le Flambeau^
Je suis toujours assis sur la borne de pierre,
recueillant les échos lointains de tes paroles
et me remémorant les choses familières
qui te font une douce et modeste auréole.
Ton pas s'est effacé au détour de la route.
Tu ne reviendras plus... Mais ces champs et ces bois
souvent, comme aujourd'hui, me parleront de toi.
Peut-être la rosée que tu as goutte à goutte
laissé pleuvoir sur les sillons de ma jeunesse
fera germer le grain qu'y lança ta sagesse.
Et je me lèverai aux appels de ta voix
pour sûrement m'acheminer ainsi que toi
vers le repos du cœur et vers la mort chrétienne.
Mon âme s'est ouverte au souffle de la tienne
et l'ombre de ta vie s'étend autour de moi.
Genval, 1915.
II
Que fais-tu ce matin, toi qui m'aimes peut-être ?
Moi, — sais-tu seulement que je suis un poète ? —
je vais cueillir, à l'ombre des marronniers fauves, *,
dans ce mélancolique et vieux jardin d'octobre
des asters dont pâlissent déjà les fleurs mauves.
Et naturellement je compare à des pleurs
les feuilles du noyer qui jonchent la prairie.
Je songe : je voudrais écrire une élégie
où chaque mot serait une éclatante fleur
et où l'on entendrait les soupirs de mon cœur
passer comme une brise chaude et balancer
les calices, les corolles et les pétales.
Mais je ne.trouverai que des mots très usés
sans 'doute et que des fleurs maladives et pâles
comme la rose blanche qui meurt en ce parterre.
Trois Élégies. 99
N'importe, je pourrais composer un bouquet
pauvre, mais que tout mon amour parfumerait,
et sa terne fraîcheur serait moins éphémère
que l'opulent orgueil des gerbes de l'été.
Il serait fait pour toi, petite amie absente,
et tu l'accepterais, surprise et rougissante,
le payant d'un sourire ému comme un baiser.
Te souvient-il de moi, ce doux matin d'automne ?
Moi, — sais-tu seulement que je t'aime ? — je vais
m' asseoir sur le vieux banc délaissé, pour rêver
en écoutant gémir les trembles qui frissonnent
et parfois les fruits mûrs tomber dans l'herbe humide.
Je pense à toi et je fredonne un air d' « Armide ».
Je compare à des joues les fleurs des hortensias
et l'aigrette argentée de l'Herbe des Pampas
aux perles d'un jet d'eau figé dans l'air limpide.
Alors, dans le silence et dans la solitude,
je relève la tête et je songe à tes yeux
en goûtant le repos et la béatitude .
de laver mon regard dans l'onde du ciel bleu,
bleu comme le manteau de la Vierge Marie.
Quelles sont, ce matin d'automne, tes pensées ?
Moi, je confie ton nom aux fleurs de la prairie,
puis je marche à pas lents sur les feuilles séchées,
en réveillant l'écho des mots que tu disais
quand nous allions au soir tombant le long des haies,
toi souriante et moi timide à ton côté.
J'entends vibrer encore ces paroles banales
auxquelles mon amour découvre un sens profond.
C'est comme une joyeuse et légère chanson
qui fait s'évanouir la tristesse automnale.
100 Le Flambeau.
Voici qu'autour de moi tourbillonnent les feuilles
des marronniers, des platanes et des tilleuls
qui s'en vont en dansant, affolées et flétries,
comme s'en vont des mouettes dans la tempête,
comme s'en vont les âmes au souffle de la vie.
J'ai naguère chanté, après tant de poètes,
les brumes de l'automne et les mornes allées
où le vent murmurait des strophes désolées.
Mais ce matin d'octobre est pour mon cœur en fête
comme un matin d'avril fleuri de violetles.
Je pense à toi. Ton souvenir tressaille en moi
comme dans un ciel pur le chant de l'alouette.
Que fais-tu, ce matin, toi qui m'aimes peut-être,
toi qui peut-être aussi ne songes pas à moi ?
Moi, j'ai suivi le vol des feuilles et des rêves
et cueillant des asters ou des roses pâlies,
j'en ai fleuri pour toi cette tendre élégie
sans ordre et sans dessin, comme ma rêverie.
Boitsfort, 1915.
III
Je suivrai le chemin bordé de coudriers.
On y voit sur le sable et dans l'ombre des ronces
briller le scarabée aux élytres de bronze.
Je cueillerai peut-être une fleur d'églantier
et je m'arrêterai pour ne pas effrayer
le lézard métallique et la bergeronnette
qui sautille en faisant de petites courbettes.
Sans doute je serai un peu mélancolique
et je soupirerai comme les peupliers
qui suivent la rivière en files symétriques
et pleurent de la voir passer indifférente
sur le reflet de leur silhouette qui tremble.
Trois Élégies. 101
Ainsi, dirai-je, ainsi notre vie est une ombre
qui regarde le ciel au miroir d'un ruisseau
en écoutant le temps couler comme de Veau.
Ah! pourquoi m' attrister de ces images sombres?
Il en sera bien temps quand les feuillages d'ambre
iront tourbillonner au vent froid de novembre.
Aujourd'hui le soleil mûrit les froments verts.
Regarde, sous les jeux de lumière changeante,
le seigle qui se dore et l'orge qui s' argenté.
Participe à la joie qui éclate dans l'air
comme un cri d'alouette au-dessus du coteau.
Sans doute ils étaient purs, ces jours où tu venais,
enfant, avec ta pelle en bois et ton râteau
sur ce sable tracer le plan d'un jardinet
dont les arbres étaient des branches de genêt.
Ne pleure pas, mon cœur. Ecoute le printemps,
écoute le grillon qui vibre sous l'ortie,
écoute le refrain des pauvres mélodies
qu'on chantait autrefois pour le mois de Marie.
Ne pleure pas, mon cœur, laissé couler le temps
vers les vagues d'azur des golfes éternels
et reprends ta montée vers la blanche chapelle
qui s'érige là-haut entre les deux tilleuls.
Je m'agenouillerai sur la pierre du seuil
et je déposerai dans le vase 'doré
de pâles graminées avec du chèvrefeuille.
Puissé-je retrouver la prière innocente
que murmurait mon cœur aux anciens soirs de mai,
quand le dernier rayon du soleil s'accrochait,
sur le coteau de sable, aux tiges des genêts.
Genval, 1916.
Paul Fierens,
Les Noms de Lieux
Il nous est arrivé à tous de nous demander quelle
pourraii être la signification des noms de lieux qui nous
sont familiers. Il en est d'encourageants pour l'étymo-
logiste occasionnel: ils se comprennent dès l'abord; tels
sont par exemple: Belle fontaine, Chapelle- Saint-Lam-
bert, Mont-Sainte- Aldegonde, Ville-sur-Haine, F or est;
d'autres ne sont que partiellement transparents, comme
Lennick-Saint-Martin, Dion-le-Val, Corroy-le-Château;
d'autres enfin ne rappellent rien de connu ; mais on de-
vine qu'ils recèlent également un sens, et pour retrouver
celui-ci, l'amateur n'est pas toujours difficile sur le choix
des moyens.
« Malheur à l'homme, s'écrie un disciple de Jean-
Jacques, qui reste froid en entendant nommer le lieu où
il a vu le jour! Gardons-nous cependant de l'erreur
qu'enfante trop souvent un sentiment estimable, quand
on veut à tout prix relever l'origine du lieu de sa nais-
sance. Combien ne doit-on pas à ce désir, d'étymologies
hasardées, fausses, ridicules? Le patriotisme peut les
excuser, mais la science doit les réduire à leur juste
valeur. »
C'est ainsi que le chanoine de Grave (République des
Champs Elysées, ou monde ancien, Gand, 1806), s'étant
mis à la recherche de l'Atlantide, crut avoir retrouvé la
géographie de l'Odyssée dans les noms des villages des
Flandres; il traduisait Vlisseghem par « demeure
d'Ulysse », Lisseweghe, par « chemin d'(U)lysse », et
Bornhem par « séjour des (Hyper) boréens ». — Le nom
de Presles (Hainaut) est, pour quelques historiens, un
Les Noms de lieux. 103
souvenir de la bataille de la Sambre, où César défit les
Nerviens; il ne signifie toutefois que « petite prairie ».
— Dernier exemple : beaucoup de noms de lieu de notre
pays sont composés du nom d'homme Franco, répandu
dès le haut moyen âge ; au xixe siècle, on se plaisait à les
considérer comme rappelant l'établissement des Francs
dans les localités désignées.
Les noms de lieu dont la signification semble la moins
douteuse, et dans lesquels on reconnaît à première vue
les mots les plus courants, trompent parfois l'étymo-
logiste hâtif. Dans Mont-Saint-Pont, nom d'un hameau
de Braine-l'AlIeud, il n'était question, il y a quelques
siècles encore, ni de montagne, ni de saint Pont, honoré
dans le midi de la France, mais inconnu chez nous; le
nom signifie originairement « le pont de Mango ». Bois,
nom d'une commune liégeoise, n'est qu'un ancien Boins;
Belœil ne doit nullement son origine à une particularité
anatomique, mais à un « petit enclos » ; Roux n'est pas
un adjectif de couleur, mais un substantif ancien équi-
valant à « défrichement »; le sens primitif de Pont-de-
Loup (en 840 Funderlo) nous est inconnu, mais il n'a
certainement rien de commun ni avec la construction, ni
avec l'animal aujourd'hui désignés; Saint-Marc, nom
d'un village namurois, est une corruption récente du nom
du patron de la paroisse, saint Médard.
*
* * *
Tout cela revient à dire qu'un simple examen, même
assez attentif, ne suffit pas pour expliquer sérieusement
un nom de lieu; il faut connaître bien autre chose que
sa forme actuelle pour deviner ce qu'il signifiait quand
on l'a composé.
Il importe avant tout d'avoir quelques idées nettes sur
les langues et leur histoire. Cette vérité est si élémentaire
qu'on sourit d'abord à la voir exprimer; et cependant,
elle mérite d'être répétée, car elle est encore méconnue
104 Le Flambeau.
par beaucoup d'amateurs qui se vouent à l'étude des
noms de lieu comme à l'archéologie, sans posséder le
strict minimum de notions préliminaires.
Ah! les curieux livres que l'on a publiés sur les noms
de lieu, même à une époque récente! Après les avoir
parcourus, on souscrirait volontiers à ce que disait déjà
Salverte il y a cent ans : « N'est-ce pas en lisant les fables
dont les fausses étymologies ont été le principe, qu'on
est le plus tenté de s'écrier : l'histoire semble écrite par
les auteurs des Mille et une nuits! (1). » ,
Pendant longtemps, la science des noms de lieu, our
comme on dit aujourd'hui pour plus de facilité, la topo-
nymie (mot grec de même signification), fut considérée
comme d'importance secondaire. Bien entendu, tout le
monde en a toujours fait : dès le moyen âge, des scribes,
des moines, des chroniqueurs, risquaient une petite éty-
mologie dans une charte, dans un récit. A partir du
xvie siècle, on publia beaucoup de livres sur l'histoire de
nos villes, et des élucubrations toponymiques populaires
et savantes y furent précieusement enregistrées.
On constitua de cette manière d'invraisemblables séries
d 'étymologies fantaisistes. Le nom de notre capitale a été
traduit successivement par « l'habitation du marais »,
« le château du pont », « le manoir de Brennus », voire
même « des Russes », « les broussailles », « le pont de
î'hermitage », « la cellule du pont », « le nid », « la
descente aux prés ». L'abbé Mann en est devenu scep-
tique : « Enfin, dit-il, il y en a qui donnent des étymo-
logies tirées de plus loin, et beaucoup plus forcées que
les précédentes ; il est inutile d'en parler, parce que tout
cela paraît fort arbitraire, et assez indifférent de soi-
même: c'est au lecteur à choisir entre ces diverses opi-
nions celle qui lui plaît le plus. »
Au xixe siècle, Spinnael devait encore ajouter à la série
(1) Essai historique et philosophique sur les noms d'hommes, de
peuples et de lieux. Paris, 1824.
Les Noms de lieux. 105
sa fameuse hypothèse: « Château des Bructères ».
Aujourd'hui, ii paraît bien qu'à toutes ces étymologies
iorgées sans méthode, il faille substituer la traduction :
« château de Broco ».
Le premier opuscule consacré uniquement à un pro-
blème de toponymie est belge; il a été publié à Anvers
en 1527, et porte sur le nom de cette ville. En voici le
titre: De nomine fiorentissimae civitatis Antverpiensis .
Autore Cornelio Grapheo. Ioannes Grapheus excudebat.
Anno MDXXVII. La ville d'Anvers y parle, en distiques
latins; elle décrit la querelle des savants sur l'origine et le
sens de son nom:
« Longa super nostrum est vulgo altercatio nomen,
Unde vocer, quis me hoc condideritque loco. »
On a proposé quatre hypothèses, et chacune d'elles a
ses partisans acharnés ; la ville hésite à choisir :
<( Unde autem Andoverpa olim, unde Aversa quibus-
Jam vocer, est nondum cognita causa mihi. » [dam
Finalement, elle risque une idée à elle : Antverpia signi-
fierait « ville qui a reçu des additions successives » ; et
l'on devrait dire, en latin correct : Adjecta. — A la vérité,
andwerp au moyen âge signifie tout simplement «digue » ;
Anvers est donc synonyme de Damme.
Après le curieux opuscule de Corneille Grapheus, il
faut attendre trois bons siècles avant de rencontrer un
nouveau livre consacré uniquement à la toponymie : c'est
celui de J.-F. Willems sur la Flandre orientale (1845).
Son exemple sera bientôt suivi; de nombreux amateurs
vont déverser dans leurs livres le contenu de diction-
naires celtiques, gothiques, nordiques, franciques, ou
soi-disant tels, empruntant à celui de gauche quand celui
de droite est rebelle, ajoutant ou retranchant des lettres
et des syllabes aux mots difficiles à expliquer.
Les principaux travaux de cette période de tâtonne-
ments sont ceux de J.-J. de Smet, sur la Flandre orien-
106 Le Flambeau.
taie (1850) ; de La Fontaine, sur le Luxembourg (1856-
1862) ; de Chotin, sur le Hainaut (1857), sur le Brabant
(1859), et sur la Flandre occidentale (1877) ; de de Cors-
waren, sur le Limbourg (1863) ; de Prat, sur le Luxem-
bourg (1866) ; de Mannier, sur le département du Nord
(1866) ; de G. Bernaerts, sur la Belgique entière (1881-
1883). Plusieurs ouvrages d'histoire locale donnent aussi
des aperçus toponymiques, généralement sujets à cau-
tion: qu'on pense à Wauters, Tarlier, Tandel. Ces livres
ne contiennent pas que des erreurs, bien entendu; mais
ils sont à refaire entièrement suivant les méthodes
nouvelles.
*
* *
Tous ces auteurs, isolant leurs efforts, et n'essayant
pas de dégager de leurs observations des règles générales,
n'ont réalisé aucun progrès. Ils n'énonçaient même pas
clairement le problème à résoudre. Devant leurs yeux,
les noms de lieu formaient une masse confuse, dans
laquelle ils ne distinguaient pas les plans; leur insuffi-
sance linguistique leur ôtait toute chance de succès. Mais
ils furent des précurseurs; leur mérité est d'avoir senti
l'intérêt de la toponymie, et d'avoir appelé l'attention
sur elle.
Un principe du moins avait été bientôt admis : c'est que
les noms de lieu évoluent. Le bon Salverte, qui aimait
l'ordre, ne pouvait s'empêcher de dire: « Il est permis
au philosophe-citoyen de s'affliger de la mutabilité trop
facile des noms de lieux ». N'est-ce pas, en effet, déses-
pérant de voir Briodurum devenir, en quelques siècles,
Brieulles; Angelgiagas, José; Cenomannis, Le Mans;
Domnus Stephanus, Domptait; Baudechisilo Vallis, Bou-
gival; Wachonevillare, Le Wast?
Tout en reconnaissant que les noms de lieu se trans-
forment, on mit d'ailleurs beaucoup de temps à com-
prendre qu'il est absurde d'expliquer une forme vieille
Les Noms de lieux. 107
de 1,500 ans par des mots employés aujourd'hui, et un
nom de lieu actuel, par les mots qui lui ressemblaient
dans le vocabulaire de l'Empire romain.
Les premières manifestations d'un autre esprit, celui
qui devait mener à la constitution de la méthode actuelle,
se rencontrent dans les travaux d'un érudit liégeois,
Charles Grandgagnage, qui publia en 1854 son Mémoire
sur les noms de lieu de la Belgique orientale, suivi
en 1859 d'un Vocabulaire pour la même région. Il n'y
avait là, du reste, qu'un premier travail de dégrossisse-
ment; ce n'était pas encore de la philologie. J. Quicherat,
en 1867, dans son étude De la formation française des
noms de lieu, traita le premier la question d'une façon
scientifique: il rechercha les règles de l'évolution des
noms. H. d'Arbois de Jubainville publia en 1890 un livre
qui fit sensation : Recherche sur V origine de la propriété
foncière et des noms de lieux habités en France (Période
celtique et période romaine). C'est un disciple de d'Ar-
bois, A. Longnon, qui constitua définitivement la topo-
nymie. Il en fit, depuis 1886, le sujet d'un cours à
l'Ecole des Hautes Etudes de Paris, cours que l'on publie
en ce moment et dont les principes sont appliqués
dans l'introduction du Dictionnaire topographique du
département de la Marne (1891), par le même auteur.-
C'est le premier travail à caractère scientifique qui ait
été publié sur l'ensemble des noms de lieu d'une région.
Il a été imité pour d'autres départements. En 1894, Giry
inséra dans son Manuel de diplomatique un chapitre
de 40 pages qui est actuellement le seul traité général sur
la toponymie française. Pour la Belgique, c'est l'ouvrage
de G. Kurth, La frontière linguistique en Belgique et
dans le nord de la France (1895-1896) qu'il faut encore
consulter actuellement; il ne va d'ailleurs pas au delà de
la période franque; les noms de Heu plus récents n'ont
guère été étudiés.
108 Le Flambeau.
En abordant l'examen des noms de lieu, il convient
de s'inspirer des principes qui régissent toute recherche
scientifique. Le premier commande d'écarter tout senti-
ment dans l'observation et la discussion des faits.
Il ne faudra donc considérer a priori aucun nom de
lieu comme dénué d'intérêt. Pourquoi le moyenâgeux
M ont-Saint- Jean serait-il plus ou moins intéressant que
Samarobriva, qui est celtique? Faire un choix préalable,
c'est imiter l'antiquaire collectionnant des pièces dites
curieuses; soyons donc des archéologues, et recueillons
le plus possible de documents authentiques sur le passé.
Pour étudier la toponomastique d'une région, c'est-
à-dire l'ensemble de ses noms propres de lieu, on suit
une marche générale bien déterminée. Dresser la liste
des noms actuels, et établir la succession des fotmes
anciennes de chacun d'eux, voilà par où l'on commence.
On explique ensuite, en appliquant les lois déjà connues
par l'étude des langues, l'évolution constatée, et Ton
rétablit autant que possible le sens primitif de chaque
nom.
Puis, opération essentielle, on classe ensemble tous les
noms offrant la même particularité: le même suffixe
(-aria, -etum, -acus); le même genre de composition
(-ville, saint-); la même langue; le même sujet (noms
empruntés à la flore) ; la transplantation d'un pays à un
autre; l'extension à de nouveaux objets (noms de cours
d'eau devenus noms de lieux habités). On découvre ainsi
une foule de règles de formation et d'évolution dont la
connaissance est précieuse en elle-même, et met en garde
contre de nombreuses erreurs.
Le couronnement du travail, c'est le classement par
époques; il établit, dans la toponomastique d'une région
donnée, ces plans, ce relief, qu'étaient incapables d'aper-
cevoir les premiers toponymistes. Remarque importante,
il n'est pas indispensable, pour en arriver là, de connaître
l'étymologie complète de chaque nomj; Tune de ses
Les Noms de lieux. 109
parties détermine souvent l'époque d'une manière pré-
cise. L'archéologue ne sait-il pas dater un tombeau au
moyen d'une simple poterie?
On comprendra d'ailleurs que plus on opère sur un
champ étendu, moins on a de chances de se tromper,
puisqu'on est guidé par des analogies de plus en plus
nombreuses.
En somme, la méthode toponymique moderne est basée
sur la prudence et la logique; on peut la juger à ses
résultats: nous sommes bien loin du scepticisme qui
paraissait jadis être l'aboutissement fatal des recherches
sur les noms de lieu. La toponymie a pris rang parmi
les sciences auxiliaires de l'histoire. Et à bon droit, car
elle fournit des conclusions solides sur l'histoire du pays
et des hommes qui l'ont habité. Tout comme les fossiles
font revivre les périodes géologiques lointaines, les noms
de lieu d'une région nous décrivent sa flore et sa faune
anciennes ; ils nous font voir les premiers établissements
humains dans les régions sauvages, l'extension des
cultures, la fondation des industries, l'action du com-
merce, de la religion, des institutions politiques et judi-
ciaires, de l'oppression, de la liberté.
C'est un vrai cortège historique qui passe devant nos
yeux: peuplades gauloises; propriétaires gallo-romains,
dont le sol nous a conservé les riches maisons de cam-
pagne ; légionnaires devenus colons ; guerriers barbares ;
rois, comtes, seigneurs, dames; serfs, exploités puis
affranchis; prêtres païens, moines chrétiens établis dans
les vieilles forêts ; cultivateurs, mineurs, forgerons, mar-
chands: voilà l'émouvant défilé qu'évoque si clairement
la toponymie de notre vieux pays. On n'éprouve aucun
regret à ne plus rencontrer chez nous l'ombre d'Ulysse et
les héros légendaires de la Scandinavie!
Auguste Vincent.
Les Médailleurs belges contemporains
A propos de l'Exposition d'Art belge au Musée Galliéra à Paris
et de la Triennale de Liège.
Il fut un temps pas bien lointain encore où la médaille
était sacrifiée dans les expositions. Les médailleurs grou-
paient leurs œuvres dans des cadres qu'on accrochait au
petit bonheur dans l'un ou l'autre coin dédaigné par les
peintres ou les sculpteurs, et les catalogues mentionnaient
simplement: un cadre de médailles.
Les salons internationaux de la médaille, de Bruxelles
en 1910 et de Gand en 1913, mirent en valeur cet art
généralement considéré chez nous comme mineur, bien à
tort toutefois : pour modeler ou graver une médaille, ne
faut-il pas tout autant de temps et de talent que pour
peindre une toile ou camper une figure? Et c'est alors
que pour la première fois les médailles furent décrites une
à une.
Cette innovation permit au public de se rendre un
compte exact de ce qui se faisait dans le domaine de la
gravure en médailles, et d'apprécier avec plus de facilité
l'effort des artistes. Or, en Belgique ils sont nombreux.
La Société des Amis de la Médaille d'Art que celle en 1901
Alphonse de Witte, ne compte pas moins d'une vingtaine
de membres artistes en regard de plus de trois cents
membres amateurs. La production des médailleurs belges
est abondante et dénote un haut souci de dignité. Elle
mérite donc de retenir l'attention du grand public. L'acti-
vité de nos médailleurs vient d'être mise en relief par
deux manifestations artistiques, l'Exposition d'Art belge
Les Médailleurs belges contemporains . 111
au Musée Gailiéra à Paris et la Triennale de Liège. Ce
sont les enseignements qui s'en dégagent qui font l'objet
de ces quelques notes.
Chargé d'organiser une Exposition d'art belge à Paris,
M. Paul Lambotte, le distingué commissaire du gouverne-
ment belge pour les expositions à l'étranger, fit appel
au concours des Amis de la Médaille pour assurer une
large participation des médailleurs, et confia au président
de cette société le soin de choisir et d'exposer les œuvres
qui devaient faire connaître nos artistes en France.
Le Musée Gailiéra se prêtait tout particulièrement à
une tentative de ce genre; son grand vaisseau, éclairé
par un vaste lanterneau central, est orné de vitrines bijou-
tières à légère monture en cuivre et à plans inclinés, per-
mettant d'obtenir un éclairage partout excellent. Ces dis-
positions du local permirent de montrer les œuvres de nos
artistes dans des conditions tout à fait favorables, et
l'ensemble qui y fut disposé comportait au delà de six
cents pièces.
Celles-ci furent placées sur un fond de soie brochée
aux teintes mauves qui mettait en valeur les métaux. Les
envois des différents artistes furent juxtaposés sans se
confondre, et les pièces groupées, quand c'était possible,
d'après la nature des sujets. Ainsi, au centre de l'envoi
de Godefroid Devreese, qui était le plus important, se
trouvaient les portraits du Roi entourés par ceux des
diplomates accrédités à Bruxelles. Les plaquettes et
médailles des œuvres d'assistance pendant la guerre for-
maient un ensemble; il y avait aussi le coin des numis-
mates, celui des grands industriels, etc.
On avait cherché à reposer l'œil en faisant alterner les
patines fauves du bronze avec celles plus froides des
pièces argentées ; on avait groupé les breloques de petit dia-
mètre autour de plaques importantes. Il en résultait —
la nature des vitrines et l'arrangement se complétant l'un
l'autre — un coup d'œil véritablement joli et élégant. Dès
112 Le Flambeau.
l'entrée dans la salle, les médailles attiraient le visiteur
par leur présentation d'autant plus que les œuvres de
sculpture et de peinture qui les entouraient étaient moins
favorisées par l'éclairage.
Enfin, un catalogue détaillé, au moyen de numéros
placés directement sous chaque pièce, permettait de se
rendre compte de la nature de chacune.
Toute différente se présente l'exposition des médailles
à la Triennale de Liège. Là encore, le Comité organisa-
teur a eu le bon esprit de faire appel à la société Les Amis
de la Médaille d'Art et c'est encore son président qui,
investi de la pleine confiance des artistes, a fait le choix
des œuvres et procédé à leur placement.
A Liège, plus de quatre cents médailles ont été répar-
ties entre quatre grandes vitrines. Celles-ci sont inclinées
et adossées deux à deux ; elles sont placées directement
sous des lanterneaux qui leur distribuent une lumière
généreuse et les médailles reposent sur une soie violette
transparente, étendue sur un fond de grosse toile de jute
qui les fait tout particulièrement ressortir.
L'impression que produit cette disposition est absolu-
ment différente de celle que l'on ressentait à Paris; à
Liège, elle donne une sensation de puissance; elle est
plus majestueuse; ce qu'elle a perdu en légèreté à cause
des grandes dimensions des vitrines, elle l'a regagné en
force. La grande surface des panneaux vitrés est d'ail-
leurs coupée par deux barres transversales, dont on a
tiré parti pour séparer certains envois les uns des autres.
Enfin, chaque pièce possède son numéro qui permet de
la retrouver sans peine au catalogue.
Ces deux expositions inaugurent, ainsi qu'on le voit,
une nouvelle manière d'exposer les médailles. Celles-ci
sont présentées librement sur un fond qui les fait valoir.
La conclusion qui s'impose est que les cadres doivent
être définitivement abandonnés et mc, 'désormais, dans
toutes les expositions où il y aura des médailles, celles-ci
Les Médailleurs belges contemporains. 113
devront être présentées dans des vitrines. Il y va de
l'intérêt des artistes.
Il n'est pas inutile d'examiner brièvement les progrès
qui ont été accomplis par nos médailleurs dans ces dix
dernières années; l'exposition du Musée Galliéra et celle
de la Triennale de Liège offrent en effet au public l'occa-
sion de s'en rendre un compte très exact, puisque les
meilleures œuvres produites pendant ce laps de temps
y figurent toutes.
Le plus fécond et le plus complet de nos médailleurs
pendant cette période a été Godefroid Devreese. Son
labeur fut acharné. Il n'avait pas moins de 156 numéros
à Galliéra, et il en compte 66 à Liège. Jamais son habileté
ne se dément ; il se rit des difficultés, et si parfois l'inspi-
ration ne l'a pas visité, l'exécution reste impeccable.
Il est un maître dans le portrait. Il excelle à saisir les
traits caractéristiques des personnages qu'il représente.
La série de ses diplomates, LL. EE. P. de Margerie, le
marquis de Villalobar, Brand-Whitlock, sir Francis Hyde
Villiers, Trandafir G. Djuvara, Maurice van Vollenhoven,
forme une suite qui peut rivaliser avec les portraits des
meilleurs médailleurs français de la fin du xixe siècle, et
qui est supérieure aux meilleures médailles françaises
actuelles.
Mais Godefroid Devreese n'est pas seulement portrai-
tiste. Il sait établir une composition. Nul mieux que lui
n'excelle à ordonner ses personnages et à les poser exac-
tement à leur place. Il possède à fond la connaissance du
dessin et celle des plans qui sont indispensables à tout
bon médailleur. Par son habileté de portraitiste et sa
science de la composition, l'on peut dire qu'il est notre
médailleur le plus complet.
Evidemment, dans une production aussi considérable,
il y a aussi des faiblesses. Certaines plaquettes des
œuvres de guerre notamment, conçues peut-être avec
trop de hâte, appellent les rigueurs du censeur.
114 Le Flambeau.
Mais à côté de cela, que de belles réalisations I je tirerai
hors pair la médaille Souviens-toi, modelée pour le
Comité provincial du Brabant. On y voit l'Histoire, sous
les traits d'une gracieuse jeune femme, écrivant Souviens-
toi sur une tablette que contemple un enfant vu de dos.
Le rival actuel de Godefroid Devreese en matière de
portraits est Armand Bonnetain. Cet artiste, jeune
encore, est un travailleur acharné, un chercheur qui
n'ignore pas l'histoire de l'art de la gravure en médailles,
et qui puise dans le commerce des maîtres anciens des
conseils pour les réalisations présentes.
Aussi travaille-t-il de plusieurs manières. Son portrait
de M. Gaston de Levai, réduit au tour, est de fort belle
tenue, et d'une observation perspicace.
Mais cet artiste ose aussi depuis plusieurs années tra-
vailler directement à grandeur. Il nous a donné par ce
procédé, il y a déjà longtemps, les portraits d'Emile Ver-
haeren et de M. Jules Destrée qui sont pleins de caractère.
Dans sa dernière œuvre de ce genre, le portrait du peintre
Albert Claes-Thobois, il se rapproche de plus en plus de
la perfection. Bientôt il sera maître de la matière, et la
médaille coulée d'après un modèle exécuté directement à
grandeur est certainement la forme d'art la plus parfaite
qui se puisse imaginer, puisque là il n'y a point d'inter-
médiaire entre le travail de l'artiste et le résultat définitif.
M. Bonnetain attaque aussi le métal au burin, mais là.
il en est encore à la période des essais, essais pleins de
promesses. Son étude de biche, ses devises, A ma guise,
Quand même, montrent qu'il ne possède pas encore la
hardiesse nécessaire pour ce genre de gravure. Il hésite à
attaquer le métal en profondeur et burine trop en surface.
Il se corrigera de ce défaut, car je suis convaincu pour ma
part qu'il est entré dans une voie où il remportera des
succès.
A quoi M. Bonnetain doit encore appliquer toute son
attention, c'est à la science des compositions. Jusqu'à
Les Médailleurs belges contemporains. 115
présent, dans toute son œuvre, il n'en est pas une où se
lise la maîtrise de la perspective. Ses personnages sont
d'ordinaire juxtaposés sur un seul plan, à la file indienne,
ou en ligne. Mais cet artiste bien doué et qu'aucune diffi-
culté ne rebute saura bien certainement acquérir prompte-
ment ce qui manque encore à son talent pour être
complet.
Un troisième artiste dont la production s'est fortement
intensifiée depuis la guerre, c'est Alphonse Mauquoy.
Il nous a donné de nombreuses médailles et breloques des
œuvres de guerre anversoises, des portraits du Roi et de
la Reine, du cardinal Mercier et de bien d'autres encore.
Dans le portrait, Alphonse Mauquoy a la main un peu
lourde. Ses effigies, fort bien observées, sont souvent
trop massives, et me paraissent manquer de souplesse.
Là où l'artiste fait preuve d'une habileté supérieure,
c'est dans ses compositions. Il excelle à créer des champs
dont il règle à volonté la profondeur ; il y place ses per-
sonnages chacun à son plan avec une remarquable dex-
térité. Ses personnages sont élégants, ses draperies
légères, les ensembles gracieux. Sous ce rapport, la pre-
mière médaille de la série commémorative de la guerre
qui va être éditée par les Amis de la Médaille, et dont
une frappe d'essai se trouve à la Triennale de Liège,
fournit un exemple tout à fait probant (1). Au droit, l'ar-
tiste a campé un groupe de cinq femmes pour représenter
la scène par laquelle la Prusse garantit en 1839 la neutra-
lité belge. Bien qu'il n'y ait point de ligne «d'horizon, on
éprouve nettement l'impression que le groupement est
fait en profondeur. Le revers montre la Belgique désar-
mée résistant à l'Allemagne qui veut la réduire à merci.
Les deux personnages, pleins de noblesse, se trouvent
au milieu d'un paysage très vaste : à gauche, le pays de
Liège en plein travail, à droite la frontière que franchis-
(1) Voyez le fac-similé ci-joint.
116 Le Flambeau.
sent les bataillons teutons déchaînant partout l'incendie.
M. Mauquoy est un artiste de grand avenir.
La guerre nous a révélé le talent de médailleur d'un
sculpteur liégeois, Georges Petit. Auparavant il avait très
peu produit. Pendant l'occupation, sous l'impulsion d'un
éditeur de médailles liégeois, M. Joseph Lissoir, dont le
zèle égale l'amour qu'il ressent pour les médailles, il a
modelé entre autres la médaille de la soupe scolaire à
Liège, et celles de la reconnaissance de la Belgique à la
Hollande et à l'Amérique où il fit preuve de goût et d'ima-
gination dans la conception ainsi que de bonnes qualités
d'exécutant. Dans le portrait, il n'a pas encore produit
un nombre d'œuvre suffisant pour qu'il soit possible de
porter sur lui un jugement sûr. Ses effigies du Roi, de
Charles Magnette, de Paul Van Hoegaerden, de Charles
Michel présentent chacune un caractère différent : sa ma-
nière n'est pas encore bien assise, mais tous ces portraits
témoignent d'un effort consciencieux. Sa plus belle
œuvre est incontestablement le revers de la médaille
offerte au président Poincaré lors de sa visite à Liège.
Il a su réellement y capter le mouvement. Il faut voir
comment la France y embrasse la ville de Liège.
Un excellent sculpteur anversois, Josué Dupon, a pro-
duit un nombre de médailles assez considérable, princi-
palement dans ces toutes dernières années. Toutes portent
l'empreinte caractéristique de son incontestable talent.
Elles sont traitées largement, par grands plans, mais peut-
être ne sont-elles pas assez poussées dans le détail en vue
de la réduction. La médaille, en effet, n'est pas faite pour
être regardée à distance. De là, pour les médailleurs
l'obligation de simplifier les grands plans et d'exagérer
certains détails — les extrémités, mains, pieds, etc., par
exemple. C'est par là que pêche quelque peu l'artiste
anversois, qui possède une personnalité bien arrêtée, et
qui, s'il le veut, nous donnera bientôt des médailles de
plus en plus parfaites.
Les Médailleurs belges contemporains. 117
Pendant la Guerre, Paul Wissaert a fait un long séjour
en Angleterre. Il en a rapporté une série de portraits vrai-
ment curieux. De même qu'au xvie siècle le médailleur
anversois, Steven van Herwyck, s'y était complètement
transformé, Paul Wissaert y a été fortement influencé
dans sa nature artiste. Il y a puisé une finesse et une
distinction que Ton remarquera dans ses portraits de
Lesley, de Maysie, de Ghilon, de William Hunter, etc.
Ses dernières effigies d'enfants, Jan, par exemple, sont
tout simplement délicieuses. Il ne nous a plus rien donné
en matière de composition : en général ses dernières mé-
dailles et plaquettes sont coulées et unifaces. Nous atten-
dons donc qu'il nous montre de beaux revers, bien con-
çus et exécutés avec maîtrise.
Un des artistes qui ont fait le plus de progrès, c'est
Joseph Witterwulghe. Sa plaquette d'Albert Aerts a de
la ligne et d'excellentes qualités de modelé. Ses lignards,
ses cavaliers, ses artilleurs sont bien mis en page et exé-
cutés avec brio. Son Léo aquilam vincit possède de
l'allure. Il y a encore toute une série de petites bre-
loques: Déporté, Aide et protection aux aveugles, La
grande famille, où il montre qu'il sait composer et exécu-
ter. On peut lui faire confiance pour l'avenir.
• Eugène-J. De Bremaecker, qui a fait la guerre, en est
revenu avec une série de portraits de militaires qui
attestent un effort suivi de bons résultats. Le comte
d'Athlone, le commandant Génie, le général Jungbîuth,
et surtout le colonel Depage sont remarquables. Le défaut
de M. De Bremaecker est de ne pas arrêter suffisam-
ment ses figures. En général il travaille un peu flou, et
cela ne va pas sans inconvénients lorsqu'il s'agit par
exemple d'insignes destinés à être portés et par consé-
quent à s'user promptement. Mais M. De Bremaecker a
montré lui-même qu'il sait fort bien abandonner à l'occa-
sion cette manière de faire, sa plaquette Depage en four-
nit la preuve, de même que sa plaquette du cinquante-
118 Le Flambeau.
naire de l'Ecole industrielle de Bruxelles où la compo-
sition est gracieuse et de bon relief.
De M. Paul Du Bois, il y a peu de chose à dire: il n'a
guère produit depuis la guerre, et ses derniers travaux
présentent le même caractère anguleux que ses médailles
précédentes. Sa grande médaille du marquis de Villalo-
bar, bien que la poitrine de l'ambassadeur soit creusée
en demi-cercle et que le col soit raide telle une pièce de
métal, ne manque pas d'allure. Sa tète de femme intitulée
Pax, et sa médaille du Comité bruxellois de Secours et
d'Alimentation sont des exemples typiques de sa facture
habituelle.
Frantz Vermeylen, en dépit du mauvais état de sa
santé ébranlée par les émotions de la guerre a fait un
effort récompensé par le succès : sa grande médaille cou-
lée du Secours discret de Louvain est un véritable modèle
d' œuvre de ce genre. Le buste de jeune fille du droit est
modelé avec sentiment et plein de l'expression requise;
l'invention, dans la composition du revers, est réfléchie
et parfaitement adéquate au sujet. Je signalerai encore
deux bons portraits de cet artiste: ceux d'Alfred Nerincx
et du vicomte B. de Jonghe, ce dernier avec un revers
parfaitement bien ordonné et supérieurement exécuté, et
un troisième moins réussi, celui de Michel Levie.
Charles Samuel n'a guère modelé depuis la guerre. En
1914, il avait préparé une composition harmonieuse et
bien mise au point pour le Congrès pour la protection
des œuvres littéraires et artistiques qui devait se tenir
à Leipzig. La plaquette ne fut pas exécutée par suite des
circonstances et il n'en existe que des galvanos. Depuis,
il a gravé une petite breloque à la tête de la Reine pour
l'ambulance du Palais royal, avec la distinction qui lui
est habituelle, et il a exécuté la médaille de M. Hector
De Backer, mais personnellement je n'aime pas beau-
coup cette pièce qui est nettement inférieure aux portraits
Les Médailleurs belges contemporains . 1 19
de Léopold II, de Gevaert et du comte Goblet d'Alviella
exécutés jadis par cet excellent artiste.
On doit à un médailleur à la sensibilité très délicate,
Pierre Theunis, plusieurs plaquettes d'oeuvres de guerre.
Leur auteur y fait preuve de beaucoup de goût dans l'in-
vention, d'une grande habileté d'exécution, mais il tra-
vaille avec des reliefs à peine perceptibles et il compte
trop sur la patine pour les faire saillir. Il y a infiniment
de sens artistique dans sa médaille des Olympiades d'An-
vers. Mais pour le sujet du droit je ne suis pas d'accord
avec lui. Il y représente un bige antique monté par un
aurige un peu mièvre. C'est à mon avis une erreur: les
courses de biges sont abandonnées depuis l'antiquité.
Les Olympiades ne les ont pas ressuscitées. Alors pour-
quoi les représenter? N'eût-il pas mieux valu choisir
un sujet moderne — les exercices athlétiques en usage
aujourd'hui peuvent en fournir un grand nombre qui se
prêtent à une représentation plastique — et le figurer
avec une robustesse d'exécution digne de celle des cham-
pions du stade? M. Theunis en eût été parfaitement capa-
ble. J'ai vu récemment un portrait en médaille exécuté
par lui avec une belle vigueur.
Floris de Cuyper n'a pas gravé beaucoup de médailles
depuis la guerre. Antérieurement il a exécuté des œuvres
empreintes d'une belle noblesse et d'une rare élégance.
On se souvient de sa médaille de l'Inauguration de
l'Aquarium de la Société Royale de Zoologie à Anvers.
Il faut cependant signaler sa plaquette de Jan van Ruys-
broeck, exécutée pour les Amis de la Médaille d'Art.
Bien que la composition en soit extrêmement touffue,
on doit admirer l'habileté avec laquelle il a rendu Tappa-
rition du Christ accompagné d'anges au prieur du cou-
vent de Groenendael, et les deux figures symboliques
du revers, si bien disposées auprès de la source. Les
portraits de ses filles qu'il vient de nous donner sont un
peu durs, d'un beau réalisme.
120 Le Flambeau.
Il y a encore à retenir une belle médaille d'allure
Renaissance de Mlle Jenny Lorrain, intitulée Infanzia in
te si spera, exécutée pendant la guerre. Cette artiste con-
sciencieuse a également croqué un type bruxellois de la
guerre, le fraudeur de pommes de terre, en une médaille
coulée à laquelle elle a donné le nom symbolique de
« patates ». Je crois que c'est une erreur de confier au
bronze de semblables sujets qui conviendraient mieux à
la terre cuite. Mais il faut retenir la note pittoresque que
l'artiste a su mettre dans sa composition.
Il convient de citer aussi dans cette brève revue la
médaille de la défense de Dixmude par les fusiliers ma-
rins de Jean Lecroart, une œuvre qui ne prétend qu'à
être documentaire, mais qui, à cet égard, est parfaite-
ment réussie. M. Lecroart nous a fourni avant la guerre
des gages nombreux de son talent de médailleur et nul
doute que, s'il se remet à l'art de la médaille, il ne nous
donne encore bien d'excellentes choses.
Les portraits du cardinal Mercier et de M. Ferdinand
Golenvaux de Jules Jourdain sont consciencieux et dignes
de ses œuvres antérieures. C'est de la vraie médaille.
Par contre, les plaquettes de Gustave Charlier sont de
simples bas-reliefs réduits, ainsi que le portrait de
M. Francqui par Jules Lagae qui, largement conçu et exé-
cuté avec le talent que possède ce grand artiste, effraye
un peu par l'épaisseur du flan. M. Lagae a été hanie par
le souvenir de Dillens.
Mais l'artiste qui s'est écarté le plus des exigences de
l'art de la médaille, c'est Frans Huygelen dans sa mé-
daille commémorative de la campagne des troupes belges
au Congo. C'est un énorme morceau de métal torturé en
tous sens par une composition à laquelle manque totale-
ment le sens de la mesure, et ce bel équilibre qui est le
summum de l'art. Toutes les exigences.de la technique
y sont systématiquement violées, et l'on peut dire que
Les Médaiileurs belges contemporains. 121
cette œuvre est un excellent exemple de tout ce qu'il
convient d'éviter.
En résumé, si l'on jette un coup d'œil sur le labeur
réalisé depuis la guerre par nos graveurs en médailles,
on constate qu'ils ont accompli des progrès considérables.
Ils ont affiné leur art, élargi leur conception, perfec-
tionné leur technique et produit une série de médailles
d'une belle tenue artistique. Actuellement, dans l'ensem-
ble, ils réapparaissent comme supérieurs au groupe des
médaiileurs français contemporains. L'on peut dire que
ce résultat est dû en grande partie à l'action de la Société
Les Amis de la Médaille d'Art.
Dans tous les domaines, l'union fait la force.
Victor Tourneur.
L'Italie après la Guerre
La Triple-Aliiance laissait à l'Italie toute liberté de s'en-
tendre avec la France et l'Angleterre pour la défense de
ses intérêts méditerranéens. Elle était dirigée contre la
France et la Russie et non contre l'Angleterre; mais
l'Allemagne s'en servait pour réaliser son rêve de domi-
nation universelle. L'Angleterre s'en alarma. Elle rallia
à sa cause la France, la Russie et les autres nations, aux-
quelles l'hégémonie allemande aurait pu être fatale. Dès
lors la rivalité anglo-allemande pour la question d'Orient
et la suprématie maritime ne fit que s'envenimer de plus
en plus". L'Allemagne souleva la question du Maroc et
provoqua la Conférence d'Algésiras, pour connaître les
Etats sur lesquels elle pouvait compter dans sa lutte contre
l'Angleterre.
Depuis la Conférence d'Algésiras jusqu'à la veille de
la guerre mondiale, l'Italie, gouvernée presque toujours
par M. Giolitti, s'était rangée du côté de l'Entente anglo-
franco-russe, pour la défense de ses intérêts méditerra-
néens et balkaniques, non garantis par la Triple-Alliance
et fort menacés par la politique austro-allemande.
En 1913, elle refusa de marcher à côté de l'Allemagne et
de l'Autriche dans la guerre que celles-ci projetaient de
déclarer alors à la Serbie et aux puissances qui auraient
voulu en prendre la défense.
L'Allemagne, pendant une alliance de 32 ans, avait
acquis, sous tous les rapports, trop d'influence en Italie,
pour que ceile-ci pût, sans grand danger, se déclarer
ouvertement contre elle. M. Giolitti l'avait bien compris
L'Italie après la guerre. 123
et avait agi en conséquence; mais l'Allemagne ne s'était
pas moins méfiée de lui et de l'Italie.
A la suite des élections générales de 1913, M. Giolitti
ne réussit pas, en 1914, à former, à la Chambre des
députés, une majorité forte et sûre. Sa demande de nou-
veaux fonds nécessaires à l'armée depuis la campagne de
Tripoli, souleva la plus vive opposition de la part des
socialistes. Il abandonna le pouvoir sans combat.
M. Salandra forma un ministère d'antigiolittistes avec un
programme militaire plus modeste. Les rapports entre
l'Autriche et l'Italie concernant la question albanaise s'en-
venimèrent encore plus et à la veille de l'ultimatum de
l'Autriche à la Serbie, des émeutes, organisées par l'anar-
chiste Malatesta, éclatèrent, pendant une semaine, dans
plusieurs régions de l'Italie, afin de provoquer partout
la révolution.
Lorsque l'Allemagne et l'Autriche déchaînèrent la
guerre mondiale, l'Italie proclama sa neutralité. La pro-
pagande faite par les partisans de l'Entente pour faire
sortir l'Italie de sa neutralité fut très active et très
ardente ; mais elle se heurta à la plus vive opposition des
neutralistes, fort nombreux et très puissants dans le pays.
M. Giolitti se prononça pour la neutralité. Il en espérait
de grandes concessions de l'Autriche à l'Italie. A son
insu, en 1915, MM. Salandra et Sonnino rompirent toute
négociation avec l'Autriche, signèrent avec l'Entente le
traité de Londres et dénoncèrent le traité de la Triple-
Alliance. Il s'en suivit la plus vive agitation dans le pays.
M. Salandra donna sa démission. Les interventionnistes
organisèrent des démonstrations publiques pour la guerre
aux empires centraux, demandèrent et obtinrent le retrait
de la démission de M. Salandra, forcèrent M. Giolitti à
quitter Rome et le dénoncèrent comme traître à la patrie.
Ces dissentiments entre neutralistes et intervention-
nistes ne permirent à l'Italie de déclarer la guerre à
124 Le Flambeau.
l'Autriche que le 24 mai 1915, vingt jours après la dénon-
ciation du traité de la Triple-Alliance. L'Italie ne put atta-
quer par surprise l'Autriche et en perdit tous les avan-
tages militaires.
M. Salandra ne déclara la guerre qu'à l'Autriche. Ce
fait lui a été reproché par M. Giolitti comme peu con-
forme au traité de Londres, qui obligeait l'Italie à déclarer
simultanément la guerre à tous les ennemis de l'Entente.
La guerre à l'Allemagne et aux autres ennemis ne fut
déclarée qu'une année après, lorsque M. Boselli succéda
à M. Salandra.
Fort peu préparée pour une guerre offensive, l'Italie
dut attaquer l'Autriche dans ses redoutables et formi-
dables retranchements avec une armée dépourvue d'ar-
tillerie de siège et de campagne, au moment où les Russes
abandonnaient la Galicie et opéraient leur retraite.
Les conséquences militaires et économiques d'une
guerre entreprise dans d'aussi mauvaises conditions ne
tardèrent pas à se manifester et à produire les plus tristes
effets sur l'esprit public. Les neutralistes impénitents et
les socialistes s'en prévalurent pour décrier la guerre et
les hommes qui l'avaient voulue.
Le défaut d'unité d'action entre les Etats de l'Entente
amena l'invasion du Monténégro, de la Serbie et de la
Roumanie. Il causa la débâcle, la révolution et la défection
de la Russie. La situation militaire de l'Italie s'en ressen-
tit fortement et sa situation intérieure s'aggrava. Les
socialistes exaltèrent la révolution russe et s'unirent aux
neutralistes pour réclamer la paix et prêcher la désertion
devant l'ennemi. Dans ces conditions militaires et poli-
tiques l'Italie fut battue à Caporetto. Elle perdit tous les
fruits de ses victoires et une partie de son territoire.
Après la défaite de Caporetto, qui eut lieu à la fin d'oc-
tobre 1917, M. Orlando succéda à M. Boselli dans la
direction des affaires publiques. Il engagea le pays à la
L'Italie après la guerre. 125
plus indomptable résistance. Pour combattre et désorga-
niser militairement et politiquement l'Autriche, il conclut
le pacte de Rome avec les Yougo-slaves et les Tchéco-
slovaques. La grande victoire de Vittorio-Veneto, cou-
ronna, en octobre 1918, tous les efforts faits par l'Italie
pour vaincre l'Autriche; mais les Alliés ne la récompen-
sèrent guère de ses grands sacrifices de sang et d'argent
pour le triomphe de leur cause.
Les polémiques entre Italiens et Serbes, entre Italiens
et Italiens sur les questions de l'annexion de Fiume et de
l'exécution du traité de Londres, les démêlés de MM. Or-
lando et Sonnino sur ces questions, leur rupture avec
M. Wilson, l'insuccès presque complet de leur politique
de guerre provoquèrent en Italie la plus vive réaction
contre la guerre.
Le ministère Orlando fut renversé et M. Nitti, qui en
avait fait partie après la défaite de Caporetto et en était
sorti après l'armistice à cause de ses dissentiments avec
MM. Orlando et Sonnino sur la question de Fiume et
l'exécution du traité de Londres, prit les rênes du gou-
vernement.
Sous M. Nitti la situation intérieure et extérieure de
l'Italie s'aggrava encore plus. M. d'Annunzio s'insurgea
contre sa politique extérieure et occupa Fiume. Les socia-
listes demandèrent et obtinrent l'amnistie pour les déser-
teurs et l'enquête sur la défaite de Caporetto. L'armée fut
vilipendée; ses officiers furent insultés et attaqués dans
les rues. Du plus humble ouvrier aux plus hauts fonc-
tionnaires tous s'agitèrent pour l'amélioration de leurs
conditions économiques et l'obtinrent par la violence.
Les paysans envahirent les terres des particuliers et se
les partagèrent sous les yeux de la police. L'indiscipline
et l'anarchie triomphèrent partout. Les socialistes et les
anarchistes devinrent les véritables maîtres du pays.
Au milieu de tous ces troubles et agitations eurent lieu
126 Le Flambeau.
les élections générales législatives avec le système de la
représentation proportionnelle, que M. Nitti avait fait
voter par les Chambres pour contenter les socialistes et
les catholiques. Beaucoup de députés, parmi lesquels
M. Sonnino, ne se représentèrent pas. Une grande partie
de la bourgeoisie, effrayée, terrorisée et désorganisée,
s'abstint de prendre part à la lutte électorale. Tous les
candidats de tous les partis, qui plus, qui moins, sacri-
fièrent à l'esprit du jour et brûlèrent de l'encens devant
l'autel de la révolution sociale et économique. Parmi
les libéraux, M. Giolitti formula un programme très
avancé, qui scandalisa beaucoup les conservateurs et
les industriels. Les partis socialiste et catholique qui,
par leur propagande, se montrèrent les plus révolu-
tionnaires, remportèrent le plus de succès. Les socia-
listes, au nombre de 156 et les catholiques, au nom-
bre de 100, conquirent la moitié des sièges de la Cham-
bre. Les libéraux, fort réduits et partagés en groupes
et petits groupes, ne pouvaient plus rester à la direc-
tion du gouvernement qu'en s'appuyant tantôt sur les
socialistes, tantôt sur les catholiques, par des conces-
sions aux uns et aux autres. Il en résulta une situation
parlementaire qui rendit impossible la constitution d'un
ministère appuyé sur une forte et stable majorité, ayant
le même programme de politique intérieure et extérieure.
Les socialistes ne voulurent pas participer au pouvoir ni
avec les libéraux ni avec les catholiques. Assez forts et
bruyants pour rendre impossible, par leur obstruction-
nisme, tout travail de la Chambre, ils jouirent de tous
les avantages du pouvoir sans en assumer les responsa-
bilités. Leur succès électoral, leur puissance parlemen-
taire, leur attitude fort aggressive envers la monarchie, la
bourgeoisie et les industriels, le retour en Italie de l'anar-
chiste Malatesta, la propagande communiste portèrent au
plus haut degré l'esprit de rébellion.
L'Italie après la guerre. 127
Le chaos à l'intérieur, la révolte de la Lybie, la guerre
d'Albanie, les questions de Fiume, de PIstrie et de la
Dalmatie non encore résolues, l'Italie toujours isolée à
l'étranger, le budget en déficit de 14 milliards, ce fut le lot
qui échut à M. Giolitti, lorsqu'il succéda à M. Nitti.
Les révolutionnaires, les conservateurs, les nationa-
listes, les spéculateurs de la guerre, tous ont concouru à
rendre plus difficile la tâche de M. Giolitti. Les révolu-
tionnaires ont tout osé pour discréditer le plus possible
l'Etat et faire triompher le communisme. Les conserva-
teurs ont tout mis en œuvre pour faire avorter le pro-
gramme social, économique et financier de M. Giolitti.
Les nationalistes ont recouru à tous les moyens pour con-
server Fiume, l'ïstrie et la Dalmatie à l'Italie. Les spécu-
lateurs de la guerre, exaspérés par les mesures prises
contre eux, ont créé à M. Giolitti toute sorte de difficultés,
en aggravant énormément la situation économique et
financière du pays par la hausse exorbitante des prix de
toute chose et la baisse effrayante des fonds publics.
Lorsque les socialistes s'opposèrent à la continuation
de la guerre contre l'Albanie, en empêchant tout envoi
de troupes et en réclamant le rappel de celles qui s'y
trouvaient, M. Giolitti dut plier et abandonner même
Valona, qu'il aurait voulu conserver à l'Italie.
Lorsque les ouvriers occupèrent les fabriques et y
établirent des tribunaux révolutionnaires, M. Giolitti les
laissa faire. Il attendit qu'ils en sortissent volontaire-
ment. Ils en sortirent après le décret de M. Giolitti, qui
leur promit le contrôle sur les usines Les industriels se
montrèrent fort mécontents de M. Giolitti, qui n'avait
pas employé la force contre les ouvriers. Ils acceptèrent
le principe du contrôle ouvrier, mais ils se réservèrent
d'en discuter l'application. Sur ce point ils ne s'enten-
dirent pas avec les représentants des ouvriers. M. Gio-
litti déclara alors qu'une loi résoudrait la question; mais
128 Le Flambeau.
le projet qu'il présenta ne plut ni aux industriels ni aux
ouvriers.
Après l'occupation des fabriques, les industriels som-
mèrent le Gouvernement d'être, à l'avenir, plus éner-
gique, s'il ne voulait pas qu'ils organisassent dans le
pays une force armée qui tînt tëtQ à la garde rouge
des communistes. Les socialistes communistes dénon-
cèrent comme traîtres au parti les socialistes qui avaient
persuadé les ouvriers d'évacuer les fabriques.
M. Giolitti profita de cette scission du parti socialiste
pour arrêter l'anarchiste Malatesta. Cet acte et le projet
de loi sur l'augmentation du prix du pain Je réconcilièrent
avec les conservateurs et les industriels.
Après l'arrestation de Malatesta et d'autres anarchistes,
M. Giolitti songea à s'accorder avec les Serbes pour faire
cesser dans le pays toute agitation relative à Fiume. Il
signa avec les Serbes le traité de Rapallo, qui attribue
toute l'Istrie, avec Zara et quelques îles à l'Italie, et
toutes les autres îles et la Dalmatie, moins Zara, à la
Serbie. Fiume est érigé en Etat indépendant avec un ter-
ritoire touchant au territoire italien et à celui des Yougo-
slaves. De ses deux ports celui de Baross doit-il lui être
attribué ou être accordé aux Yougo-Slaves? On ne le
sait pas encore. Toute question soulevée par l'exécution
du traité de Rapallo doit être soumise à l'arbitrage du
président de la Confédération suisse.
M. d'Annunzio s'opposa à l'exécution de ce traité. Il
fit appel à l'armée et à la flotte pour qu'elles s'unissent
à lui. Une partie de la flotte répondit à son appel. Il
menaça de se rendre à Rome et d'en chasser M. Giolitti
comme en mai 1915. Amis, sénateurs et députés mirent
tout en œuvre pour faire cesser son opposition. Il ne se
rendit à aucune raison. La veille de Noël Fiume fut, à
l'improviste, attaqué, p«r terre et par mer, par les
troupes italiennes. Les légionnaires de d'Annunzio répon-
L'Italie après la guerre. 129
dirent à l'attaque et pendant quelques jours l'Italie assista
avec la plus profonde douleur à cette lutte sanglante et
fratricide.
Après que M. Giolitti eut battu M. d'Annunzio, les
socialistes se rassemblèrent à Livourne pour décider s'ils
devaient oui ou non se prononcer pour la révolution
immédiate contre la bourgeoisie. Les socialistes antirévo-
lutionnaires l'emportèrent, mais leur adhésion à l'Inter-
nationale de Moscou et leur engagement de faire avorter
le projet de loi sur l'augmentation du prix du pain ne
rassurèrent point les industriels et la bourgeoisie. Effrayés
par la résolution que les socialistes communistes avaient
prise de se séparer des autres socialistes et de pousser
tout de suite les masses ouvrières à la révolution sociale,
les industriels et les propriétaires n'hésitèrent pas un
instant à réagir. Ils réunirent et organisèrent les anciens
combattants et les nationalistes en un seul faisceau
d'hommes résolus à combattre les communistes et les
anarchistes de manière à leur enlever toute envie de
troubler, à l'avenir, l'ordre social.
Les troubles provoqués en Toscane et ailleurs par les
communistes, l'obstructionnisme fait à la Chambre par
tous les députés socialistes contre le projet de loi pour
l'augmentation du prix du pain, poussèrent les indus-
triels et les propriétaires à lancer les fascistes contre les
communistes.
Depuis lors les fascistes ont tout fait pour terroriser
et désorganiser le parti socialiste. Ils en ont affronté les
chefs dans les rues, dans les cafés, dans les gares, dans
les bureaux, dans les maisons. Ils les ont insultés, battus,
blessés et parfois tués. Ils ont arboré le drapeau tricolore
dans les communes socialistes, en ont fermé les maisons
communales et remis les clefs aux représentants du gou-
vernement. Ils ont organisé des expéditions punitives
contre les communistes, en envahissant, dévastant et
130 Le Flambeau.
incendiant leurs imprimeries, leurs coopératives et leurs
chambres de travail. Ils ont outragé et attaqué même
leurs députés. Ils ont parfois dévasté et incendié leurs
maisons.
Les violences des fascistes ont provoqué de violentes
réactions de la part des communistes. Il s'en est suivi,
tous les jours, dans les villes et à la campagne des ba-
tailles rangées avec morts et blessés de part et d'autre.
Après en avoir obtenu la modification, les socialistes
avaient approuvé le projet de loi pour l'augmentation du
prix du pain. Il restait à discuter l'examen d'Etat qui
intéressait les catholiques et le contrôle ouvrier qui inté-
ressait ies socialistes. Contre l'examen d'Etat s'était déjà
prononcée la Commission parlementaire chargée de faire
rapport à la Chambre. Le contrôle ouvrier, tel qu'il avait
été proposé par le gouvernement, ne contentait ni les
ouvriers, ni les industriels. Les nationalistes et les com-
battants demandaient une discussion approfondie sur la
question de Fiume, du port Baross et de toute la poli-
tique étrangère du Gouvernement. Les partisans de
M. Nitti voulaient sur une question quelconque renverser
le Ministère Giolitti. Une campagne de presse s'était
déchaînée dans le pays pour savoir si les comices élec-
toraux devaient être convoqués seulement dans les nou-
velles provinces annexées ou dans tout le pays. M. Nitti
et les socialistes s'étaient prononcés contre la seconde
hypothèse. La refonte des circonscriptions électorales
avait accrédité le bruit de la prochaine dissolution de la
Chambre. M. Nitti et l'opposition livrèrent bataille au
Ministère, mais ils ne réussirent pas à le renverser. La
menace de la dissolution de la Chambre avait produit son
effet sur la majorité des députés et le Ministère Giolitti
avait pu triompher de toute attaque de M. Nitti, des
socialistes et d'autres groupes de la Chambre.
Pendant les vacances de Pâques la Chambre a été dis-
L'Italie après la guerre. 131
soute par le roi. Elle rendait d'une part fort difficile la
vie à tout Ministère et avait, d'autre part, beaucoup
déplu à la bourgeoisie et aux industriels. Les comices
électoraux ont été convoqués pour le 15 mai et l'ouver-
ture de la nouvelle Chambre a été fixée au 11 juin. Les
élections ont eu lieu en pleine réaction fasciste contre les
socialistes. Par elles la bourgeoisie et les industriels espé-
raient prendre une revanche de la défaite électorale que
les socialistes leur infligèrent en 1919.
Giulio Gagliani.
Les Élections italiennes
Avant.
Depuis dix-huit mois, l'Italie souffrait d'un mal qu'on
peut qualifier : « révolution rentrée. » Lorsque la paix vint
décevoir les espérances du pays, que les conditions éco-
nomiques empirèrent et qu'à côté de la renaissance, du
refleurissement des autres nations frappées par la guerre,
on put croire que l'Italie portait au flanc une plaie ingué-
rissable, alors l'idée d'une révolution se fit jour sourde-
ment dans toutes les classes de la société. Ce mot de révo-
lution, prononcé depuis vingt ans par les socialistes, on
avait commencé à s'y habituer, à s'y résigner.
Jamais l'Italie ne sera plus préparée à un bouleverse-
ment social qu'elle ne le fut dans la période qui coïn-
cida avec la durée de la 25e législature. Un parlement de
fortune semblait la démonstration vivante de l'incapacité
du régime représentatif à résoudre les graves questions
de l'heure. Les socialistes avaient su prendre, grâce au
mécontentement général conséquent à la paix, et aussi,
ne l'oublions pas, grâce au fonctionnement nouveau de
la représentation proportionnelle, des avantages tels que
leur heure semblait venue. La révolution fut dès lors
comme une épée suspendue au-dessus de la tète d'une
bourgeoisie qui y tendait d'ailleurs le cou avec une doci-
lité de bétail, ne songeant dans l'entretemps qu'à boire
jusqu'à la lie la coupe de ses derniers plaisirs.
Cette attente d'un cataclysme qui ne se produisait
jamais finit par déterminer une atmosphère d'orage et les
conservateurs eux-mêmes se prirent à souhaiter de con-
Les Élections italiennes. 133
naître la date de cette révolution toujours différée. A une
interrogation ironique qu'on lui fit- le 27 juin 1919 au
Congrès de Reggio Emilia, le fougueux Bombacci, foudre
de guerre du parti, avait répondu, exaspéré : « demain î »
Ce demain, l'Italie l'attendit pendant dix-huit mois. Pour-
quoi les meneurs socialistes ne proclamèrent-ils pas cette
révolution? En furent-ils empêchés par les conditions
géographiques et démographiques de l'Italie, « pays tout
en long » où l'enthousiasme comme l'anarchie sont lents
à se propager? Reculèrent-ils devant la vision du désastre
auquel ils vouaient leur patrie à peine convalescente?
Faut-il croire plutôt qu'ils redoutèrent pour eux-mêmes
les aléas et l'inconfort d'un chambardement intégral, et
préférèrent jouer leur rôle inoffensif de tyranneaux de
la Chambre? Car l'esprit enflammé, immatériel, des dis-
ciples de Mazzini n'habite plus les rouges d'aujourd'hui.
Goûtant pour la première fois les délices du pouvoir
sans en connaître le fardeau, ils avaient trop à perdre
pour pouvoir jouer autrement qu'à coup sûr. Mais le
grain révolutionnaire imprudemment semé germait çà et
là. Les masses qui, elles, n'avaient rien à perdre, eni-
vrées d'idéologie durant quatre lustres, emportèrent leurs
dirigeants dans une course folle. Ce ne pouvait être la
révolution, mais l'esprit révolutionnaire creva en Emilie,
à Turin, en Toscane, dans les Pouilles par des séditions
nombreuses. Dans le chaos s'agitaient des actions souvent
impunies qui, commises au nom de la politique, rentraient
cependant dans la criminalité commune. La saisie des
usines dans le nord et des terres dans le sud donna une
forme précise à l'élan anarchique.
En Italie ne rougeoyaient pas les ardeurs du Grand
Soir, mais plus consumée par mille brasiers locaux que
n'est la campagne romaine au mois d'août quand on la
brûle par place pour empêcher la malaria, elle épouvan-
tait les nations.
Lorsque, dans la prairie du Far-West, éclate un de ces
134 Le Flambeau.
incendies irrésistibles qui font le désert sur des milliers
de lieues, le pasteur qui en devine de loin l'approche au
ciel empourpré, n'a qu'un moyen de s'en préserver : allu-
mer un autre feu qui interposera une barrière calcinée
entre ses troupeaux et ses fontaines et l'élément destruc-
teur. Ce contre-incendie qui sauva peut-être la péninsule
d'un pire bûcher fut l'œuvre du Fascio.
Les fascistes reprirent pour le combattre les armes du
socialisme: rien de plus amusant que de voir ceux qui
trouvaient la violence sacrée quand eux-mêmes ils l'em-
ployaient, la dénoncer pudiquement dès qu'elle fut aux
mains de leurs adversaires. Le premier symptôme d'assa-
gissement fut la répudiation de la violence prononcée par
le Congrès de Livourne.
Le groupe de Turati, toujours modéré, prit le dessus
dans le parti, et les bourgeois comprirent que cette fois
encore le péril était écarté. Quelle que soit la valeur du
fascisme comme instrument de reconstruction nationale,
il est indéniable qu'il a déjà contribué à assainir et à
rassurer la conscience du pays.
Pour s'en rendre compte il suffit de lire les paroles
d'animosité que les socialistes de toutes nuances ne man-
quent jamais d'adresser au Fascio ; Trêves, par exemple,
incriminant les méthodes électorales des nationalistes,
s'écria avec une vertueuse indignation : « Ce sont des
bombes au lieu de bulletins de vote, qu'ils déposeront
dans les urnes! »
On sourit en songeant que les socialistes connaissaient
l'usage des bombes alors que les fascistes ne connais-
saient encore que celui du biberon. Certes, il n'est pas
non plus défendu de sourire en voyant les fascistes dé-
fendre la légalité le revolver à la main et prêcher par des
coups de force la solution pacifique des conflits. Mais, si
cette action est destinée à présenter, en quelque sorte,
un miroir aux socialistes, et à leur démontrer, par la vio-
Les Élections italiennes. 135
lence, l'inanité de toute violence, ses effets seront salu-
taires.
Songeons à l'état où se trouvait l'Italie il y a un peu
moins d'un an. Les saisies d'usines et de terres y établis-
saient un commencement de communisme qui n'avait rien
à envier à la Russie. Le gouvernement se montrait im-
puissant à réduire les fabriques transformées en vérita-
bles forteresses, où fonctionnaient, à l'abri de mitrail-
leuses, des comités de salut public, rendant une justice
féroce et si sommaire, que la Confédération du travail elle-
même dut la faire cesser. Sur le vaisseau de l'Etat, qui
faisait eau de toutes parts, retentit le cri lugubre « Sauve
qui peut. » Et l'on se sauva, en effet, par tous les moyens
possibles. L'initiative privée suppléa à l'action défaillante
des pouvoirs publics, et les gardes fascistes ramenèrent
l'ordre bien plus vite que les dirigeants. Les perquisitions
fascistes aux locaux socialistes firent sortir des bombes
de terre là où les recherches officielles avaient été vaines.
Revenant l'autre jour de Viterbe par Cività Casteltana,
nous eûmes la chance de faire route avec une cinquantaine
de jeunes fascistes (mais, jeunes, ils le sont toujours, et
leurs cortèges donnent l'impression que les sauveurs de
l'Italie n'ont guère plus de 18 ans) armés jusqu'aux dents
de revolvers et de coutelas ; au demeurant, les meilleurs
fils du monde. Ils partaient en « expédition punitive »
contre les socialistes de certain village sur la ligne de
Viterbe, qui, selon les lois de cette nouvelle chevalerie
électorale, devaient les attendre à la station. Nul socia-
liste ni l'ombre d'un drapeau rouge ne se montrant, les
fascistes en furent sincèrement heureux, car ils sont belli-
queux plus par persuasion que par instinct. Et, rendus
aux loisirs de leur âge, ils ne songèrent plus qu'à agacer
les passagères.
Ce n'étaient point des « fils à papa » que ces jeunes
fascistes, mais des paysans et des ouvriers, désireux de
pouvoir travailler à leur aise, et de faire leur promenade
136 Le Flambeau.
dominicale sans qu'on leur jette des pétards dans les
jambes. Ces visages souriants, presque poupins, penchés
sur les brownings et les couteaux de chasse, conféraient
une paradoxale bonhomie à cette manière de guerre civile,
dans laquelle, depuis six mois, les Italiens se guettent au
coin des rues, se livrent des batailles réglées.
Certes, les fascistes devaient être moins débonnaires
lorsqu'ils brûlaient des Chambres du Travail et, copiant
leurs adversaires avec une exactitude vraiment outrée,
dévastaient les sièges des organisations ouvrières. On ne
joue pas impunément avec le feu. Nous allons voir que les
fascistes, pour s'être laissés prendre à leur propre jeu
et avoir fini par trouver goût à la violence dont ils ne
faisaient d'abord qu'un usage démonstratif, ont affaibli
leur cause et ramené aux socialistes des voix qui leur
auraient échappé autrement.
Pendant
Pour avoir à Rome l'impression de me trouver en
période électorale il me fallut, chose bizarre, me repor-
ter à des souvenirs bien lointains, à ces élections de la
fin de 1913, dernières de l'Italie en paix et qui mettaient
encore dans le jeu parlementaire la haine, l'esprit et la
verve éclatante qui semblèrent ensuite épuisés et comme
absorbés par la guerre.
Les attaques et les répliques dignes de Pasquin ou de
la « Commédia delVarte » qui faisaient d'une période
électorale avant la guerre un carnaval des idées plus
brillant que celui des costumes, nous ne les retrouvâmes
plus durant cette période électorale où les poings furent
plus éloquents que les discours. Il nous souvient d'avoir
vu en 1913 le socle de toutes les statues romaines porter,
profondément imprimés dans leur pierre et défiant les
pluies, des inscriptions en l'honneur des candidats. Cer-
taines ne sont point encore effacées ! Cette fois les statues
et les colonnes n'ont porté que des affiches. Encore
Les Élections italiennes. 137
celles-ci ne témoignent-elles pas d'une excessive inven-
tion. Le prix du papier dicta peut-être leur concision.
(( Votez pour un tel », en ce conseil se résumaient à peu
près les exhortations des placards. La situation du candi-
dat par rapport à l'électeur est d'ailleurs toute différente
d'avant la guerre. Les Italiens ont tous, bon gré mal gré,
<( fait de la politique » en participant à la guerre d'où ils
revinrent blessés physiquement ou moralement. La souf-
france les a mûris et ils savent ce qu'ils veulent. Leur
opinion est faite, fondée sur bien autre chose que des
discours, et que la propagande de la dernière heure ne
peut modifier.
Et ce n'est pas la faute aux élections si les rues de Rome
assumèrent durant ces derniers jours un aspect sauvage
et inattendu. Une grève des boueux (l'on ne peut point
dire des videurs de poubelles, puisqu'elles y sont incon-
nues) encombra la Ville Eternelle d'amas de déchets
ménagers : trognons de choux, épluchures de carottes et
de pommes de terre, fenouils aux feuilles délicates, cosses
de haricots et de petits pois, hampes échevelées de l'as-
perge, que couronnait un affreux mélange d'os et de
chairs, peaux de lapins, carcasses de poulets, écailles de
poissons, tentacules de pieuvres, hagardes têtes de veaux,
queues encore tirebouchonnantes de cochons de lait. Ce
résumé de la faune et de la flore romaine bouchait les
ruelles et les places et débordait enfin sur les grandes
voies, en soufflant sur la ville une haleine violente qui
agit sans doute comme un soporifique sur les esprits des
candidats et de leurs propagandistes. Jamais élections ne
s'annonçaient plus bruyantes, jamais élections ne furent
plus ternes.
Quelques fascistes et quelques socialistes abattus çà
et là, un ouvrier jeté dans un puits de borax, voilà le
bilan de l'Italie, et, dans Rome, un seul œil au beurre
noir fièrement exhibé à VAragno.
Etonné d'être si sage, comme un enfant turbulent qui
138 Le Flambeau
n'en a pas coutume, l'Italie attendait la réponse de sa
conscience interrogée.
Après.
Le résultat n'a pas répondu tout à fait à l'attente de
ceux qui considéraient comme le facteur principal de la
situation l'apparition dans la vie politique de l'élément
fasciste ( 1 ) . L'activité de ces jeunes gens faisait supposer
que les socialistes perdraient beaucoup de terrain, mais
s'ils ont perdu des sièges (ils restent de vingt sièges en
deçà des 156 de 1919) ils n'ont guère perdu de votes et
les 1,800,000 voix qu'ils ont obtenues sont à peu près
égales à celles qu'ils avaient eues en 1919.
Le phénomène qui s'est manifesté est un intérêt beau-
coup plus grand témoigné par les Italiens au suffrage uni-
versel. Si, à Rome, la proportion des votants sur les
inscrits n'a été que de 44 p. c; si à Naples elle s'est
abaissée à 33 p c, et fut moindre encore en Sicile et en
Calabre, certaines villes du Nord et de l'Emilie ont atteint
la proportion relativement considérable de 75 et 80 p. c.
De la masse neutre et inerte des électeurs qui dédai-
gnaient auparavant d'aller aux urnes se sont donc levées
des forces conservatrices qui ont donné aux Fascistes,
sinon la victoire incontestée qu'ils prévoyaient avec l'en-
thousiasme de leur âge, du moins un succès appréciable.
Ce succès eût été plus éclatant sans doute sans les exu-
bérances et les violences intempestives des derniers mois,
qui autorisèrent les prétentions des socialistes au martyre,
car la politique est un jeu à courte vue où l'on ne cherche
jamais à savoir qui a commencé. Je ne crois pas qu'un
avantage plus sensationnel eût réellement servi le Fascio,
formé, ne l'oublions pas, de trop d'éléments divers pour
(1) La nouvelle Chambre qui compte 535 sièges, sera composée
de 135 socialistes (y compris 14 communistes); 107 populaires (catho-
liques) ; de 4 Allemands et 6 Slaves, et 275 députés appartenant au
bloc des partis constitutionnels (dont 36. Fascistes).
Les Élections italiennes. 139
que la discorde ne s'y manifeste point aussitôt qu'il se
sentira sûr de ses positions et maître du champ de bataille.
Si le Fascio ne sentait pas sans cesse la menace socialiste,
il oublierait son rôle de conservateur et de modérateur
pour écouter le souvenir des dissentiments qui naguère
encore partageaient les hommes qu'il groupe aujour-
d'hui (1).
La Chambre italienne, très supérieure à la dernière par
la qualité de ses membres, nous offrira l'équilibre qui
seul peut assurer à ce pays porté aux extrêmes et à l'in-
transigeance par son tempérament, le calme nécessaire
à la reconstruction et au travail. Et les socialistes même
ne sont plus ceux d'il y a dix-huit mois.
Clelia Sartini.
(1) M. Benito Mussolini, par exemple, et M. Gabriele d'Annunzio;
les hommes du Popolo d'Italia ou de VIdea nazionale.
Bulletin bibliographique
Maurice Ansiaux, professeur à l'Université de Bruxelles: Traité
d'économie politique, t. I. (Bibliothèque internationale d'économie
politique.) Paris, Giard et Cie, 1920, in-8°, vi-389 p., 20 fr.
Depuis un certain nombre d'années les traités d'économie politique
se sont fort multipliés. Il est presque de règle pour tout économiste
de publier un traité général. Cet usage est surtout répandu en Alle-
magne et aux Etats-Unis, les économistes de langue française se
montrent plus réservés. Mais parmi tant d'ouvrages il en est peu qui
aient une réelle valeur. Trop de traités sont composés d'après des
patrons tout faits et se répètent les uns les autres. Le livre de
M. Ansiaux tranche heureusement sur le niveau général des ouvrages
de ce genre. Que l'on accepte ou que Ton rejette la méthode et les
idées de l'auteur, on est obligé de reconnaître que c'est là un travail
de premier ordre, fortement pensé, résultat d'études approfondies
et de longues méditations.
Lés qualités essentielles de l'ouvrage sont de deux ordres. D'abord
la grande objectivité et la sincérité de l'auteur l'empêchent de s'in-
féoder à une école, lui font éviter tout dogmatisme, le maintiennent
dans la méthode strictement réaliste de l'observation des faits et lui
font dire à propos de chaque problème tout ce qu'il en pense, sans
se soucier du qu'en dira-t-on. La deuxième grande qualité du travail
réside dans la manière harmonieuse dont l'auteur poursuit de pair
la description des phénomènes économiques et leur analyse théorique.
L'auteur n'a garde de se contenter de la pure description, chère aux
Allemands, qui se ramène trop souvent à l'accumulation illimitée
de faits et de chiffres, ni de tomber dans l'exagération inverse —
défaut de l'école dite autrichienne et de tant d'économistes anglo-
saxons — consistant à faire des déductions et des théories basées sur
de simples abstractions. Non, il s'en tient à la méthode essentielle-
ment réaliste et seule vraiment scientifique, qui considère que la
théorie doit se baser sur les faits, mais que les faits d'autre part,
ne sont intéressants que pour autant qu'ils conduisent à des idées
générales. C'est l'application judicieuse de cette méthode qui donne au
livre de M. Ansiaux sa grande valeur et qui le recommande tout spé-
cialement à l'attention des débutants. Avec ce traité comme guide,
ils ne courent pas le risque de se perdre dans un fouillis de chiffres
et de détails ni dans le dédale des spéculations abstraites.
Un livre comme celui-ci se prête difficilement à un résumé. Conten-
tons-nous d'indiquer les matières étudiées et les idées directrices.
Le premier volume est consacré à l'organisation de la production.
L'auteur débute par un chapitre sur les méthodes en économie poli-
Le Flambeau. 141
tique. C'est peut-être le plus intéressant, il pourrait être lu et médité
avec fruit non seulement par les étudiants, mais encore par des
économistes déjà formés. Il faut y relever notamment les observations
éminemment judicieuses sur l'élaboration sociale de la science, ainsi
que sur les rapports respectifs entre la Science, l'Art et l'Idéal.
L'auteur indique ensuite son point de départ. Il montre que, le
régime économique actuel étant basé sur la production pour la vente,
c'est l'entreprise qui en constitue le fondement essentiel et doit
par conséquent fournir le point central autour duquel se grouperont
les matières d'un traité économique. Il étudie ensuite le milieu dans
lequel fonctionnent les entreprises économiques. Il distingue dans
ce milieu trois éléments, auxquels correspondent autant de chapitres:
l'élément physio-psychologique, l'élément technique et l'élément juri-
dique. C'est le premier de ces trois chapitres, combiné avec celui
consacré à la méthode, qui caractérise le mieux les idées générales
de l'auteur sur la science économique. Il y montre excellemment
l'impossibilité de se contenter de Yhomo economicus, notion abstraite
et insuffisante. Il insiste sur les facteurs psychologiques et sociaux
qui agissent sur l'activité économique et dont il est indispensable de
tenir compte, si l'on désire conserver à la science une base réaliste.
L'auteur étudie ensuite l'entreprise en elle-même, il en démonte
les rouages et examine leur importance respective. Cette étude préa-
lable terminée, il peut aborder le problème fondamental, les relations
entre les entreprises, spécialement la concurrence et le monopole.
En cette «ère industrielle» (suivant l'expression chère aux Anglais)
il était inévitable que l'auteur s'arrêtât surtout à l'étude des entreprises
industrielles. Il constate que la tendance à la concentration est carac-
téristique de notre époque et lui consacre plusieurs chapitres parti-
culièrement importants, où il en expose les diverses formes. Cepen-
dant il montre ensuite que la petite industrie joue encore un rôle qui
ne peut être négligé et il consacre notamment un chapitre intéressant
à l'industrie à domicile.
Cette importante étude terminée, l'auteur passe à d'autres branches
de l'activité économique et consacre les quatre derniers chapitres de
son ouvrage aux entreprises agricoles, aux entreprises commerciales,
à l'exploitation des chemins de fer, enfin à la concentration bancaire
et financière.
L'analyse rapide que nous venons de tenter suffira-t-elle à montrer
l'excellence de la méthode suivie par l'auteur et l'importance du
travail? Ajoutons que malgré la gravité des sujets traités et sans rien
perdre en profondeur, l'auteur écrit dans une langue châtiée, d'une
clarté limpide .Le traité de M. Ansiaux fait honneur à la science éco-
nomique belge. Le deuxième volume sera consacré à l'étude des
marchés et des prix. L'auteur devra y aborder les problèmes les
plus complexes de la science économique. Nous sommes convaincus
qu'il les traitera avec les mêmes qualités d'objectivité, de clarté et
de pensée réfléchie qui font la valeur du premier volume.
B. S. Chlepner.
142 Le Flambeau.
Eugène Bâcha : La Loi des Créations. Bruxelles, Maurice Lamertin,
1921, in-8°, 87 pages, 5 francs.
Jusqu'à présent, on s'est efforcé de découvrir les faits caracté-
ristiques des multiples évolutions historiques, mais — assure
M- Bâcha — on ne s'est jamais demandé si les actions et les œuvres
humaines ne formaient pas un ensemble de phénomènes déterminés
par une loi.
Depuis deux mille ans qu'il y a des hommes, et qui pensent, —
à quoi? — ils ne se sont pas préoccupés de la loi des créations.
Heureusement, en comparant entre elles « des évolutions qui
n'avaient, en apparence, aucun rapport », M. Bâcha a découvert cette
loi. Il a trouvé que 1' « imagination créatrice accomplit toujours le
même travail simple; que par une nécessité naturelle, mystérieuse,
elle conçoit toujours l'idée contradictoire à celle qui a déterminé
les réalisations précédentes; que la loi des créations est la succession
des contraires. »
Nietzsche croyait à 1' ((éternel retour». Goethe voyait l'évolution de
l'humanité sous la forme d'une spirale; Basile Conta, d'une ondula-
tion. Pour M. Bâcha, c'est une balançoire.
La loi des contraires se vérifie dans les créations politiques, artis-
tiques, philosophiques. « Cette loi naturelle domine et détermine le
devenir de chaque société organisée (p. 24) ; l'aetion de cette loi
des contraires dans la vie politique est permanente (p. 27).» Cette
loi est fatale, inexorable.
L'histoire de l'Allemagne, par exemple, s'explique uniquement par
la lutte de deux conceptions antithétiques : tendances séparatistes
et esprit unitaire.
N'est-il pas frappant, d'autre part, qu'après avoir répandu sur les
marchés helléniques des vases rouges à figures noires, les potiers de
l'Attique les aient remplacés, au Ve siècle, par des vases noirs à
figures rouges? Et qu'à la ligne droite du XVIIe siècle français ait
succédé la ligne courbe du xvme?
L'action « mystérieuse et troublante » de cette loi naturelle se fait
voir partout. C'est elle qui règle, entre autres, l'évolution de la
philosophie grecque.
« La loi, dit M- Bâcha, est révélée. Ce sera désormais un plaisir
pour les esprits avides de vérité de découvrir son action dans
toutes les révolutions qu'elle a déterminées. »
Et le Prophète de la Loi appelle les disciples qui propageront la
doctrine : elle seule, rend compte du passé, éclaire le présent, permet
d'entrevoir l'avenir. «C'est un fait: quels que soient les phénomènes
actuels que l'on observe, ils manifestent tous l'action continue de
la loi (p. 81) et nous pouvons déjà constater que l'évolution aspire
à réaliser des conceptions élémentaires qui sont contradictoires aux
idées traduites en actes dans les générations antérieures (p. 84).»
Après avoir dévoilé la loi des créations l'auteur prédit — antithèse î
— les créations de la loi; il croit notamment ((qu'une nouvelle morale
est en gestation, déjà esquissée dans le programme de l'eugénisme,
Le Flambeau. 143
qui, au contraire de l'instinctive morale sexuelle, fera intervenir
désormais par prévoyance l'intelligence, la science et la raison dans
la procréation des générations de l'avenir. »
M. Eugène Bâcha célèbre avec un enthousiasme dionysiaque cette
morale nouvelle: Veugénisme bachique.
0. G.
Jean Dornis : Hommes d'action et de rêve. Paris, G. Crès et Cie>
1921, in-16, 333 p., 6 fr. 50.
Ce recueil contient dix études consacrées à dix poètes : un Belge,
Emile Verhaeren; trois Français, Leconte de Lisle, Charles Péguy,.
Alfred Droin; trois Italiens, Gabriele d'Annunzio, Fulciero da Calboli»
Giosuè Carducci; un Anglais, Rupert Brooke; un Américain, Alan
Seeger; un Serbe, Miloutine Boitch. De ces dix poètes, deux seulement
sont encore en vie, Alfred Droin et Gabriele d'Annunzio. Tous, sauf
deux, ont vu et chanté la grande guerre; Leconte de Lisle et Giosuè
Carducci méritent leur place dans ce livre par leur rôle de prophètes et
d'annonciateurs de la solidarité latine et de la commune victoire: Lève-
toi, lève-toi, magnanime Italie... Tes arcs attendent de nouveaux
triomphes... ton triomphe, peuple d'Italie, sur l'âge sombre, sur l'âge
barbare, sur les monstres dont, avec sereine justice, tu affranchiras
les peuples...
Le Flambeau a publié naguère les pages lyriques dédiées au
commandant Alfred Droin, le poète de la plus grande France.
Cet article donne une idée exacte de la manière du critique, qui est
la paraphrase éloquente et enthousiaste- Mme Jean Dornis aime les
poètes, tous les poètes. Elle lit dans l'original les Italiens, les Anglais
comme les Français. Elle traduit les étrangers avec un grand bonheur
d'expression et un sens exquis du rythme. Qu'elle interprète, qu'elle
commente ou qu'elle loue, sa phrase nombreuse, pure et brillante,
se teinte naturellement des couleurs de ses modèles, sa pensée com-
munie avec la pensée de ses héros.
Jamais étude littéraire ne fut inspirée par une plus noble et plus
intelligente et plus intuitive sympathie. C'est que l'ouvrage entier
est un pieux tribut à des hommes qui non seulement ont chanté
nos espérances et magnifiquement exprimé nos sentiments en face de
la plus sanglante aventure de l'Humanité, mais qui ont encore, pour la
plupart, combattu, souffert, saigné, donné leur vie pour notre idéal.
Alfred Droin est un mutilé de la guerre; le poète des Ailes Rouges
est mort tragiquement à l'heure des angoisses; Rupert Brooke, com-
battant de la première bataille des Flandres, exhala son dernier chant
dans l'île d'Ithaque, stoïque devant la douleur de l'âme, « inquiet des
problèmes moraux », plein de la mélancolie héroïque de la jeunesse
anglaise; Alan Seeger, volontaire d'outre-Atlantique, fut le précurseur
de la grande croisade américaine; le lieutenant da Calboli, blessé
trois fois, paralysé, prolonge de deux années entières son sacrifice,
et, au lendemain de Caporetto, parcourt les rangs des combattants
et les villes découragées pour prêcher la résistance et la foi ; Miloutine
144 Le Flambeau.
Boïtch, symbole de sa nation martyre, se meurt à Salonique ((dans
l'Hellade sacrée, au bord de la mer des Sirènes. La brise du prin-
temps lui apporte le parfum délicat des vignes en fleurs et des
oléandres, mêlé à l'âpre odeur de la neige des monts, et dans les
prés fleuris des premières violettes, il voit glisser l'imprécise image,
la forme légère de la vierge qu'il aime... »
Ainsi, à côté de l'immortel Péguy, tombé « dans la grande bataille,
couché dessus le sol à la face de Dieu », Mme Jean Dornis évoque, de
la foule innombrable des héros, d'autres guerriers-poètes, moins
connus, non moins dignes d'être aimés. Elle les associe à la
gloire des nôtres, elle recueille dans son riche écrin leurs plus
beaux poèmes. Aux heures troubles que nous vivons, à l'heure où
les malentendus et les querelles menacent l'entente des peuples qui
luttèrent et triomphèrent ensemble, ce livre, tout rempli d'amour et
de poésie, est bienfaisant et salutaire entre tous les livres.
H. G.
Lucien Fabre : Une nouvelle figure du monde. Les théories
d'Einstein. Avec une préface de M. Einstein. Paris, Payot et Cie,
1921, 1 vol. in-16, 242 p., 7 fr. 50.
Sur les théories d'Einstein que le Flambeau a commentées dans son
numéro du 20 mai 1920, M. Lucien Fabre donne un intéressant
ouvrage dont nous avons transcrit le titre-
Une simple observation, à propos de ce livre. Dans la revue Die
Naturwissenschaften, 9e année, 13e livraison, 1er avril 1921 (Berlin,
Springer), p. 219, M. A. Einstein publie la note suivante: «M. Lucien
Fabre a édité à la librairie Payot à Paris un livre intitulé Les théories
d'Einstein, avec cette indication: Préface de M. Einstein. Je déclare
n'avoir pas écrit de préface pour cet ouvrage et je proteste contre cet
emploi abusif de mon nom. Je vous adresse ma protestation dans
l'espoir que, par l'intermédiaire de votre publication, elle sera connue
du grand public et en particulier des périodiques étrangers. Berlin,
16 mars 1921. (s.) A. Einstein.»
La parole est à M. Lucien Fabre.
Th. De Donder.
Supplément au Flambeau, revue belge des questions politiques et littéraires
4e année, n° 6, 30 juin 1921.
Hf
THOMAS MASARYK
Président de la République tchéco-slov-aque.
£>
«
ERNEST Wynants : Offrande à l'Avenir
ANTON-PAVLOVITCH TCHEKHOV (1860-1904).
-'-'
Le Président Masaryk
En 1916, par une mélancolique journée d'hiver, durant
une des plus sombres crises de la guerre, vint sonner à
ma porte un visiteur étranger, arrivé de Londres par le
train du soir. C'était un vieillard, sujet d'une puissance
ennemie, qui fuyait la justice de son pays. Je le vois
encore, debout sur le seuil, portant une petite valise,
avec sa figure maigre et ascétique. Il semblait fatigué et
déprimé ; il était préoccupé de la perte de son passeport
qui l'exposait à des difficultés avec la police. En effet,
les excellents policiers de la ville d'Edimbourg furent
assez intrigués par la personne de mon hôte étranger;
chaque soir, chaque matin, j'avais à signaler sa présence
au département de la police.
Cinq ans après je rendis sa visite à mon hôte de guerre.
Le fugitif de 1916 était devenu le chef d'un ancien État,
d'une nation historique: il était devenu l'héritier des rois
de Bohême. Le professeur Masaryk était à présent le
président Masaryk. Le père et le conseiller spirituel de
générations entières de pauvres étudiants était devenu le
père d'un grand peuple. J'allai le voir au palais du
Hradcany, antique résidence des Habsbourg. Je le trou-
vai convalescent. Il sortait d'une longue maladie. Il était
toujours au lit, soigné par deux nurses et deux médecins,
dans une salle princière transformée en bibliothèque. Sa
tète s'appuyait sur des coussins. Tout autour de lui des
livres étaient empilés. Il lisait un roman de George Mere-
dith. Son aspect n'avait point changé. Il avait l'air plus
jeune, plus maigre, plus ascétique, mais aussi simple et
aussi discret que pendant la guerre. En même temps la
10
146 Le Flambeau.
simplicité et la cordialité même de ses manières faisaient
ressortir le faste qui l'entourait; et le dramatique change-
ment survenu dans sa position accentuait le contraste
entre les épreuves du passé et l'apothéose d'aujourd'hui.
Après la mémorable visite qu'il me fit à Edimbourg
en 1916, je restai en relations avec Masaryk jusqu'au
moment où il quitta sa petite villa de Platt Lane, Hamp-
stead pour ses grands voyages à travers l'Amérique et
l'Europe. Aussi longtemps qu'il résida en Grande-Bre-
tagne j'eus le privilège de partager ses pensées, ses
espoirs, ses anxiétés, de discuter ses plans. J'eus la bonne
fortune de défendre sa politique et d'interpréter ses idées
dans la revue politique Everyman dont j'étais le proprié-
taire et l'éditeur et qui devint l'un des organes britan-
niques de la propagande tchéco-slovaque.
Sans se lasser, Masaryk cherchait, mais en vain, à
ouvrir les yeux des politiciens anglais au péril imminent
qui menaçait la cause alliée. Sans se lasser, il répétait ses
solennels avertissements. Sans se lasser, il rédigeait des
mémoires sur la situation militaire et politique. Mais il
semblait qu'il prêchât dans le désert. Enfin, son heure
sonna, avec celle de la Révolution russe.
Aidé de son ancien élève et ami, M. Bénès, aujourd'hui
ministre tchéco-slovaque des Affaires étrangères, jeune
homme d'État d'une habileté transcendante, d'une éner-
gie presque napoléonienne, une des rares révélations de
la guerre, Masaryk systématiquement travailla et forma
l'opinion publique de la France. Puis il partit pour cette
mission mémorable, pour cette merveilleuse odyssée qui
devait être si féconde en résultats décisifs et pour la
Tchéco-Slovaquie et pour les Alliés. De France en Russie,
de la Russie au Pacifique, du Pacifique en Amérique,
d'Amérique en France, partout il éveillait des sympathies,
conseillait les hommes d'État, préparait la reconnaissance
de son gouvernement, organisait l'armée tchéco-slovaque
Le Président Masaryk. 147
et rendait possible cet extraordinaire chapitre d'histoire
militaire, la marche des légions bohèmes en Sibérie, cette
moderne Anabase qui attend encore son Xénophon.
Ainsi, les temps étant accomplis, ce septuagénaire devint
un des architectes de la nouvelle Europe sans qu'il usât,
pour achever cet édifice, d'autres instruments que son
puissant cerveau et son indomptable énergie.
On nous parle souvent de la vanité de toute propa-
gande. Or, si quelqu'un doutait encore de la possibilité
d'éclairer et de convertir une opinion publique indiffé-
rente ou hostile, qu'il considère l'œuvre de Masaryk.
Masaryk révéla les miracles que la propagande peut
accomplir avec peu d'argent, peu d'appui officiel, lorsque
cette propagande est organisée par un homme de génie
et lorsqu'elle défend une bonne cause.
Un des faits les plus frappants de la crise mondiale
fut la rareté des grands hommes. On dirait que la Pro-
vidence, dans cette guerre des géants, s'est efforcée de
faire éclater la disproportion entre la grandeur du prix
de la lutte et la petitesse des lutteurs. Parmi les grandes
puissances aucun homme nouveau ne fut révélé à l'heure
du danger. Même en France, le protagoniste du drame,
l'organisateur de la victoire fut un vétéran de 78 ans, le
vieux tigre mythique de la jungle politique française et
le seul survivant représentatif d'une génération disparue.
Et il y a un autre fait plus frappant encore que la guerre
a révélé, à savoir que c'est seulement chez les petits
peuples belligérants que la crise fit surgir quelques per-
sonnalités de premier plan. La Belgique produisit le Roi-
soldat et le grand Cardinal; la Grèce, Vénizélos et, last
not least, la Tchéco-Slovaquie produisit Masaryk.
La grandeur politique échappe parfois aux contempo-
rains. Il est souvent plus facile de la sentir que de la
décrire. Pendant sa vie une médiocrité comme Metter-
148 Le Flambeau.
nich-Mitternacht put faire au monde l'effet d'un colosse.
D'autre part, un génie comme Parnell ou Vénizélos
put voir sa carrière soudainement brisée, assister au
naufrage de toutes ses espérances. La grandeur politique
est une chose si difficile à déterminer qu'on ne peut tou-
jours tracer avec certitude la frontière qui sépare le poli-
ticien de l'homme d'État. Cependant la différence entre
les deux est essentielle. Ce n'est pas seulement une diffé-
rence de degré, mais c'est encore une différence d'espèce.
Le politicien et l'homme d'État appartiennent à des caté-
gories opposées. Je ne connais personne qui illustre cette
distinction fondamentale d'une manière plus éclatante
que le président Masaryk. Quiconque a l'instinct des
valeurs politiques fondamentales, quiconque a le sens de
la perspective politique « réalisera » que Masaryk appar-
tient à cet ordre plus élevé des hommes d'État. Au contact
de son œuvre nous sentons que nous sommes en commu-
nion avec un génie créateur et avec un conducteur
d'hommes d'une espèce supérieure.
Lorsque la guerre éclata, Masaryk pour le spectateur
étranger n'était qu'un simple professeur dans une univer-
sité de province, l'Université tchèque de Prague. Il était
aussi le chef parlementaire d'un petit parti. Le grand
public ignorait son nom ou presque. Je doute beaucoup
que parmi les cent cinquante citoyens écossais distingués
que j'invitai chez moi en 1916 pour rencontrer Masaryk,
il y en eût plus de deux ou trois qui eussent entendu son
nom ou qui, l'ayant entendu, se rendissent compte de ce
que ce nom signifiait. Et cependant ce serait une erreur
complète de supposer que seule la guerre a révélé les
facultés de Masaryk. Bien qu'il fût inconnu de l'Anglais
de moyenne culture, parce que cet Anglais de moyenne
culture est en général d'une sublime ignorance en ce qui
concerne la politique et la pensée continentales, Masaryk,
depuis plus d'un quart de siècle, est dans l'Europe cen-
Le Présideni Masaryk. 149
traie une grande figure, un foyer de lumière et d'inspira-
tion pour des millions d'hommes. Je me souviens que,
en 1905 déjà, lors de ma première visite à Prague, il
était le seul homme de la monarchie habsbourgeoise que
je souhaitasse particulièrement connaître. Même avant
la guerre on pouvait trouver son influence partout: on
la rencontrait dans les régions les plus inattendues. Tout
récemment encore, j'en ai découvert un nouveau témoi-
gnage, remarquable entre tous parce qu'il vient d'un
célèbre publiciste autrichien, donc d'un ennemi. Her-
mann Bahr nous apprend dans son Journal récemment
publié que longtemps avant la guerre, lorsque, au cours de
ses voyages dans les pays slaves de l 'Autriche-Hongrie, il
rencontrait un jeune homme particulièrement original ou
remarquable, il attendait naturellement qu'on lui dît que
ce jeune homme avait été l'élève de Masaryk, ou bien
qu'il avait subi son influence.
De ce temps-là Masaryk avait d'innombrables ennemis.
Comme Socrate il était accusé de corrompre la jeunesse.
Comme Spinoza il était soupçonné d'être un athée. Même
parmi ses amis il avait la réputation d'un hérétique et
d'un iconoclaste, bref c'était l'Ismaël politique, l'ïsmaël
de la prophétie de Jacob : sa main était contre tous et la
main de tous était contre lui.
Les autorités mêmes de sa propre université conti-
nuaient à le tenir en suspicion. Il ne faisait partie d'au-
cune académie et il approchait de ses 70 ans sans avoir
jamais occupé aucune haute position dans l'État. Cepen-
dant, nonobstant les excommunications officielles, son
nom avait un effet magique d'un bout à l'autre du monde
slave, de Berlin à Raguse et de Belgrade à Moscou. Il
formait à lui seul un centre de ralliement pour les Serbes
et les Croates, pour les Russes et les Polonais; c'était un
grand docteur, un grand prédicateur, un grand lutteur.
A ce témoignage remarquable de Hermann Bahr que
150 Le Flambeau.
j'ai cité plus haut et qui atteste l'immense influence du
président Masaryk, j'ajouterai volontiers un témoignage
personnel. Lors de mon dernier voyage en Autriche et
en Pologne, j'ai trouvé partout l'atmosphère politique
chargée d'électricité, l'air empoisonné par les querelles
de parti, tous les pays se dénonçant mutuellement, chaque
parti diffamant le parti rival; mais j'ai trouvé aussi une
grande figure, une seule, qui se dressait dans un splendide
isolement au-dessus de la lutte des sectes et des races.
Les Polonais certes s'indignaient de l'attitude des
Tchèques, mais aucun Polonais n'exhala jamais en ma
présence un murmure contre le président Masaryk. Les
Autrichiens, cela va sans dire, parlaient avec colère du
gouvernement de Prague, mais le docteur Haenisch, Pré-
sident autrichien, me dit avec une évidente sincérité son
respect et son affection pour son collègue de Bohême et
il m'invita tout spécialement à lui transmettre ses senti-
ments de haute et cordiale estime. A Prague même j'en-
tendis des socialistes accuser des profiteurs qui étaient
retranchés dans les hautes charges de l'État, j'entendis
des évêques accuser des politiciens anti-cléricaux de
ruiner la religion chrétienne, j 'entendis des pangerma-
nisies proférer des menaces de guerre civile. Mais ici
encore je n'entendis pas un murmure, une insinuation
perfide contre Masaryk ni de la part des socialistes, ni
de la part des cléricaux, ni de la part des pangermanistes.
Et cependant Masaryk avait détruit les rêves des panger-
manistes, il s'était toujours opposé aux empiétements
temporels de l'Église, il avait critiqué sans pitié l'évan-
gile selon saint Marx. Pour réaliser la signification d'un
tel consensus de l'opinion à propos de ce seul homme,
imaginez un instant les catholiques français s'inclinant
avec un respectueux silence devant les vertus de Cle-
menceau ou bien imaginez les républicains d'Amérique
reconnaissant tout d'une voix les mérites transcendants
du président Wilson. Assurément on ne pourrait conce-
Le Président Masaryk. 151
voir un plus saisissant hommage à la grandeur essentielle
du président que cette unanimité involontaire de tous
les partis et de toutes les races. Je me rappelle avoir com-
muniqué mon étonnement à un magnat bohémien, le
représentant d'une des familles princières de Bohême,
membre de l'entourage de feu l'empereur François-
Joseph. Le prince fut forcé d'admettre l'universelle popu-
larité de Masaryk et il m'en donna une explication de son
cru : c'était simplement, affirmait-il, la perversion de
l'instinct monarchique et l'expression du loyalisme héré-
ditaire du peuple bohémien ; c'était simplement la vieille
allégeance à l'empire, transférée au chef temporaire de la
République tchéco-slovaque. L'explication était sans
doute ingénieuse et sans doute elle satisfaisait le prince.
Mais je confesse qu'elle ne me satisfit point. Je continuai
à chercher une meilleure explication du prestige qui
entourait mon illustre ami.
Où donc, continuai-je à me demander en moi-même,
est le secret de ce mystère? Masaryk n'a aucune des
grâces superficielles et extérieures qui attirent les applau-
dissements populaires. Il ne s'est jamais incliné devant
les idoles de la tribu. Son austérité, son puritanisme, son
ascétisme n'invitent pas, et pourraient même repousser,
la familiarité. Il n'a aucun des avantages de la naissance,
car il est le fils d'un cocher. Il n'a aucun des avantages de
l'éducation, car dans sa jeunesse il fut apprenti-serrurier
et apprenti-forgeron, avant de devenir instituteur dans une
école privée. Il n'a aucun des avantages de la fortune,
car il est toujours demeuré pauvre, quoiqu'il ait toujours
trouvé le moyen d'aider les étudiants dans le besoin.
Il ne possédait pas davantage un bien qui est d'une impor-
tance suprême pour le politicien qui aspire au succès : il
ne possédait ni l'art ni les artifices de l'éloquence popu-
laire, car bien que sa parole soit persuasive et sa conver-
152 Le Flambeau.
sation fascinante, il n'est pas cependant un orateur né ni
un habitué de la tribune.
L'évidente explication du charme que Masaryk exerce
sur tous ceux qui entrent en contact avec lui doit être
cherchée dans son caractère élevé, dans la magie d'une
personnalité dominante. Jamais la valeur de la personna-
lité ne se révéla d'une manière si claire et si frappante.
Et lorsque j'emploie ce mot conventionnel: le caractère,
je n'ai pas uniquement en vue l'ordinaire et banale hon-
nêteté politique. Car l'honnêteté politique est après tout
une vertu négative, une vertu de conservation, elle n'est
pas en elle-même une vertu créatrice et heureusement, ce
n'est pas une vertu exceptionnelle. Même à notre époque
dégénérée il y a encore beaucoup de politiciens intègres.
Robespierre lui-même ne fut-il pas appelé V Incorrup-
tible ? Ce que j'entends par caractère, c'est la passion du
juste et du vrai, le courage civique de l'espèce héroïque
et ces deux vertus, Masaryk les possède au suprême
degré: c'est un héros selon le cœur de Carlyle. C'est
l'homme qui est toujours prêt à combattre pour la défense
de la bonne cause, à courir des risques, à vivre « dange-
reusement », selon la parole de Nietzsche. Sa vie a été
une succession ininterrompue d'exaltantes batailles poli-
tiques. Il a été un véritable Samson agonistès. Qu'il s'agît
de combattre ses propres amis politiques, de blesser leur
vanité nationale, de dénoncer les faux littéraires d'un
Mac-Pherson tchèque et de démontrer le caractère apo-
cryphe du fameux manuscrit de Kralové-Dvur ( 1 ) , ou de
dénoncer les faux politiques de la chancellerie autri-
chienne et les parjures de ses hauts fonctionnaires; qu'il
s'agît de défendre un humble Juif accusé d'un meurtre
rituel et de résister à une vague populaire d 'antisémi-
tisme, ou de braver les empiétements des chefs cléricaux
qui voulaient prostituer la religion pour un gain temporel :
(1) Voyez le Flambeau, 2e année, n° 1, 1er janvier 1919, p. 19.
Le Président Masaryk. 153
Masaryk n'hésita jamais à monter sur la brèche. Mais la
sincérité même la plus noble, le courage même le plus
héroïque n'expliquent qu'un aspect de la personnalité de
Masaryk. Ce qui constitue sa rare, son unique qualité,
c'est la combinaison de la supériorité intellectuelle avec la
grandeur morale. Il unit les vertus d'un George Washing-
ton avec celle d'un Alexandre Hamilton.
Masaryk est éminemment le philosophe de la haute
politique. Ses œuvres publiées embrassent un domaine
immense depuis sa première dissertation sur le Suicide
jusqu'à sa monumentale et classique Histoire du mouve-
ment révolutionnaire russe. Et sa vaste érudition est tou-
jours illuminée par la lumière des premiers principes, de
même que sa vision aboutit toujours à la prévision. Pen-
dant la guerre j'ai souvent eu l'occasion de discuter !a
situation politique et militaire avec des politiciens et des
hommes d'État continentaux. Masaryk est le seul homme
d'Etat dont le regard s'étendît toujours au delà des inci-
dents et des accidents du jour, qui enregistrât tous les
faits, qui réalisât l'ensemble des problèmes que les Alliés
avaient à résoudre, qui ne se laissât jamais exalter par
des succès temporaires ni déprimer par des revers. C'est
le seul homme qui ne perdît jamais de vue le but final.
Sa magistrale analyse de la situation de l'Europe, écrite
en 1917 et publiée à Washington dans l'automne de 1918,
reste aujourd'hui encore une lecture passionnante à cause
de l'infaillible rectitude de son jugement et à cause de la
qualité prophétique de ses « anticipations ».
Il fut un temps, avant la guerre, où les adversaires de
Masaryk le décrivaient comme un doctrinaire et nous
savons qu'il n'y a pas d'accusation plus mortelle aux
yeux des politiciens empiriques. Si c'est être doctrinaire
que d'avoir une doctrine bien définie et de se laisser guider
par des principes, il faut admettre que Masaryk était et
est encore un doctrinaire. Mais si le doctrinaire est un
154 Le Flambeau.
théoricien qui vit d'abstractions et non de réalités, Masa-
ryk est tout l'opposé d'un doctrinaire. Le petit parti dont
il était le chef au Reichsrath autrichien ne s'appelait-il
pas, précisément, le parti réaliste? Bien qu'il suive tou-
jours l'étoile de son idéal, il est ce que les Américains
appellent un idéaliste pratique et un pragmatiste. Si j'ai
rappelé cette stupide accusation de doctrinarisme, c'est
que je l'ai souvent entendu répéter en Grande-Bretagne.
Certains critiques ont une notion étrange de ce qui
constitue les véritables titres d'un homme d'État. Les
Tchèques, qui ont une foi plus intense encore que les
Allemands dans la vertu de l'instruction, ne considèrent
pas que le professorat universitaire soit une préparation
inadéquate à la carrière de l'homme d'État. D'autres
pays estiment souvent que le fait d'avoir enseigné dans
une université constitue une véritable diminutio capitis.
Certainement aux yeux du diplomate conventionnel de la
vieille école ce n'est pas une recommandation que d'avoir
écrit comme Masaryk une cinquantaine de livres et de
brochures. S'il avait habité dès sa jeunesse les cimes
olympiennes du Foreign Office, si comme lord Grey il
n'avait jamais passé la Manche, si comme le président
Wilson il n'avait jamais franchi l'Atlantique et surtout
s'il n'avait pas eu le malheur d'occuper une chaire d'uni-
versité, personne n'aurait jamais imaginé de le qualifier
de doctrinaire. Ce malheur hélas! est irréparable. Le
président Masaryk doit en faire son mea culpa. Il a été
professeur et jusqu'à la fin de ses jours il portera la
marque de sa profession académique. Tu es sacerdos in
aeternum!
Pourtant on peut se demander sérieusement si ce
n'est pas abuser étrangement des mots que d'attacher
l'étiquette doctrinaire à l'homme qui a connu toutes les
formes de la vie, absorbé toute l'expérience humaine,
voyagé dans tous les pays, qui a été tour à tour forgeron,
maître d'école, professeur et journaliste, détective poli-
Le Président Masaryk. 155
tique et membre du Parlement, négociateur diplomatique
et organisateur de la victoire? Bien loin de découvrir
dans Masaryk aucune trace de la rigidité doctrinaire, on
ne peut se défendre d'être frappé par la souplesse, l'élas-
ticité, la faculté d'adaptation de son esprit. Considérons
par exemple le guérillero d'avant-guerre, le propagan-
diste, l'agitateur qui pendant la guerre chevauchait l'ou-
ragan, et comparons-le avec le sage pilote qui se tient à
la barre, maintenant que la tempête a presque épuisé sa
violence. Quiconque a suivi la carrière de Masaryk dans
ces jours de bataille, quiconque a observé sa politique pru-
dente et circonspecte depuis qu'il est président de la Ré-
publique, aura peine à croire qu'un homme de 70 ans fût
capable de s'adapter si promptement et si complètement
à de pareilles évolutions. Wilson, président de l'Univer-
sité de Princeton, est le même homme que Wilson,
président des États-Unis. Clemenceau le Tigre est essen-
tiellement identique à Clemenceau le dictateur de Ver-
sailles. Mais Masaryk dans l'opposition et Masaryk à la
tète des affaires sont des personnalités absolument diffé-
rentes. Il reste indéfectibîement fidèle à ses principes, mais
ses méthodes et sa vision sont maintenant entièrement
différentes. Ce n'est pas qu'il soit amolli par le succès,
dompté par les souffrances d'une longue maladie ; ce n'est
pas même que sa vigueur soit atténuée par le sentiment de
ses hautes responsabilités. Mais, en prenant les rênes du
pouvoir, son instinct politique lui révéla soudain que
l'œuvre de l'homme d'État diffère fondamentalement de
la tâche du lutteur, que les méthodes de la paix ne sont
pas celles de la guerre et que le travail de la reconstruc-
tion est distinct de celui de la destruction.
Quand on contemple cet homme grand, bon et sage,
dans son rôle de pacificateur et d'arbitre des partis, de
modérateur et de conciliateur de l'Europe centrale, on
pense malgré soi à un homme d'État d'un autre âge et
156 Le Flambeau
d'un autre hémisphère. Je m'étonne que l'analogie que
je suggère et qui pour les générations futures sera un
lieu commun de rhétorique et un thème d'exercices sco-
laires, ait échappé jusqu'à présent aux biographies du Pré-
sident. Et pourtant je crois sincèrement que pour bien
comprendre le rôle propre de Masaryk et sa mission dans
la politique du monde, nous devons voir en lui l'Abraham
Lincoln de l'Europe centrale.
Comme Lincoln il est sorti du peuple. La merveilleuse
histoire de Lincoln : « de la cabane de bois à la Maison
blanche » trouve son pendant dans l'histoire plus mer-
veilleuse encore de Masaryk : « de la loge du cocher au
palais des Habsbourg. » Comme Lincoln c'est un homme
de conviction intense, mais possédant la maîtrise de soi.
Comme Lincoln il ne se laisse jamais entraîner par le
parti pris ou par la passion. Comme Lincoln il est pro-
fondément religieux. Comme Lincoln il fut appelé à cons-
truire une république, à mener une grande lutte et, la
bataille gagnée, à réparer les ravages de la guerre; et l'on
ne trouvera dans les discours présidentiels de Masaryk
ni une ligne ni une pensée qui ne respire dans toute sa
pureté sublime l'esprit de la seconde Adresse inaugurale
ou du discours de Gettysburg.
Et comme Lincoln toujours, Masaryk est le représen-
tant caractéristique de sa race, profondément enraciné
dans sa terre natale. Il est aussi représentatif de la
Tchéco-Slovaquie que Lincoln de l'Amérique. Son hori-
zon universel n'exclut pas le patriotisme le plus intense.
Masaryk a écrit à plusieurs reprises avec une profonde
et intelligente sympathie sur les trois grands hommes de
la Bohême moderne : Jean Hus, le plus héroïque de tous
les réformateurs européens ; Chelcicki, le père de la Fra-
ternité morave, le précurseur de Tolstoï, et Comenius, le
créateur de la pédagogie moderne. S'il a écrit des choses
si belles et si vivantes sur ces trois grands Tchèques,
c'est parce qu'en sa propre personne il unit les traits de
Le Président Masaryk. 157
ses trois héros nationaux. Penseur religieux, Masaryk
est un Hussite réincarné. Moraliste, il a la ferveur de
Chelcicki. Homme d'enseignement, il a l'universalité de
l'humaniste et en même temps le pragmatisme de Come-
nius. Heureuse la nation dont l'idéal et les aspirations
furent ainsi incarnées durant la plus grande épreuve de
son histoire dans l'homme qui fut appelé à diriger ses
destins !
Sur un point toutefois, et sur un point essentiel, il nous
faut espérer et souhaiter que s'arrête l'analogie entre
Abraham Lincoln et le président Masaryk. Lincoln ne
vécut pas assez pour achever sa tâche immense. L'attentat
d'un fou le fit disparaître de la scène au moment même
où sa présence était le plus nécessaire. Il réalisa, c'est
vrai, 1'aboiition de l'esclavage, mais il ne vit pas la conso-
lidation de son œuvre de paix et d'unité. Comme à Lin-
coln il fut donné à Masaryk de délivrer un peuple
opprimé. Puisse-t-il lui être accordé aussi de fortifier et
d'unifier l'État qu'il a fondé! Jamais la sagesse de ses
conseils, l'autorité de son caractère ne furent plus néces-
saires qu'aujourd'hui. Dans l'actuelle période de transi-
tion nulle vie n'est plus précieuse que celle du président
Masaryk. Et l'anxiété avec laquelle la nation tchéco-slo-
vaque tout entière suivit jour par jour, l'hiver dernier, le
cours de la dangereuse maladie dont le président vient
heureusement de guérir, n'a été qu'une manifestation de
l'instinct de la conservation chez son peuple. Tous com-
prenaient combien il importait que le président continuât
d'exercer sa charge suprême.
Si le président Masaryk disparaissait prématurément du
théâtre de la politique active, ce serait non seulement un
désastre pour la Tchéco-Slovaquie, mais encore une cala-
mité pour l'Europe. Sans doute il laisserait des succes-
seurs d'une habileté consommée. Son fidèle lieutenant,
M. Bénès, est le seul homme d'État qui, par la formation
158 Le Flambeau.
de la Petite Entente, ait apporté à la République des
nations le concours d'une politique vraiment constructive.
Mais, tout en rendant hommage aux collaborateurs du
président, quiconque connaît la Tchéco-Slovaquie et les
États voisins, quiconque a observé de près les matières
inflammables et explosives qui restent accumulées dans
l'Europe centrale, estimera que le temps n'est pas encore
venu où l'on puisse se passer du Président. C'est le seul
homme assez fort pour tenir en échec les forces de
dissolution. C'est le seul homme qui possède une expé-
rience et un prestige suffisants dans tout le monde slave
pour mener à bien l'œuvre de réconciliation et de recons-
truction.
Charles Saroléa.
Edimbourg, juin 1921.
Quelques souvenirs...
Il y a des mots magiques. Ils sont à peine prononcés
que des images naissent, que des visions ressuscitent
devant les yeux qui les cherchent, qu'une émotion s'in-
sinue au plus profond des cœurs. Belgique! Qui pour-
rait, aujourd'hui, prononcer ce mot très doux, et pour-
tant évocateur de terribles souvenirs, d'une lèvre indif-
férente?...
En juillet 1914, qui donc croyait à la guerre, à cette
folie? Comment y croire, surtout dans ce beau et pai-
sible pays de Suisse, sur les rives de ce lac Léman où
tout est bleu, l'horizon des montagnes, le ciel et l'eau?
Une rumeur, pourtant. La catastrophe! La Belgique
envahie, foulée aux pieds, martyrisée. A quand le tour
de la Suisse entourée de millions d'hommes en marche
pour la tuerie? Fébrilement, chacun courut où l'appelait
le devoir. L'arme au pied, nos soldats attendirent ce qui
paraissait inévitable. Des jours, des mois passèrent. Et
le front de bataille s'immobilisa. Quand il fut à peu près
certain que la Suisse serait épargnée, on eut le temps de
réfléchir, de se mettre à la place des autres, de réaliser
et l'horreur de la guerre et l'infamie d'une attaque brus-
quée contre un petit pays dont des traités dûment signés
garantissaient la sécurité et qui avait pourtant connu les
massacres, les incendies, l'esclavage.
Que faire? Tous ceux que n'avaient pas trompés les
mensonges allemands vécurent des mois terribles : senti-
ment d'une totale impuissance devant le crime, tristesse
des consciences, vaines protestations, répétées, multi-
pliées. En Suisse allemande, particulièrement travaillée
160 Le Flambeau.
par la propagande teutonne, le grand Spitteler jugeait et
condamnait. Non seulement il parlait de Caïn, mais
encore de Gain calomniant Abel après l'avoir assassiné.
Dans la Suisse romande unanime, on souffrait véritable-
ment de l'injustice commise. Un homme du peuple lan-
çait ce cri : « Si les Allemands étaient vainqueurs, ça
m'éteindrait toute la chaleur de la conscience! »
Aussi quelle joie discrète, quelle émotion aussi, quand
les premiers civils, des vieux, des vieilles, des enfants,
chassés de leur village en misérables troupeaux, arri-
vèrent en Suisse! Enfin, on allait pouvoir agir, consoler,
montrer qu'on avait du cœur!
Toujours je me rappellerai ce premier convoi d'éva-
cués. Il est sans doute permis de se citer soi-même pour
retrouver cette émotion dans toute sa neuve sincérité.
« Il fait nuit déjà, écrivions-nous alors, une nuit froide
et pluvieuse de décembre. On devine, plutôt qu'on ne
voit, trois drapeaux aux plis mêlés, le belge, le fran-
çais, le suisse, et derrière eux des vieux avec la bouche
un peu tordue comme quand on porte à bout de bras
des paquets trop lourds, et que ces paquets on ne veut
les confier à personne parce qu'on n'a plus que ça; et
des femmes, des enfants qui les tiennent par la jupe. Ils
passent tous ces gens qui ont vu ces taches de rouille
que fait le sang bu par la poussière, le rictus des morts
dont les yeux vitreux regardent on ne sait où, le haut
rideau rouge dressé à l'horizon par la lueur des incen-
dies, tous ces gens qui sont partis à travers champs, cou-
rant, sautant les haies... On ne sait plus rien. On ne
pense à rien. On se sauve, pêle-mêle avec les brouettes,
les voitures à bras, les carrioles, pêle-mêle avec les vaches
et les moutons. Et quand les animaux crèvent, on les
jette au creux des fossés... Et toujours le grondement
du canon... La guerre est là-bas, en France, maintenant;
mais ce que Ton a est encore plus laid que la guerre:
les mépris, les ricanements, les avanies, les mensonges
Quelques souvenirs. 161
de ceux qui se croient vainqueurs. Jusqu'au jour où ces
mots circulent : Il faut partir ! En bousculade, sous la pluie
d'hiver, on les a entassés dans un train aux vitres sales
et ils ont été un temps infini en route. Dans la tristesse
du jour, dans le noir de la nuit, ils vont, ils s'arrêtent,
ils repartent, et ils tiennent leurs baluchons sous les
pieds pour être plus sûrs. On leur dit soudain qu'ils ont
changé de pays, mais ça leur est bien égal du moment
qu'ils n'ont plus le leur... Tous ces gens qui ont vu ces
taches de rouille que fait le sang bu par la poussière,
tous ces gens qui ont été poussés ici, poussés là, qui ont
collé leur visage inquiet aux vitres sales des wagons,
qui ont roulé dans la tristesse des jours et dans l'angoisse
des nuits, les voici qui défilent. Pour aller où? S'ils le
savent, c'est comme s'ils ne savaient pas. Autour d'eux,
une fouie. Des larmes dans tous les yeux. Et soudain,
de cette foule, étouffé parce qu'il monte des profondeurs
du cœur, ce cri: Vive la Belgique!... Cette fois ils com-
prennent. Ils sont chez des amis. Et ils pleurent aussi... »
Le soir même, Potterat dit à sa femme : <( Tu as vu
ces Belges, cette misère? On en prend deux à la mai-
son ». Il fit comme il avait dit et il les garda trois ans,
jusqu'au jour de l'armistice.
L'armistice ! En Suisse romande aussi les cloches son-
nèrent, les fenêtres se pavoisèrent de drapeaux, les
hommes, sortis en courant des usines, des ateliers, des
bureaux, se groupèrent sur les places, se serrèrent les
mains entre inconnus. Et des musiques et des cortèges
entraînés par la même pensée : devant les consulats de
France et de Belgique monte une acclamation ininter-
rompue, l'encens de la reconnaissance, l'admiration pour
tant de patience, tant d'héroïsme, tant de morts donnés
à l'idée. Cette foule n'est pas là seulement pour fêter la
fin de la guerre, des privations, des angoisses, mais
encore et surtout pour saluer la justice triomphante, la
Belgique rendue à la liberté, la France rentrant à Stras-
ll
162 Le Flambeau.
bourg, l'ordre moral trop longtemps bafoué soudain res-
tauré. Oui, vraiment, cette foule passionnée fêtait la
victoire des biens invisibles de l'humanité, des vérités du
cœur et de la conscience sur les intincts de violence, de
rapine, d'hypocrite félonie.
Cette foule savait aussi que dix mille volontaires
suisses avaient lutté pour la cause, que sept mille d'entre
eux dormaient dans les charniers des champs de bataille,
que par leurs enthousiasmes, leurs souffrances, leur
mort, ils avaient voulu effacer les prudences officielles,
les défaillances de quelques chefs, la lâcheté de quelques
plumitifs. Ces dix mille volontaires, ces sept mille morts,
ces acclamations de milliers de patriotes étaient comme
la réponse de la vraie Suisse, fidèle à ses traditions, fidèle
à cet amour de la liberté sans laquelle un peuple s'étiole,
se dégrade, disparaît.
C'était en 1919, par un merveilleux matin de juin.
Très haut, les hirondelles dansaient dans le ciel. Montant
entre les troncs d'arbre, plus rouge que le sang, le globe
formidable du soleil. La douceur d'un beau jour commen-
çant, une lumière fraîche et gaie, des parfums de roses...
A cette heure matinale, attachés au poteau du Tir natio-
nal, les patriotes belges, hier encore, s'offraient à la mort,
Peu après, par cet étroit chemin bordé de coquelicots
épanouis, quatre hommes vêtus de gris, le pas lourd,
emportaient un cercueil.
En ce matin de juin nous étions quelques-uns, tëtt
découverte, autour du petit cimetière où reposaient pour
quelques instants encore Philippe Baucq, Louis Bril,
Neyts, Jacquet, les frères Descamps, Roland, Mus, Cor-
bisier, Parenté, d'autres encore dont les noms sont dans
tous les cœurs. Et là, déjà vides, la tombe d'Edith Cavell,
la tombe de Gabrielle Petit, la Jeanne d'Arc belge, de
cette jeune fille qui écrivait ces lignes dignes de sa sœur
Quelques souvenirs. 163
de Domremy: « Si je dois perdre la vie, c'est que la Pro-
vidence m'aura jugée digne de la mort la plus belle qui
soit: la mort pour la Patrie et la justice. Il n'y a pas de
plus magnifique emploi de ma vie. Il n'y a pas de plus
beau départ pour l'éternité. »
Le bruit des pioches, des pelles, la plainte des cordes
sur lesquelles on tire. Un à un, ils remontent dans le
royaume de la lumière, ils revoient le ciel de ce pays
pour lequel ils sont morts. A ceux qui se penchent, dou-
cement, pieusement, ils montrent leurs mains jointes,
leurs poitrines fracassées, leurs pauvres visages rongés.
Sous la clarté du soleil, échappant à la hideur de la mort
au travail, ils dominent le monde par leur sacrifice, par
cette force invisible qui les a tenus debout, face aux
bourreaux, qui leur a permis de tout offrir et de tout
donner : les énergies et les tendresses du cœur, la vie.
Un des spectateurs de cette apparition horrible et
sublime, longtemps camarade de cellule des suppliciés, dit
très simplement tandis qu'il regardait s'éloigner les cer-
cueils par l'étroit sentier marqué par le double liséré des
coquelicots :
-r- Je viens de voir l'âme de ma patrie.
Pour reconnaître un service, quelqu'un tendit alors
une pièce d'argent à l'un des fossoyeurs. L'homme hésita.
Puis soudain, montrant d'un doigt les cercueils des mar-
tyrs :
— Non merci... N'est-ce pas, eux, ils sont morts gra-
tuitement...
*
*
On sait en Suisse comment ces hommes sont morts et
pourquoi ils sont morts. On respecte, on aime leur mé-
moire. Des foules se sont exaltées au récit de leur vail-
lance. Votre Roi, votre Reine, votre grand Cardinal,
votre grand Bourgmestre, sont eux aussi respectés et
164 Le Flambeau.
aimés. Une sympathie instinctive entoure et auréole la
Belgique.
Du reste, tout ne contribue-t-il pas à faire de nos deux
pays, des pays amis?
Nos intérêts sont solidaires. Le temps n'est plus éloigné
où les chalands, partis d'Anvers, remonteront le Rhin
jusqu'à Bâle. La Suisse a trop souffert de sa dépendance
économique, au cours de la guerre, et souffert dans sa
fierté, dans son appétit de liberté, pour ne pas souhaiter
avoir désormais, par le Rhin, à travers l'Alsace, et par
les canaux jusqu'à Anvers, son port naturel, un débouché
sur la mer.
Et la Belgique, comme la Suisse, a connu dans le passé
les luttes âpres. Ses cités, groupées autour de leur hôtel
de ville ou de leur beffroi, ont une vie communale
intense... Chez vous, des Wallons et des Flamands; chez
nous, des Alémaniques, des Romands et des Italiens.
Mais, de part et d'autre, j'imagine, moins quelques éga-
rés, peut-être, des Belges et des Suisses. De part et
d'autre, encore, le goût de la simplicité, de la rude fran-
chise, l'amour du travail, et aussi des fêtes, des banquet?,
des kermesses, des réalités tangibles de la vie. Mais domi-
nant tout le culte ardent de la liberté. Et voici que se lève
à nouveau le souvenir de vos martyrs d'hier... Ainsi donc
identité des intérêts, parallélisme frappant des situations,
des conditions de vie, même attachement aux mêmes
biens matériels et spirituels. Des différences, sans doute
aussi, frappantes, évidentes, mais rien qui sépare, qui
éloigne. Il ne nous manque que de nous mieux connaître.
Ce sera la tâche agréable et facile de demain.
Benjamin Vallotton.
Lausanne, juin 1921.
L'Œuvre d'Henry Maubel
Pour qui se souvient, au sortir de son œuvre, de la
lumière un peu froide de ses yeux, où glissait parfois
l'interrogation d'un sourire, Henry Maubel apparaît
comme un esprit prédestiné, doué de discrètes et pro-
fondes vertus et qui, trop fier pour confesser sa mission,
s'astreint à l'inflexibilité d'un rêve intérieur, non sans
garder aux hommes qui le méconnaissent, une tendresse
à la fois inquiète et fraternelle.
Insoucieux des apparences, il a tôt fait de renoncer
aux séductions du monde extérieur et c'est par les che-
mins obscurs de la méditation, qu'il partira à la conquête
de la vérité.
Tous les problèmes le sollicitent, non pas directement,
à la façon de théorèmes précis que dénouera une solu-
tion non moins nette, mais comme de mystérieuses entités
vivantes qui projetteront dans les méandres les plus ténus
de sa sensibilité, une sève dévorante et féconde.
Dans la chambre solitaire où il s'exile, chaque sensa-
tion recueillie au cours de ses recherches, s'éparpille en
notes innombrables au clavier de son intelligence qui en
épuise ainsi tous les secrets.
Outre l'hymne des frondaisons et la chanson des
vagues, la forêt et la mer lui ont révélé, l'une le travail
souterrain de ses racines, l'autre le miracle de ses féeries
sous-marines.
Un jour viendra où, comme la forêt et la mer, l'âme
humaine lui apparaîtra sous les traits de Jacob, rivée à
la terre et luttant inlassablement avec le sentiment 'de
l'infini.
166 Le Flambeau.
La vie d'Henry Maubel offre le plus pathétique des
spectacles.
A l'heure où il ne fait que pressentir sa mission, il
a déjà reconnu ses héros.
A l'adolescent qu'il est, la femme vient proposer
l'énigme de son formidable et fragile empire; un autre
eût tremblé devant cette révélation et, selon la prédo-
minance du désir ou du renoncement, se fût agenouillé
devant Eve ou devant Marie.
Il les écarte l'une et l'autre pour élire Béatrice qui le
séduit à la fois par sa lucidité et son mystère. Lucide,
elle l'est, par son chaste regard ouvert sur un monde
d'apparences; mystérieuse par son âme où brille la
flamme de l'infini.
Miette et Mad des premiers livres et les Psychélides
de Dans Vile, offrent, toutes, le visage plus ou moins
spiritualisé de l'amante immortelle.
Toutes cultivent et entretiennent en lui « la plaie du
désir de connaître et versent sur cette plaie un baume
qui la parfume ».
Toutes sont l'image de la même âme, tantôt vue du
dehors, tantôt vue du dedans.
Libérez-les de leur dépouille er vous les verrez s'ache-
miner, les mains unies, vers les mêmes hauteurs. Leurs
sentiments et leurs idées ne s'agitent jamais dans le plan
des relativités: Ils sont l'émanation d'une existence
secrète, tendue vers un absolu souvent ignoré d'eux-
mêmes, et ils affleurent la surface de la vie, comme
des poussières d'éternité-
L'œuvre d'Henry Maubel s'inscrit dans une graduelle
aspiration et le conflit entre l'homme et l'infini que l'on
pressent dès les premiers livres, va s'apaisant ou s'ac-
centuant avec la plus ou moins grande certitude des vic-
toires spirituelles.
D'abord résigné aux exigences d'un univers transi-
toire dont il se sent le prisonnier, Henry Maubel exaltera
L'Œuvre d'Henry Maubel. 167
l'attrait de l'ascension compensé par la nécessité de la
descente ou la possibilité de la chute, et l'humain l'empor-
tant sur le divin dans son âme incomplètement épurée, il
aspirera, tout en magnifiant la montée, à la périlleuse
volupté de la catastrophe.
« D'où nous viendrait la puissance d'une ascension,
« dit-il, si ce n'était de la beauté pressentie de la chute? »
Mais bientôt il soupèse les cailloux et les gemmes que
son pied heurte, cherchant sur les plus humbles comme
sur les plus étincelants, l'empreinte divine qui abolit les
hiérarchies. Puis il les lance à la mer, pour suivre, jusqu'à
leur ultime effacement, les ondes concentriques que leur
chute y fait naître.
Ainsi toute passion trouve dans l'infini sa répercus-
sion et Dieu lui-même n'apparaît plus que comme le
suprême rayonnement de nos passions sublimisées.
Les plus raisonnables d'entre nous suivent les che-
mins tracés dans la montagne par ceux qui les devan-
cèrent et le bruit de leurs pas y éveille des échos fami-
liers.
D'autres, plus téméraires — et au début de sa vie spiri-
tuelle, Maubel fut de ceux-là — sont tentés par le gouffre
et vivent dans l'affreuse allégresse d'un danger sans
cesse renouvelé.
Chargés de leur fardeau terrestre, ces dieux qui s'igno-
rent, suscitent les tentations, pour savourer l'amertume
de les vaincre.
D'autres enfin, parvenus aux sommets, renoncent au
retour vers les vallées. Autour d'eux, la neige des cimes
se confond avec la lumière de l'absolu et ceux qui la
contemplent, possèdent Dieu.
Henry Maubel connut ce souverain enchantement qu'il
s'efforça de traduire dans des œuvres libérées des truche-
ments propres à leur assurer une portée directe et qui ne
dispensent que parcimonieusement leur subtile magie.
On y trouve un souci hégélien analogue à celui que
168 Le Flambeau.
C. Mauclair découvre chez Stéphane Mallarmé: « L'ex-
(( pression d'art doit se servir des réalités pour exprimer
<( les idées pures et seulement comme d'intermédiaire
« entre la conscience humaine et Dieu (tout objet est le
« symbole passager de son idée mère) ».
Vers la fin de sa vie, Henry Maubel chercha à dépouil-
ler son âme de ses dernières attaches terrestres et de
même qu'il avait découvert la mystérieuse activité des
racines, il s'attacha à désenchevêtrer les liens qui nous
unissent à l'infini.
A défaut d'un vocabulaire idéal, vainement attendu
'des mots quotidiens, il s'était servi tout d'abord, à la
manière de Bergson, d'allégories ou d'images qui, selon
l'expression de J. Desaymard, « maintiennent l'esprit
« dans le concret et l'inclinent à l'attitude convenable
« pour qu'il pense de lui-même l'indicible vérité ».
Mais bientôt les allégories et les images même, lui
semblent insuffisantes.
Et c'est dans la musique qu'il s'efforce de reconnaître
le lien idéal qui relie les hommes à l'absolu.
<( Le théorème de la vie, dit-il, n'est sans doute qu'un
<( théorème d'harmonie et ceux qui entendront intime-
<( ment la musique entendront les accords de l'être ».
Il s'avançait dans cette suprême voie lorsque — vic-
toire ou défaite? — il perdit l'usage des mots pour ne
garder que la spiritualité du regard où, seul, se reflétait
le visage de Béatrice.
Lucide et mystérieux comme elle, il s'enfonça de jour
en jour dans de plus radieuses ténèbres, laissant traîner
derrière lui, l'ombre lumineuse d'une pensée imprégnée
de Dieu et qui avait effleuré l'âme des nommes de clartés
nouvelles.
Georges Marlow.
u
HENRY MAUBEL (1862-1917)
A
Notes
Nous prenons dans la vie les motifs de nos rêves. Le
rêve est notre raison de vivre.
Cet arbre regarde au loin. Il a soif de partir. Mais
ses racines le retiennent. La vie — de rafales ou de
caresses — balance nos pensées sous le ciel comme elle
balance la cime de cet arbre.
Le rêve est le voyage de ceux qui ne peuvent pas
partir.
La vie n'est pas faite pour nous, mais nous pour elle.
Nous venons au monde pour la manifester et la per-
pétuer.
Les femmes, les enfants sont les sources. L'homme
est le porteur d'eau.
Porteur, ne t'attarde pas à écouter chanter les sources.
L'homme est un puits de mystère dont la raison tant
vantée n'est ni le seau ni même la corde; tout au plus la
poulie. Au fond dorment les mirages. On puise et l'eau
coule, claire et désenchantée, sous la lumière du jour.
Les hommes devraient se considérer les uns les autres
avec respect, à cause de l'inconnu qu'ils portent en eux.
Tout homme est un mystère pour l'autre et douloureux
presque toujours.
Mais l'écorce, l'écorce! et toute cette matière souvent
170 Le Flambeau.
rebutante. Il faut des chocs qui brisent l'écorce. La vie
est faite de violences autant que de communions.
Amour, tourment de l'unité.
Affinité — Attachement. On peut être attaché à des
êtres avec lesquels on n'a pas d'affinités. C'est là un
fait douloureux. Il en résulte une complexité de senti-
ments et de pensées qui peut porter des fruits.
Toute dissonance est la promesse d'une harmonie nou-
velle.
La plupart des hommes sont pareils à ces animaux
avides et têtus, qui ont trouvé de quoi se gaver au bord
de la route et qui s'y obstinent goulûment en dépit des
appels et des coups. Il faut pourtant que la vie ait un
sens et un but?
Y a-t-il un rapport entre les fables religieuses et notre
activité réelle? Ou ces fables ne sont-elles que des motifs
d'animation pour nous aider à gagner ce but?
L'homme religieux n'est pas plus désintéressé qu'un
autre. Il "désire ce qui échappe aux sens. Il a l'appétit de
l'insaisissable et cela ïe mène très haut. Les chemins
escarpés sont étroits et durs.
Le signe de la croix — geste léger, distrait, rapide et
comme furtif, machinal, répété par des millions d'êtres
dans des milliers d'églises depuis dix-neuf siècles... Appel,
imploration, "clameur muette, exorcisme, toute une religion
tient dans ce signe. Il est le schéma d'une certaine foi
et de ses rites. L'homme catholique paraphe, de ce signe,
sa chair mortelle.
Les hommes s'enrichissent en se dépensant. Le dévoue-
ment accroît leurs forces.
Notes. 171
Peu nombreux sont les hommes qui vivent aussi haut
qu'ils peuvent vivre.
A force de dire : « Ceci est inintelligible, ceci est impos-
sible », on scelle si étroitement le cercle de l'habitude
qu'il faut enfin qu'un « fou » ou un violent vienne le
briser.
Il faut ouvrir de temps en temps sur la vie extérieure
d'autres portes que celle — un peu étroite — par où nous
nous sommes habitués à passer. Les ouvrir et les refer-
mer, par exercice, de temps en temps, afin que le jeu
en soit aisé quand il en sera besoin. Varions l'orienta-
tion de nos vues, de nos promenades. De l'unité, mais
ne nous raidissons pas.
La raison et l'imagination sont comme deux plateaux
dont l'un serait aride et l'autre couvert de fleurs. Une
vallée pleine de mystère et de songe les sépare.
Il n'est de devoir qu'envers toi-même, parce qu'il
n'est de connaissance que de toi-même. (Je parle des
lois qui régissent le développement moral des êtres.)
Tout le reste : amour, amitié, affection, sentiment de la
solidarité, qui ennoblit la vie, relève de la sensibilité et
de la volonté individuelles et ne se prescrit pas. On
n'ordonne pas à un homme d'être compatissant, cheva-
leresque, généreux. La loi de dévouement n'est pas dans
les codes. Elle est dans la conscience et dans l'instinct
de ceux qui, de génération en génération, l'entretiennent.
Penser, c'est faire avec le fluide du solide, c'est bâtir
dans les limbes.
Ma pensée enfonce ses racines dans mon cœur. Si
mon cœur se tarit ma pensée se dessèche.
172 Le Flambeau.
Si l'art avait un but ce serait le bonheur pour celui
qui le crée comme pour celui qui le reçoit. Mais bonheur
a, ici, un sens si élevé qu'il est synonyme de force, de
joie à la manière de Beethoven (joie dionysiaque)... de
vertu dans l'acception anté-chrétienne du terme, en un
mot de volupté de l'esprit. Ainsi compris, il n'exclut pas
les images de la souffrance, de l'horreur, du désespoir
et de la mort parce que le bonheur pour un artiste, pour
un poète, c'est de goûter à toutes les grandeurs et d'y
participer.
En prenant le terme au sens le plus large, on peut
dire qu'il n'y a pas de sensation d'art où il n'y a pas
de volupté. En écoutant une fugue de Bach j'éprouve une
austère volupté.
Chanter juste, c'est toucher l'âme de la note de ma-
nière à faire résonner toutes les harmoniques qu'elle
renferme (ce précepte vaut pour la littérature poétique
autant que pour la musique).
Par la musique l'esprit prend une acuité qui lui per-
met de s'ouvrir des voies soudaines dans l'obscur. La
musique fait de grandes lueurs dans la conscience et
d'autant mieux qu'elle endort au préalable la raison,
cette radoteuse.
L'audition des grands musiciens vaut la lecture des
philosophes pour qui a pris soin de préparer et d'assou-
plir son esprit.
C'est parce qu'elle est le reflet des mouvements inces-
sants de la vie intérieure que la musique apparaîtra
comme une métaphysique de la sensibilité. Ceci se rat-
tache à la musique envisagée dans son premier élément :
le rythme.
Notes. 173
Genèse de la musique:
La danse marie l'art plastique et l'art musique synthèse
vivante. L'aspiration insensée, née du tournoiement
éperdu de la vie en danse, engendre le rythme en soi,
principe de toute la connaissance humaine abstraite.
Tout mouvement poussé au paroxysme aboutit à une
élévation. Si l'homme avait gardé la mesure, s'il avait
su se proportionner à soi, il n'y aurait pas de métaphy-
sique, il n'y aurait pas non plus de musique en soi. La
musique s'est détachée de la danse où elle s'incorporait
comme l'anneau se détache de la planète. Le nouveau
monde qui s'est formé gravite dans l'orbite de la danse...
et la poésie dans l'orbite de la musique — car la poésie
commence à ne plus être lorsqu'elle cesse d'être — d'une
manière ou d'une autre — musicale.
Le masque. — Le visage, masque souvent grossier et
maladroitement modelé. Je me représente, c'est-à-dire
que je me compose une image de la physionomie morale
d'un être, et je me dis que c'est cette physionomie qu'il
faut considérer sous l'autre. L'autre est, la plupart du
temps, une déformation grotesque de la réalité spiri-
tuelle de cet être. Dès lors, toutes les figures réappa-
raissent comme posées sur le visage vrai : des masques.
(L'impératrice Eugénie, vieillie, promenant dans Paris
son âme de jadis).
Grand complot. — 16 mai 1889. Bernaert et Devolder,
ministres. Avocats au procès: Janson, Picard, Robert,
Ninauve, Alex, de Burlet. Président de la Cour: Pécher.
Assesseurs: Dolez, Leurquin. Avocat général: Janssens.
Accusés: Conreur (Paul et Hector). Paul, grosse tète
blonde, pâteuse, mafflue. Hector, tète tzigane, cheveux
séparés au milieu et retombant en ondulant sur des sour-
cils épais. Maroilîe, petite taupe blonde, à lunettes.
Moyau, mineur, faisant songer par le visage à Cavrot.
174 Le Flambeau.
Destrée parmi les défenseurs. Derrière la Cour:
Spronck, juge d'instruction, le substitut Sylvercruys, le
docteur Semai.
Le front vaste et tourmenté de Paul Janson. Désordre
des mèches rares. La chevelure est un champ dévasté
par la même passion combattive qui remplit de flammes
les yeux farouches.
Le regard impitoyablement aigu qui s'allume en petites
flammes vives, tout à coup, derrière le binocle de Maître
Picard, tandis que la bouche entr'ouverte laisse poindre
le bout de la langue acérée, ce regard qui, de temps en
temps, s'accroche à une idée, là-haut, avec l'attitude
d'en écouter le sens imperceptible et qui ne la lâchera
pas avant d'en avoir mis au jour la nuance précise.
M0 Robert dit des choses spirituelles. Il en pense qu'il
réserve; il en devine, il s'en remémore, il en invente.
Il y en a dans ses yeux malicieux, dans son regard rail-
leur qui frise, dans l'attitude provocante de sa figure
charnue et rose, dans son petit nez, fait d'une pointe
moqueuse entre deux ailes délicatement sensuelles. Il
y en a dans sa grosse moustache de tambour-major
incompatible avec ce petit nez. Ils ont l'air de se moquer
l'un de l'autre; il y en a aussi dans ses cheveux cendrés,
bouffants, qui s'étalent en boucles sur le collet de la
redingote ou de la toge.
Me Janson plaide, calé sur les reins, planté de face,
le torse bombé, remarquable par la carrure de son atti-
tude et le parallélisme de ses gestes. Tantôt braquant
les deux index comme des canons de revolver, tantôt
dressant les bras et brandissant les poings comme pour
soulever la masse d'une phrase hurlante qui retombe
avec un bruit sourd.
M? Picard se lève. Il repousse sa chaise, repousse ses
notes, et, un pied en avant, dans l'attitude oblique d'un
homme qui va croiser le fer, il a, d'une jambe sur l'au-
tre, un léger balancement comme pour essayer le terrain
Notes. 175
ou s'y affermir et alors, d'une voix enrouée, étrange,
hésitante, tremblotante, il parle, essayant, du tournoie-
ment sur place de quelques phrases, le vol de son élo-
quence. Et puis la parole, à mesure qu'elle touche les
faits et qu'elle les serre de plus près, se pose, s'accentue
et, dans la discussion juridique de plus en plus colorée,
apparaissent alors ces phrases à l' emporte-pièce où les
consonnes se font dures, où les r roulent par trois et
quatre fois, comme si les mots passaient dans le gosier
de l'orateur sur des petites roulettes de cuivre, où les
finales tranchent la parole sur laquelle elles s'abattent
avec une rapidité sifflante. Voix de métal et d'un métal
impur, prononciation qui s'altère donnant à certaines
diphtongues une couleur qui semble être à la fois méri-
dionale et flamande, voix qui a des crissements, des frot-
tements et qu'une pression trop nerveuse fait quelquefois
glisser à côté de l'intonation juste, partir en fausset,
voix qui se fausse comme le fer de l'escrimeur dans
l'emportement de la lutte. Voix d'un caractère mordant,
amer, et dont la sécheresse apparente et les contractions
se retrouvent dans le geste de la main, dans l'expression
du visage.
Parmi les accusés du grand complot de Châtelet, il y
a aussi Fabien Gérard, un vieux tout blanc qui a la manie
du discours. Chaque fois qu'on lui pose une question,
il tire un papier de sa poche.
Le grand complot de Châtelet s'écroule. L'affaire finit
par des condamnations à 26 francs d'amende. Elle avait
duré toute une semaine.
Henry Maubel.
La Géorgie
Le Point de vue international.
La Géorgie traverse les plus terribles épreuves. A peine
les gouvernements alliés s'étaient-ils décidés à reconnaître
de jure son existence et à lui donner ainsi le moyen de se
développer normalement, en communion étroite avec la
civilisation occidentale, qu'elle s'est trouvée victime de la
plus brutale des agressions. Les forces bolchévistes l'en-
vahissaient au sud, à l'est, au nord, sans même la forma-
lité d'une déclaration de guerre, et les Turcs, invoquant
le traité de Brest-Litovsk, marchaient sur Batoum. C'est
en vain que l'armée nationale, que la garde populaire
opposèrent une résistance héroïque à des ennemis infini-
ment supérieurs en nombre, en équipement et qui
attaquaient dans six directions à la fois. Maintenant les
commissaires moscovites régnent, appuyés sur cent mille
baïonnettes, les libres institutions sont détruites, le pays
ravagé, la population vit dans la terreur. Mais ceux qui
connaissent la jeune république savent qu'elle triomphera
de cette crise comme de tant d'autres dont son histoire
est pleine. L'expérience de ces dernières années suffirait
à elle seule à justifier cette confiance.
L'Orient donne en ce moment l'impression d'un for-
midable écroulement, sans que l'on sache encore si quel-
que chose surgira d'au milieu de ces ruines. La Russie
en est arrivée à un état inouï de décomposition sociale,
la Turquie presque entière est en proie aux plus graves
convulsions. La malheureuse Arménie voit redoubler
l'horreur tragique de son sort. La Perse tombe dans le
chaos. Et si nous portons plus loin encore le regard, le
La Géorgie. 177
Turkestan, l'Inde, la Chine, nous offrent des spectacles
non moins affligeants, ou nous montrent des peuples déjà
sur le bord du gouffre. Les tableaux sont divers: ici c'est
la guerre civile, ailleurs la famine, ailleurs encore le
choc affreux de nationalités rivales ou de fanatismes
opposés. Sous tant de symptômes différents on devine
l'action d'une grande cause commune, dont la recherche
mérite d'occuper la méditation des politiques. Mais je
n'ai garde d'aborder ce vaste sujet. Je veux remarquer
seulement qu'au milieu du désastre général, la Géorgie
seule nous a présenté jusqu'à une date toute récente le
spectacle d'une immunité relative.
Maintes fois elle a été exposée au commun péril, elle
y a toujours échappé. Elle était dans l'Etat russe quand
le Bolchévisme s'est abattu sur lui : elle a su se préserver
de cette calamité. Elle a connu la grande retraite, un
million de soldats débandés, ne formant plus qu'une
horde immense de pillards, ont traversé son territoire:
elle a miraculeusement gardé ses villes et promptement
réparé la dévastation de ses campagnes. Elle s'est sauvée
par deux fois de l'invasion turque. Elle a su organiser
sa vie, tirer de son sol une subsistance suffisante, se
donner une organisation politique solide, préparer son
développement économique. Est-ce le hasard qui l'a pré-
servée tant de fois? Le hasard n'a pas cette constance.
Et si Ton appelle nation l'ensemble des hommes qui,
voulant mener ensemble une existence sociale réglée et
indépendante, sont capables d'y parvenir, les Géorgiens
ont démontré au milieu des difficultés les plus extrêmes
qu'ils constituent vraiment une nation.
Le public européen est généralement très mal informé
de ce qui se passe dans ces contrées lointaines et ne s'en
soucie pas. Indifférence fâcheuse, car les régions du Cau-
case sont de celles justement dont la nature et l'histoire
ont fait, si je puis dire, des organes vitaux de la grande
société des hommes. Et quelques-unes des plus graves
12
178 Le Flambeau,
questions de l'après-guerre s'y posent en ce moment. De
la solution qui leur sera donnée dépendra pour une large
part la solidité de la paix en Asie et dans le monde.
* *
La grande dépression maritime qui, des colonnes
d'Hercule au Caucase, pénètre si profondément dans la
masse de l'ancien continent fut toujours un prodigieux
instrument des échanges et de la civilisation. Cette grande
voie ne se termine pas brusquement en cul-de-sac.
Les hautes montagnes qui semblent d'abord barrer
irrévocablement tout le fond de la mer Noire, de
Novorossik au littoral turc, présentent cependant un
passage, unique, mais commode : celui que ména-
gent les vallées conjuguées des deux fleuves géor-
giens, le Rion et la Koura. Là s'amorce l'un des che-
mins traditionnellement suivis par les marchands et sou-
vent, hélas, par les hommes de guerre. De Tiflis, il
gagne les hauts plateaux par Erivan et Tabriz. Il mène
à toutes les richesses de l'Asie. On y passe pour se
rendre vers les diverses parties de la Perse. Les caravanes
de l'Inde ont le plus volontiers pris de ce côté chaque
fois que l'état politique des régions iraniennes y garan-
tissait quelque sécurité. De Tabriz on se rend aussi, plus
au nord, vers le Turkestan et la Chine par un itinéraire
qui déjà était traditionnel au temps de Marco Polo.
Ces routes ont vu passer les marchandises qui d'Ex-
trême-Orient allaient fournir au luxe de la Rome antique,
et les plus anciens Grecs doivent en avoir connu au
moins les premières étapes puisque le fleuve Phasis dont
parle la légende des Argonautes n'est autre que le Rion.
J'ai peine à croire que Jason et ses compagnons entre-
prirent leur aventureux voyage pour recueillir simplement
les quelques paillettes d'or que charrient les rivières. La
toison miraculeuse doit symboliser un trésor plus pré-
La Géorgie. 179
cieux, celui des produits merveilleux que le transit ame-
nait déjà en Géorgie des contrées les plus lointaines.
Au moyen âge aussi, ces chemins furent parcourus
par bien des marchands. Ils perdirent ensuite beaucoup
de leur animation, quand Constantinople eut été prise
par les Turcs et la voie bloquée vers l'aval. Les progrès
de la navigation maritime permirent de rétablir plus tard
les communications de l'Occident avec les régions voi-
sines des côtes par les océans nouvellement découverts,
mais tout l'intérieur, l'immense étendue de l'Asie cen-
trale demeura longtemps isolée de l'Europe. Il fallait pour
qu'elle y fût vraiment reliée de nouveau, après l'ouver-
ture du Bosphore, que des conditions modernes (de
transport y fussent créées par l'avènement du rail.
Celui-ci progresse rapidement, suivant une variante de
la route millénaire. A Tiflis, une ligne se détache de celle
d'Erivan, et par la plaine où coule la Koura gagne le grand
centre industriel de Bakou (d'où une pipe-Une mène
les naphtes à Batoum, leur port naturel d'embar-
quement vers l'Europe). De là, traversant la Caspienne
en sa partie la plus étroite, on retrouve à Krasnovodsk
un réseau dont les ramifications pénètrent déjà profon-
dément dans le Turkestan. On sait à quel développement
économique cette contrée et celles qui la joignent
paraissent destinées. On peut donc se rendre compte des
transports vraiment formidables qu'assurera un jour
l'artère qui les dessert d'abord, trouve ensuite sur son
passage tous les produits du commerce caspien, depuis
ceux des ports persans jusqu'à ceux de la basse Volga,
puis traverse l'un des plus riches bassins pétrolifères du
monde et enfin, après avoir reçu à Tiflis l'affluent impor-
tant qui viendra tôt ou tard des Indes, se jette par
Batoum et Poti dans l'immense courant qui entraîne les
produits de l'Orient à travers les détroits, vers la Médi-
terranée et l'Océan.
*
180 Le Flambeau.
C'est donc entre les deux Caucases que s'ouvre la
porte principale de l'Asie, la seule qui en commande vrai-
ment le centre, l'une des meilleures pour ceux qui vont
vers le sud. La Géorgie doit à cette circonstance sa grande
importance internationale.
L'un des hommes qui servent le plus activement en
Orient la politique anglaise, me disait récemment : « Il y a
deux points nodaux à considérer dans le monde pon-
tique: Constantinople et Tiflis ». La maîtresse route des
pays merveilleux est maintenant, vaille que vaille, garantie
au premier. Mais l'invasion de la Géorgie par les troupes
bolchévistes l'a de nouveau barrée au second.
Depuis des siècles, la ville et le pays sont l'objet de
bien des convoitises. Turcs et Persans se les sont âpre-
ment disputés. Si les Persans sont aujourd'hui hors
cause, on n'en peut dire autant des Turcs. En Asie du
moins ceux-ci ont conservé toutes leurs ambitions et ils
caressent toujours l'espoir d'y placer sous leur suze-
raineté efficace l'ensemble des populations musulmanes.
Quel progrès vers ce but s'ils pouvaient fermer définiti-
vement aux influences européennes un de leurs accès les
plus importants!
Or, on ne peut oublier que le traité de Brest-Litovsk
livre aux Ottomans toutes les forteresses qui couvrent
la Transcaucasie de leur côté, et sans lesquelles cette pro-
vince ne serait plus qu'une contrée ouverte, d'une défense
hasardeuse. L'action avisée de la jeune république géor-
gienne avait su prévenir l'exécution de ces clauses, mais
Kemal Pacha a profité de l'attaque bolchéviste pour
faire valoir ses « droits ». Et comme par une aberration
qui ne s'explique pas — ou que l'on n'ose expliquer — les
troupes (anglaises qui occupaient Batoum y bnt fait
sauter tous les canons lourds avant de remettre la place
à l'armée nationale, la Géorgie n'a plus eu aucun moyen
militaire de résister.
D'autres que les Turcs songent aux profits que Ton
La Géorgie. 181
pourrait tirer d'une influence prépondérante acquise au
« second point nodal ». L'Allemagne n'était pas si bien
absorbée par la pensée de Bagdad qu'elle ait perdu de
vue la grande voie du Rion. Ses commerçants en
occupent depuis longtemps tous les points importants,
ses hommes d'affaires exploitent sur son trajet mines et
concessions, et durant la courte occupation de la Géorgie
par ses troupes, elle y a déployé une activité ordonnée
et adroite, décelant une longue préparation et de vastes
desseins. L'Angleterre, d'autre part, a aux Indes, en
Perse, dans toute l'Asie méridionale et moyenne de trop
grands intérêts pour avoir pu jamais négliger les che-
mins qui y mènent. Il y aurait une étude bien intéressante
à faire sur l'action qu'elle poursuit actuellement dans
tout le bassin de la mer Noire et dont il faut quelque
attention et quelque persévérance pour suivre le dessein
compliqué — je songe malgré moi aux canons de Ba-
toum. Mais le moment sans doute serait mal choisi pour
entreprendre semblable travail ou même pour insister
davantage sur des projets qui, en somme, seront peut-
être abandonnés. Qu'il me suffise de rappeler l'intérêt
majeur qu'ont toutes les nations — sans en excepter les
petites — à ne pas permettre que l'une des plus impor-
tantes avenues du monde soit placée sous le contrôle
d'une puissance particulière.
* #
On s'en convaincra mieux si l'on veut bien se rappeler
l'influence si néfaste qu'a exercée durant plus d'un
siècle le contrôle moscovite.
La nation russe n'a jamais tendu fortement vers le
Caucase; à plus forte raison ne l'a-t-elle jamais dépassé.
L'impérialisme de ses maîtres a seul franchi les crêtes,
pour le malheur du monde. Leur prise de possession de
la Transcaucasie fut d'ailleurs beaucoup moins une fin
en soi, pour parler le langage des philosophes, qu'un
moyen en vue d'une fin.
182 Le Flambeau.
Les Tzars eussent fait une opération de rapport fort
douteux en menant leurs armées à Tiflis ou à Kars,
s'ils avaient entendu les arrêter là. Ils acquéraient une
province riche, certes, mais très mal rattachée au reste
de l'empire, dont la population indocile ne pouvait être
maintenue dans l'obéissance qu'au prix d'un grand et
continuel effort, difficile enfin à défendre contre des
voisins puissants. Il y eût eu une sorte de folie à tenter
cette sortie en avant du bastion formé par le Caucase
et à échanger une frontière solide contre une autre qui ne
se peut garder qu'à force de citadelles, si l'on n'avait
eu le projet de pousser plus avant. Et, en fait, cette
marche de l'empire fut toujours considérée par ses
maîtres comme une place d'armes où l'on pourrait
masser des troupes pour s'élancer vers de nouvelles con-
quêtes. Tiflis n'était qu'une étape sur la route de Con-
stantinople et sur celle des Indes, une position d'où l'on
pouvait isoler l'Asie centrale avant de s'en emparer. Si
l'autocratie s'était jetée sur la porte, c'était avec le ferme
propos d'y passer!
Et ainsi, par les vastes ambitions dont elle était le
signe, par les compétitions redoutables qui en étaient
l'inévitable suite, la poussée tsariste en Transcaucasie a
sans cesse ajouté une grande cause d'incertitude et de
trouble à toutes celles qui ont ébranlé l'équilibre du
monde, depuis la guerre de Crimée jusqu'à celle dont
nous ne sommes pas encore définitivement sortis.
Puissions-nous ne jamais l'oublier! Pendant la guerre
russe de 1853 à 1856, la France, victorieuse pourtant en
Crimée, comprit fort bien qu'il fallait libérer le Caucase
pour atteindre un règlement solide de la question
d'Orient. Ce ne fut pas sa faute si justice ne fut point
faite alors. On ne peut imaginer qu'elle puisse être
moins clairvoyante, quand à Sébastopol les événements
ont pris une tournure si différente par la défaite définitive
de Wrangel. L'entrevue toute récente de M. Briand avec
La Géorgie, 183
les représentants des États-Unis du Caucase permet
d'espérer qu'on se rend compte enfin des nécessités de la
situation.
Mais voici que les Bolchévistes ont repris à leur
compte la politique d'Asie inaugurée par les Tzars. On
les dirait hantés par les vieux songes qui flottent encore
entre les murs du Kremlin! C'est toujours vers l'Inde
et vers Constantinople que leurs regards se tournent.
C'est là qu'ils espèrent planter d'abord leur pavillon
dont ils savent bien qu'il ne flottera pas de sitôt sur les
capitales européennes. Et une fois encore c'est par la
Transcaucasie qu'ils ont commencé leur action, où le
prosélytisme se mêle si étrangement aux opérations mili-
taires. Ils ont occupé l'Azerbeidjan d'abord, puis l'Ar-
ménie, enfin la Géorgie, à la honte de l'Entente qui a vu,
passive et résignée, étrangler ces trois républiques, et qui
eût pu éviter pourtant cette catastrophe, en donnant sim-
plement aux peuples menacés ce degré d'aide écono-
mique et d'aide morale que chaque nation civilisée paraît
en droit d'attendre des autres.
L'impérialisme bolchéviste ne durera pas toujours; à
cette heure même le régime paraît bien menacé. La Trans-
caucasie à peine conquise affirme bien haut sa volonté
d'indépendance. Une autre Russie viendra, qui aura
plus que nation au monde un grand besoin de paix pour
réparer ses ruines. Celle-là ne nourrira pas d'ambitions
lointaines, elle ne prétendra d'autres droits sur les routes
du commerce ou sur les détroits que ceux dont la Société
des Nations garantit la jouissance à tous les peuples. Le
signe le plus certain de son orientation nouvelle sera
justement sa renonciation à la Transcaucasie. Que dis-je?
Ce signe s'est manifesté déjà : les meilleurs représentants
de la pensée russe reconnaissent hautement le droit de
la Géorgie à disposer d'elle-même, l'autre jour encore
184 Le Flambeau.
Martov le réaffirmait éloquemment au nom du parti Men-
chévique. Tous les partis démocratiques admettent son
indépendance, définitivement et sans retour.
Et ceci nous fait voir ce qu'il y a d'absurdement arti-
ficiel dans la politique qui a si longtemps refusé la recon-
naissance à ce pays en vertu du principe de l'intégrité
de l'empire russe! On s'étonne que cette doctrine puisse
nous être présentée sous le patronage du président Wil-
son, dont elle contredit pourtant les idées les plus arrê-
tées en matière de droit national.
Certes, il faut placer au-dessus de toute atteinte l'inté-
grité de la nation russe. Mais comment pourrait-on con-
fondre celle-ci avec cet empire tzariste où elle s'est
trouvée si longtemps prisonnière en compagnie des
peuples les plus divers? Refuser de libérer la Géorgie
comme on a libéré la Pologne, la Finlande, les popula-
tions du littoral baltique, comme on sera conduit demain
par la force des choses à libérer d'autres régions encore,
c'est bien pis que commettre un illogisme flagrant, c'est
maintenir en Orient une des plus graves possibilités de
guerre nouvelle.
Dans le monde nouveau où nous sommes, on ne sau-
rait s'attarder sans périPaux vieilles conceptions des
Romanov.
♦ «
A la conception tzariste s'en oppose une autre : celb
d'une Géorgie jouissant sous la garantie de la Société
des Nations de la plénitude de son indépendance. Ceci
suppose évidemment que le peuple qui habite cette con-
trée possède une individualité nationale assez certaine, et
assez forte, pour qu'il puisse organiser lui-même sa vie
au sein d'un Etat moderne établi grâce à ses efforts. Il
importe donc de vérifier si ces conditions sont remplies.
Certains politiques s'obstinent à ne voir dans la na-
tion géorgienne qu'un fragment temporairement détaché
La Géorgie. 185
par les circonstances de la nation russe. C'est vraiment
trop oublier qu'entre ces deux peuples s'élève la barrière
du Caucase.
Nulle chaîne de montagnes n'oppose plus formidable
obstacle à la continuité nationale. Dans son immense lon-
gueur, elle ne présente que de bien rares passages pra-
ticables. Elle sépare deux mondes dont les destinées sont
demeurées distinctes à travers tous les temps, qui s'oppo-
sent par le climat, par le sol, par l'ethnographie autant
que par l'histoire. Les tzars ont pu faire de la Trans-
caucasie une possession de leur couronne, il n'a pas
plus été en leur pouvoir de changer la nature des peuples
qui l'habitent que toute la puissance du Saint-Empire n'a
pu empêcher qu'il ne demeurât dans le monde une nation
tchèque. Sous la russification à fleur de peau les hommes
sont demeurés ce qu'ils étaient.
Peut-être ne sera-t-il pas inutile de noter en passant
que la Géorgie n'a même jamais été rattachée à l'empire
par un acte légal régulier (1).
De l'opinion concordante des principaux auteurs, le
traité d'amitié, d'alliance et de protection conclu en 1783
entre Irakly II et la grande Catherine maintenait à la
Géorgie sa souveraineté. Si, en 1801, Paul Ier, puis
Alexandre, proclamèrent l'annexion pure et simple du
pays, ce fut par un acte unilatéral, contraire à la lettre
même des engagements souscrits. Ils stipulaient, en effet,
de la façon la plus formelle qu'il ne pourrait jamais être
dérogé aux dispositions arrêtées que par l'accord des
parties constaté dans la forme même de la convention
primitive. Cette violation du contrat suffirait à le rendre
caduc. On peut relever encore bien d'autres cas de nul-
lité, notamment la négligence constante des souverains
de Moscou à rendre à la Géorgie les devoirs prévus de
(1) Il existe sur cette question un mémoire remarquable adressé
à la Conférence de La Haye en 1907, et auquel notre grand juris-
consulte Nys a collaboré.
186 Le Flambeau.
protection contre les Persans et les Turcs. C'est ainsi
que dès 1795 ils laissaient Irakly seul défendre contre
l'armée persane sa capitale, qui fut brûlée. Le traité
de Brest-Litovsk, livrant Batoum et Ardahan aux Turcs,
offre l'exemple le plus récent de cette désertion. Dans
ces conditions la Géorgie n'est plus même légalement
soumise aujourd'hui à la protection. A vrai dire, elle n'a
pas fondé en 1918 un État souverain, elle a simplement
repris l'exercice régulier de sa souveraineté traditionnelle,
que la force brutale l'avait pendant plus d'un siècle
empêchée de manifester.
*
Mais laissons ces considérations juridiques. La Géor-
gie a mieux à invoquer que des textes anciens et des con-
troverses de doctrine. Sa prétention à la majorité natio-
nale se base sur des réalités solides.
Elle se fonde d'abord sur la tradition historique, sur
le souvenir des longs siècles durant lesquels les ancêtres
ont uni leurs efforts pour défendre l'existence nationale
ou ont lutté pour la rétablir.
Elle se fonde ensuite sur la possession d'une culture
originale et développée, bien à elle, qui établit entre tous
ses citoyens le lien solide du langage, des arts, d'une
sensibilité particulière et de mœurs consacrées.
Elle se fonde encore sur la cohésion géographique qui
réunit les hommes ainsi rapprochés par la culture et par
l'histoire sur un territoire nettement défini et dont ils ont
la possession immémoriale.
Elle se fonde enfin sur la continuité même des aspira-
tions du peuple vers sa liberté, à travers toutes les ser-
vitudes, sur l'énergie que la nation a déployée en pour-
suivant son affranchissement, sur la capacité politique
dont elle a donné des preuves anciennes et dont elle vient
'de fournir la confirmation la plus certaine au cours des
dernières années.
La Géorgie. 187
Considérons clans cet ordre les titres que je viens
d'énumérer.
#
* *
La Géorgie possède une tradition nationale fort lon-
gue. Peut-être cependant est-elle légendaire dans sa partie
la plus ancienne. Je crains que nous ne possédions pas
encore une véritable histoire critique du pays malgré les
cinq gros volumes de Brosset, car cet auteur s'est trop
souvent contenté de traduire les vieilles chroniques sans
s'attarder beaucoup à les discuter ou à les éclairer. Je ne
sais si, comme on l'affirme, les Géorgiens ont vraiment
occupé, il y a trois ou quatre mille ans, les montagnes
où vivent aujourd'hui les Arméniens. Je ne sais ce qu'il
faut penser de ce roi Thargamos qui aurait vécu au
temps de Nemrod. Mais il est établi que le type ethnique
des habitants n'a point changé depuis vingt siècles, que
le pays avait ses souverains propres, peut-être nationaux
vers l'époque d'Alexandre-le-Grand, qu'en 323, Sainte-
Nine y prêchait le christianisme sous le règne du roi
Mirian, et qu'au v8 siècle son église se déclarait auto-
céphale dans un Etat indépendant.
La Géorgie atteignit au xne siècle à l'apogée de sa
prospérité sous la grande reine Thamar, et ce fut alors
une nation vraiment forte, que sa culture, sa richesse,
et la valeur de ses sept millions d'habitants faisaient
respecter par tous ses voisins. Mais ces temps heureux
ne durèrent guère. L'époque des grandes invasions était
proche. Les Turcs après Tamerlam ravagèrent le pays.
Et puis, durant des siècles les Persans, les Turcs, plus
tard enfin les Russes se disputèrent les lambeaux de son
territoire. Ses habitants connurent un malheur auquel nous
autres Belges pouvons d'autant mieux compatir que nous
l'avons nous-rnême maintes fois éprouvé: le malheur
d'être en trop bonne place, à celle où chacun vous bous-
cule pour la prendre.
188 Le Flambeau.
Mais l'adversité trempe les peuples forts et ils sortent
des plus longues épreuves avec le sentiment affermi de
leur individualité. On a souvent remarqué que l'âme na-
tionale ne se révèle complètement que par la lutte contre
l'envahisseur, qu'il a fallu la guerre de Cent ans pour
qu'elle se manifestât à la France et les campagnes napo-
léoniennes pour que l'Allemagne prît vraiment conscience
d'elle-même. Les Géorgiens aussi acquirent mieux la
notion de leur commune patrie en la défendant si long-
temps contre tant d'agresseurs. Leur histoire s'obscurcir
par moments, leur pays est souvent déchiré, divisé et
comme sur le point de disparaître, mais ceux qui lisent
ses annales ne peuvent qu'être frappés de l'effort con-
stant du peuple pour rejoindre les parties dispersées de
son pays, comme au temps de la reine Thamar. Et
par cet artifice inconscient auquel presque tous les peu-
ples se sont abandonnés, les légendes, les poèmes, les
chansons placent dans ces temps de gloire toutes les per-
fections auxquelles on espère bien atteindre quand vien-
dra enfin la libération.
•* *
11 y a donc une tradition géorgienne, longue et presque
ininterrompue. Il y a aussi une culture nationale, remar-
quable à plus d'un titre.
La langue ne s'apparente aux autres idiomes connus
que de façon assez mal définie et doit s'en être détachée
à une époque fort ancienne. Sa littérature est vraiment im-
portante, mais bien peu de chose, malheureusement, en a
été rendu accessible au public occidental. Il faut citer le
grand poème épique de Rust'havéli, qui florissait sous le
règne de la reine Thamar: V Homme à la peau de pan-
thère. Cette œuvre jouit d'une incroyable popularité ; cha-
que fiancée autrefois en apportait un exemplaire dans la
demeure de l'époux et les lettrés tenaient à honneur de
La Géorgie. 189
pouvoir le réciter d'un bout à l'autre. La veine littéraire
ne tarit pas d'ailleurs quand vint l'âge d'airain. Si beau-
coup de productions d'alors, comme le Visramiani, sont
des traductions et des adaptations du persan, il y eui
pourtant toujours des œuvres originales et les temps
modernes ont connu une renaissance dont les poèmes de
Tzérételli marquent les débuts. On y trouve mainte page
de l'inspiration la plus forte, si j'en dois juger par les
extraits que l'on a bien voulu me traduire.
L'art géorgien s'est manifesté de tout temps par des
créations vraiment intéressantes. Dès le cinquième siècle,
peut-être même plus tôt, l'architecture sacrée a su réali-
ser un type original d'église. Ces monuments impression-
nent moins peut-être par la majesté des lignes que par
la grâce et l'ingéniosité du détail ornemental. L'artiste
trouve dans une imagination étonnamment féconde le
moyen de ne se répéter jamais exactement et de produire
avec des éléments tous différents cette impression d'har-
monie que l'on obtient plus communément chez nous par
le groupement d'unités identiques. On trouve moins de
constructions civiles anciennes dans un état de conserva-
tion suffisant pour qu'il soit possible d'en apprécier la
beauté. Mais le gracieux type traditionnel des maisons à
balcons nombreux et à escaliers extérieurs que l'on ren-
contre partout dans les campagnes et qui donnent un
si pittoresque aspect à quelques quartiers de Tiflis, mon-
tre qu'il y a dans les masses un instinct profond de grâce
simple et sans ostentation.
Les icônes, les fresques des églises nous révèlent une
école de peinture qui mériterait d'être mieux étudiée par
nos historiens de l'art. Les brodeurs, les ciseleurs, les
orfèvres et les émailleurs ont laissé des chefs-d'œuvre
sans nombre dans les trésors ecclésiastiques et dans ceux
de la plupart des vieilles familles, qui s'enorgueillissent
des bijoux, des sabres aux fourreaux d'argent, des riches
costumes nationaux légués par les aïeux.
190 Le Flambeau.
Mais c'est surtout par le chant et la danse que le peuple
manifeste l'art national. Il n'est point de fête où l'on
n'entende les merveilleux chœurs à trois ou quatre voix,
d'une technique que les spécialistes nous affirment être
entièrement originale et qui produisent sur le visiteur une
inoubliable impression de grâce et de force. Après les
chants viennent les danses d'une incomparable perfec-
tion.
Longtemps, écrit M. Iann Karmor, avant l'initiative de Jacques
Dalcroze, avant même les éducateurs athéniens, les Géorgiens ont
cultivé l'Eurythmie de génération en génération et c'est peut-être
à cette longue discipline qu'ils doivent leur admirable structure
corporelle.
Même au travail, en sarclant leurs champs de maïs, en faisant
leur récolte d'orge, de millet ou de froment, les Géorgiens accom-
pagnent la besogne d'un rythme approprié. Disposés en groupes
réguliers, ils attaquent leur tâche avec bonne humeur. Plusieurs des
moissonneurs chantent des paroles ayant rapport avec leur genre
d'activité. A mesure qu'ils avancent, ils précipitent le rythme,
s'arrêtent brusquement au bout de l'emblavure pour reprendre en
revenant sur leurs pas un nouvel andain.
*
* *
Culture développée donc, et originale, signe le plus
visible de l'individualité nationale. Il s'y ajoute une indi-
vidualité territoriale non moins certaine : je veux dire que
le peuple géorgien occupe un territoire nettement déli-
mité et y est établi depuis une époque qui se perd dans
la nuit des temps.
Certes, tous ceux qui vivent dans les limites de la
république ne sont pas de la nationalité dominante. Cette
homogénéité parfaite ne se rencontre jamais en Orient
et moins que partout ailleurs au Caucase, dont les hautes
vallées ont été successivement occupées par tant de peu-
ples chassés des plaines, que presque toutes les races y
sont représentées et que par un renversement singulier
des réalités, la tradition veuille que tous les peuples en
soient descendus.
La Géorgie. 191
On trouve donc en Géorgie des Arméniens dont beau-
coup sont des réfugiés et qui rentreront sans doute en
grand nombre dans leur pays quand il se sera relevé de
sa ruine présente. De même on y rencontre des Russes,
pour la pluplart anciens fonctionnaires, sans attaches bien
profondes avec la région où la volonté de l'administration
les avait exilés. On y compte encore environ cent cin-
quante mille Turco-Tartares, cent mille Ossètes, cin-
quante mille Grecs, vingt mille Israélites et quelques
colonies moins nombreuses, la population totale étant
d'environ deux millions cinq cent mille habitants.
C'est assez pour que la question des minorités natio-
nales se pose — et le gouvernement a largement reconnu
leurs droits dans la Constitution et dans la loi organisant
l'enseignement primaire — cela suffit encore pour créer
une situation compliquée à Tiflis, cette capitale d'un dé-
veloppement un peu artificiel et largement peuplée
d'étrangers, mais cela n'enlève aucunement son caractère
national au territoire dont les autres villes et surtout les
campagnes sont habitées par une immense majorité
d'hommes de même race, de même tradition, de même
culture et parlant les dialectes divers d'une langue litté-
raire commune.
Une nation ne vit pas uniquement de souvenirs histo-
riques, fussent-ils glorieux et la plus brillante culture
n'assurerait pas sa situation dans le monde à un peuple,
s'il n'avait une base matérielle solide où asseoir sa vie
politique.
ïî n'est donc pas inutile de rappeler ici que le sol géor-
gien nourrit aisément la population qu'il porte et que
l'activité économique du pays est susceptible d'un grand
développement.
Les terres basses du littoral pontique ont un climat sub-
tropical et reçoivent des pluies abondantes. Celles que
192 Le Flambeau.
l'on trouve en amont sont plus froides et généralement
plus sèches. Leur irrigation pourtant ne présenterait pas
de grandes difficultés. Elle a d'ailleurs été pratiquée au-
trefois sur une grande échelle comme l'attestent maints
vestiges.
Le malheur des temps a provoqué la ruine de presque
tous ces ouvrages et l'étendue des terres cultivées s'en est
trouvée réduite comme la fertilité de celles que l'on con-
tinue d'emblaver. Telle quelle la culture fournit encore
une quantité de céréales approximativement égale à celle
que nécessite la consommation du pays, et cela malgré le
rendement fort médiocre qu'explique assez le caractère
plus que rudimentaire des méthodes en usage.
Point d'engrais d'aucune sorte, presque pas d'outillage,
une petite charrue primitive qui à peine égratigne la glèbe
malgré les efforts des cinq ou six paires de bœufs qui la
tirent pesamment. Pas de rotations, pas même de jachè-
res. On confie chaque année à la terre les mêmes se-
mences qui y ont germé au printemps précédent.
Pouvait-on attendre un effort plus ingénieux de popu
lations misérables opprimées sous le double fardeau de
l'impôt tzariste et du fermage seigneurial? Les causes
qui ont entravé ici les progrès de la culture sont celles
qui ont agi dans l'étendue entière de l'empire. Mais dans
sa république nationale dont la législation n'est que mo-
mentanément compromise par l'invasion, le paysan pos-
sède en vertu d'un titre régulier le champ qu'il cultive. La
réforme agraire lui a permis de libérer définitivement ses
terres de la lourde redevance qui les grevait et qui remon-
tait aux temps du servage. Il a pu du même coup racheter
à l'État les champs qu'il prenait autrefois à bail du sei-
gneur. Il y est son propre maître. Il sait qu'il retiendra
le plein fruit de son effort accru ou des améliorations dont
il s'imposera la dépense. Ce sont là des incitants puis-
sants, et déjà ils portaient leurs fruits quand une agres-
sion brutale est venue tout compromettre. On remarquait
La Géorgie. 193
en diverses parties du pays un développement important
de la bâtisse rurale. Les cultivateurs formaient partout
des coopératives qui s'efforçaient à pourvoir leurs mem-
bres d'engrais et de machines, et les aidaient à écouler
les produits de leur exploitation. Ces organisations et les
Eroba, ou Zemstvo, que l'on venait d'établir, formaient
quantité d'instructeurs qui montraient dans les villages
les procédés modernes. Tout ce mouvement reprendra et
s'accroîtra sans cesse quand l'indépendance du pays aura
été restaurée.
* *
Mais ce n'est pas de la seule culture des céréales que
le pays semble devoir tirer à l'avenir sa richesse.
Le sol se prête admirablement à l'établissement des
vignobles et l'on dit que c'est ici que Noé planta le
premier, quand il fut descendu du mont Ararat. Ils cou-
vrent aujourd'hui quarante-deux mille dessiatines, soit
un peu plus de quarante-cinq mille hectares. On pour-
rait les étendre presque indéfiniment, mais il faudrait per-
fectionner les procédés de fabrication du vin de façon à
améliorer sa qualité et à assurer sa conservation. Sans
doute pourrait-on alors en obtenir le placement avanta-
geux sur les marchés occidentaux. Des esprits progres-
sifs se sont appliqués récemment, avec l'aide des coopé-
ratives, à introduire les méthodes françaises.
On produit aussi d'admirables raisins de table qui com-
mençaient à trouver à Constantinople les acheteurs qu'ils
ont momentanément perdus en Russie. L'établissement
de quelques sécheries modernes permettrait aussi d'en
vendre une quantité considérable en Europe sous une
forme facilement transportable.
La culture des pommes donne de très beaux résultats
aux environs de Gori. Plus bas les figues (que l'on ap-
prenait à sécher industriellement), les oranges s'obtien-
nent en abondance. Soukoum produit l'un des meilleurs
13
194 Le Flambeau.
tabacs de l'Orient, qui rivalise avec ceux de Samsoun.
Il reste à mettre au point les procédés commerciaux de
vente. Il semble qu'ici encore la collaboration du gou-
vernement et des coopératives de cultivateurs pourrait
conduire à une heureuse solution.
Le mûrier est répandu dans toute la partie basse du
pays et les femmes élèvent le ver à soie. Une impor-
tante firme française avait contracté pour l'exportation
de la soie, l'organisation d'ateliers et l'entretien sur
place d'un personnel de spécialistes afin de faire l'éduca-
tion technique de la population.
Les pâturages naturels sur le flanc des montagnes nour-
rissent d'immenses troupeaux de moutons et leur laine,
qui fournit déjà dans une forte proportion aux besoins du
pays, donnera encore un précieux article d'exportation
dès que les efforts des coopératives de bergers pour assu-
rer une meilleure sélection des reproducteurs auront
porté leurs fruits.
j'ajoute enfin que quelques portions du territoire pa-
raissent se prêter à la culture du coton dont on obtient
déjà des quantités appréciables, qu'on a fait des essais
encourageants de plantation de thé, et qu'on récolte
quantité de plantes médicinales d'un rapport avantageux.
On voit donc que le pays pourrait dans un avenir pro-
chain, si son évolution économique cessait d'être troublée
par la conquête, assurer une exportation sérieuse de pro-
duits agricoles, et ce serait là sans doute sa participation
la plus féconde au commerce international. Mais ce ne
sera assurément pas la seule. La république était dès à
présent la principale exportatrice de manganèse dans le
monde. Elle possède à Tschiatouri le plus riche gisement
connu de ce métal. Les forêts domaniales qui couvrent
plus de deux millions et demi d'hectares abondent en
essences qui trouveraient chez nous un bon placement,
et se prêtent presque partout à la fabrication de la pâte
à papier. L'Etat possède à Tkvibouli des mines de houille
La Géorgie. 195
et avait concédé un nouveau bassin à une société qui s'en-
gageait à y pousser l'exploitation jusqu'à trois millions
de tonnes dans un délai fort court. Il existe aussi d'impor-
tantes usines pour le traitement du cuivre, du plomb, et
des métaux précieux, les richesses minérales déjà recon-
nues sont considérables et la houille blanche qui se trouve
partout en abondance facilitera l'installation de nom-
breuses industries.
La Géorgie est donc un pays potentiellement riche, et
le monde occidental y trouvera, s'il est assez avisé pour
le vouloir, l'occasion d'échanges fructueux, sans même
compter tous ceux dont un immense transit doit fournir
l'occasion. Si son essor économique a été retardé jus-
qu'ici, c'est par des causes extérieures au milieu même
et dont la domination étrangère est la plus importante.
Nous voyons ici un remarquable exemple de l'influence
stérilisante de la tyrannie.
Dans le plan tout artificiel que le gouvernement russe
avait élaboré pour la mise en valeur de l'empire, la
marche militaire de Transcaucasie avait été cyniquement
sacrifiée. On ne voulait pas qu'elle se distinguât par un
essor industriel trop vif et qui eût encouragé son esprit
d'indépendance. Aussi l'établissement de nouvelles usines
était-il soumis à mille entraves. On se contentait de l'ex-
ploitation rudimentaire des gisemerîts les plus riches.
L'administration ne se souciait pas davantage de déve-
lopper l'agriculture: des paysans aisés eussent été trop
portés à la révolte, et les tzars ont toujours compté sur
la misère pour débiliter les volontés.
La conquête de la liberté était bien récente, et depuis
son avènement le pays avait dû sans cesse se défendre sur
tous les fronts. Il subit en ce moment une crise dont les
conséquences seront longues. Son armée s'est trouvée
engagée presque sans relâche dans des guerres sans cesse
renaissantes. Il a fallu faire face à tous les périls, tandis
que l'Europe ne cessait de témoigner une mauvaise
196 Le Flambeau.
humeur singulièrement inopportune. Le gouvernement
est parvenu, dans des circonstances aussi défavorables, à
satisfaire aux besoins les plus urgents du pays et à pré-
parer largement la voie à un meilleur avenir. Quel gage
plus sûr pouvait-il donner de ce qu'il saura faire quand
des conditions normales auront été rétablies?
Un sol riche, des possibilités matérielles brillantes se
rencontrent sur bien des points de l'Asie. La volonté et
la capacité politique y sont malheureusement plus rares.
Voyons donc si la nation géorgienne a su fournir la
preuve et de sa détermination de conquérir sa liberté et
de son aptitude à s'administrer.
Elle n'a jamais admis le fait accompli de 1801. Sa
lutte pour l'indépendance a pris toutes les formes pos-
sibles, depuis celle de l'action diplomatique, comme
en 1907, à la conférence de La Haye, jusqu'à celle de
l'insurrection armée. Elle a très souvent recouru à cette
dernière. Voici comment M. Nippold résume ses révoltes
ouvertes contre la domination russe, dans son livre:
La Géorgie du point de vue international (pages 52 et
suivantes) :
En 1802 éclate une première insurrection dans les provinces
montagneuses. Elle fut étouffée par la troupe. En 1804, elle se
rallume en Kartlie. Six ans plus tard, en 1810, nouveau mouvement
dans les montagnes. Il est conduit par le prince Levan de la
maison royale. En 1812, l'insurrection prend des proportions plus
grandes; elle s'étend à plusieurs provinces et le sang coule abon-
damment; elle est considérée comme une guerre d'indépendance
contre la Russie et doit aboutir à la libération du pays. Le prince
royal Grégor Bagration est proclamé roi de Géorgie. Il lance de
Kakhétie un appel aux autres provinces de Géorgie, à la Kartlie, à
l'Iméritie. Plus de 400 soldats russes, de nombreux officiers, parmi
lesquels le commandant Ossippoff et le lieutenant Wronsky, mordent
la poussière. Le nombre des blessés dépasse 2,000. Le prince royal
Alexandre, fils du roi Irakly, organise une armée en Perse, qui doit
venir au secours des insurgés. Mais déjà la répression a mis fin à
La Géorgie. 197
la lutte. Le roi Grégor est fait prisonnier et transporté en Russie.
Les provinces qui ont participé à la révolte sont ravagées, les maisons
incendiées, les rebelles mis impitoyablement à mort. Malgré cela le
prince Alexandre réussit, en 1813, à se procurer des munitions en
Perse et à armer les habitants des montagnes de la province de
Kakhétie, enfin à engager la lutte avec l'armée russe en Géorgie,
lutte qui fut marquée par des combats sanglants. En 1819 éclata,
en Gourie et en Iméritie, un soulèvement au cours duquel eurent
lieu de nombreuses rencontres, où les uns et les autres subirent des
pertes sensibles. Parmi les morts se trouvait le commandant de
l'armée russe, Pousirewsky. Les insurgés remportèrent des succès,
mais ils durent céder en fin de compte devant la supériorité des
forces ennemies. Cet échec fut payé de la déportation de milliers
de Géorgiens. D'autres furent pendus ou fusillés. Nombre de villages
furent détruits. En 1820 de nouveaux combats eurent lieu entre les
troupes russes et les insurgés. La résistance dura plusieurs mois. Le
prince royal qui était à la tête du mouvement, fut tué et son armée
anéantie. En 1830, c'est une conjuration organisée par les princes
géorgiens contre le représentant de la Russie en Géorgie, conjura-
tion qui avait été préparée pendant plusieurs années. Le but était le
même que celui des autres soulèvements: suppression de la puis-
sance russe dans le Caucase et proclamation de l'indépendance de
la Géorgie. La conjuration fut découverte, tous les conjurés furent
arrêtés et déportés en Sibérie. Enfin en 1878 une province géor-
gienne se souleva contre la puissance russe, celle d'Abkhasie. Le
mouvement dura presque une année. En 1905, à l'époque de la révo-
lution russe, le peuple géorgien se leva comme un seul homme contre
le régime tzariste.
*
* *
En effet, cette activité révolutionnaire fut poursuivie
avec la plus grande énergie. Elle marque l'évolution
considérable qu'a subie aux cours des dernières décades
la lutte pour la liberté. Liés à tant de peuples dans une
commune sujétion, les Géorgiens se sont progressive-
ment élevés à la notion d'un affranchissement général.
Et sans perdre ses traits nationaux essentiels, leur mou-
vement prit un caractère social très accentué. Le socia-
lisme apparut comme seul capable d'assurer la libération
totale des individus et des nations. On adopta en lui
l'idéal le plus haut de l'Europe démocratique. Il a conquis
d'abord les classes intellectuelles, en rapports étroits
avec notre culture, et tout particulièrement les jeunes
198 Le Flambeau.
gens poursuivant leurs études dans nos universités. C'est
V (( intelligenzia » dont l'inlassable propagande assura
ensuite la diffusion de la doctrine nouvelle dans les
masses de la population urbaine et campagnarde. L'idéo-
logie socialiste n'a pas rencontré ici les résistances
tenaces que lui oppose chez nous une organisation capi-
taliste forte et déjà ancienne, imprégnant toute notre
texture sociale et solidement établie dans notre tradi-
tion. Elle a pu, dans ce pays d'économie neuve, devan-
cer en quelque sorte son heure historique par un phéno-
mène assez analogue à celui qu'on observe dans l'Amé-
rique du Sud où les réformes les plus hardies du
radicalisme politique sont demandées par l'opinion
générale, alors qu'on n'ose encore en tenter l'application
dans les pays où elles ont été conçues, mais où prévalent
des habitudes d'esprit contractées depuis longtemps.
Cette grande diffusion de l'idéal prolétarien n'est assu-
rément pas particulière à la Géorgie. On la retrouve
au contraire dans toutes les parties de l'ancien empire
d'une conscience politique déjà développée. La doctrine
fut partout, au début, d'inspiration occidentale. Mais,
hélas, elle ne l'est point toujours demeurée. Quelqu'un
a baptisé le Bolchévisme : « Socialismus asiaticus » ; il
est difficile de le mieux caractériser d'un mot. C'est en
effet la déformation asiatique et barbare d'une conception
européenne et civilisée. Un peuple se préserve de ces
vues confuses et presque caricaturales dans la mesure où
il est occidental, au sens qu'Auguste Comte attribuait à
cette expression. C'est ce qui donne toute sa portée à
l'immunité complète dont la Géorgie n'a cessé de jouir
à cet égard, toute voisine qu'elle soit des plus ardents
foyers de propagande.
Le Bolchévisme n'est connu du grand public que par
ses manifestations récentes, mais il n'est pas né brusque-
ment en octobre 1917. C'est de très longue date qu'il
s'oppose au « menchévisme », et ceux qui ont suivi de
La Géorgie. 199
près les vicissitudes de la lutte politique sous le régime
tzariste savent à quels conflits toujours âpres, et souvent
violents cette opposition a sans cesse donné lieu. Or les
groupements géorgiens ont été de tout temps les plus
fermes soutiens du parti menchéviste. Il a trouvé chez
eux son inspiration la plus claire, il leur doit quelques-
uns de ses meilleurs théoriciens, comme Jordania,
l'ancien chef du gouvernement. Il a recruté dans leurs
rangs une forte proportion de ses principaux leaders.
Lors des élections à la Douma, alors que les partis
avancés s'abstenaient trop souvent, pour protester
contre la mutilation du droit de suffrage, l'esprit pra-
tique des Géorgiens avait saisi de prime-saut l'avantage
que l'on peut tirer d'une représentation même inadé-
quate au sein du parlement le plus imparfait. Ils eurent
donc leurs députés socialistes dont les discours produi-
sirent une impression immense dans tout l'empire et
accrurent encore considérablement l'influence de la pro-
vince lointaine sur l'ensemble du mouvement.
Ces hommes pondérés n'étaient certes pas des hommes
pusillanimes. Ils surent toujours prendre leur large part
du risque révolutionnaire, et je n'en connais guère, parmi
les militants, qui n'aient payé de longues années de
bagne leur dévouement à la cause. La révolution de
mars 1917 les rappela de Sibérie et leur action fut alors
aussi marquante à Pétrograde qu'à Tiflis. Le Soviet de
la capitale russe, qui inspirait toute l'action politique
du pays, fut présidé par Tcheidzé, et Tzérételli fut son
leader incontesté. L'auteur de ces lignes a pu être té-
moin de l'effort surhumain tenté par ces hommes, avec
un courage admirable et une lucidité qu'on ne saurait
assez admirer, pour maintenir la révolution dans les
voies démocratiques. Mais les circonstances étaient trop
fortes. On sait la suite des événements. Ce fut Tzérételli
qui offrit la dernière résistance quand les Bolchévistes
dispersèrent la Constituante par la force. Devant la foule
200 Le Flambeau.
hurlante des marins furieux, tandis que les baïonnettes
de toutes parts, s'abaissaient vers sa poitrine, il parla,
quand même, formulant pour l'histoire la plus éloquente
des protestations.
Le désastre était accompli. Le socialisme géorgien dut
se replier sur lui-même. Tcheidzé, Tzérételli et leurs
compagnons rejoignirent à Tiflis le gros du parti. Bien-
tôt le traité de Brest-Litovsk qui, livrant la révolution,
livrait aussi aux Turcs une partie importante du terri-
toire national, fit mieux voir encore que l'on n'aurait
pas trop de toutes ses forces pour se sauver soi-même.
Les événements avaient une fois de plus, et définitive-
ment, démontré l'irrémédiable incompatibilité d'humeur
politique entre des peuples que la force seule avait réu-
nis. Dès lors, on s'appliqua résolument à constituer
l'Etat indépendant.
L'action persévérante des militants socialistes avait
créé depuis longtemps les conditions qui devaient per-
mettre de mener cette grande œuvre à bien. Ils avaient
établi même dans les campagnes des organisations so-
lides, groupant les paysans dans leurs villages pour
l'action quotidienne. Ce peuple prompt d'esprit avait
acquis ainsi, jusque dans sa masse, une éducation poli-
tique réelle et s'était donné des cadres solides. C'est ce
qui le sauva de l'anarchie.
Il faudrait pouvoir suivre les événements par le détail
depuis le jour de mars 1917 où l'administration d'ancien
régime s'écroula tout à coup en Transcaucasie, jusqu'à
l'heure actuelle, où la république s'est dotée de tous ses
organes essentiels. Cette histoire de trois ans mériterait
de trouver un historien digne d'elle. On y verrait l'effort
avisé et constant d'une pensée politique vraiment créa-
trice. Et peut-être aussi aidera-t-elle à mieux comprendre
l'influence bienfaisante qu'exercent dans un pays ces orga-
La Géorgie. 201
nisations politiques volontaires des citoyens, les partis,
qui donnent seuls à la volonté générale une expression
articulée.
C'est sous l'inspiration du parti socialiste qu'un pou-
voir révolutionnaire, soviétique, s'est rapidement consti-
tué dès les débuts de la crise et a empêché la Transcau-
casie entière de tomber dans le chaos. C'est son action
qui a protégé ces conseils provisoires contre une forte
tentation, à laquelle ils ont succombé ailleurs, celle de
proclamer leurs pouvoirs permanents et d'usurper ainsi
la souveraineté nationale. C'est lui encore qui a poussé
à la prompte constitution d'assemblées, représentatives
d'abord, électives ensuite et c'est sa propagande orga-
nisée qui a fait des élections autre chose qu'une forme
vaine. C'est grâce enfin à son expérience et à sa disci-
pline qu'un résultat autrement remarquable a pu être
obtenu, que l'Assemblée constituante est devenue un
parlement véritable, et qu'un gouvernement vraiment
responsable devant elle a pu fonctionner. La chose paraît
simple en Europe, mais rappelons-nous que ni la Tur-
quie, ni la Perse, ni la grande Russie elle-même n'ont
jamais pu réaliser rien d'analogue malgré leurs efforts
répétés.
Et quelle besogne de réorganisation politique et sociale
accomplie en un laps de temps relativement court, quel
spectacle réconfortant la république nous offre au mo-
ment où l'invasion turco-bolchéviste vient brusquement
troubler sa vie! Le suffrage égal, direct et secret de
tous les citoyens fonctionne. Des pouvoirs locaux, éta-
blis sur la même base ont été créés de toutes pièces
dans les villes, les Eroba (provinces), et s'organisent
dans les villages. Des tribunaux conçus d'après des
principes originaux commandent la confiance de
toutes les classes de la population. On a jeté les
bases d'un système d'instruction publique reposant sur
l'obligation de l'enseignement primaire et aboutissant à
202 Le Flambeau.
une université nationale dont trois facultés groupaient
déjà, durant la session dernière, 2,848 étudiants. On a
fait des progrès importants dans la voie de la reconstitu-
tion administrative et financière. On a accompli la
réforme agraire, d'une importance si fondamentale. On
a jeté les bases d'une législation ouvrière étendue et
hardie. On a constitué une force militaire qui, par une
heureuse balance de ses éléments constituants, a pu
défendre vigoureusement le pays sans jamais inquiéter
son indépendance. Je n'ai garde d'oublier l'effort diplo-
matique considérable et adroit qui aboutit récemment à
la reconnaissance formelle du pays.
Ne sont-ce point là des preuves assez certaines de
cette capacité politique qu'il s'agissait d'établir? Les
Géorgiens ont prouvé le mouvement en marchant. On
ne saurait imaginer meilleure démonstration.
■*
* *
Si la Géorgie doit les résultats obtenus à sa capacité
politique, le parti socialiste en a été l'instrument principal
et, à la vérité, pour ainsi dire unique. On ne s'étonnera
donc point de la situation qu'il a su conquérir. Ses quatre-
vingt mille membres comprennent presque toute l'élite de
la nation. Aux élections dernières il a recueilli 475,000 voix
sur 604,000 suffrages exprimés. A l'Assemblée natio-
nale il détenait 102 mandats sur 130. Il possède la majo-
rité dans l'administration de toutes les villes importantes
et de toutes les Eroba. Tous les ministres y sont inscrits.
Il ne trouve en face de lui que quelques fractions socia-
listes dissidentes, un parti nationaliste démocrate dont la
représentation parlementaire comporte huit députés et
un parti nationaliste conservateur quatre fois plus faible.
Quant à la minuscule fraction communiste, elle a été
impuissante à conquérir un seul siège. Elle est sans
influence d'aucune sorte malgré l'appui vigoureux que
La Géorgie. 203
n'ont cessé de lui donner les missions diplomatiques de
Moscou et de Bakou.
Le mot socialisme peut désigner ou bien un système
déterminé d'organisation économique et politique dont
la réalisation implique de toute nécessité un degré suffi-
sant de développement technique, ou bien la doctrine de
ceux qui considèrent l'établissement de ce système
comme nécessaire et cherchent à en hâter l'avènement.
C'est dans le second sens évidemment que la Répu-
blique géorgienne est socialiste. Son gouvernement est
infiniment trop réaliste pour tomber jamais dans l'erreur
de Lénine et vouloir créer de toutes pièces une organisa-
tion sociale qui ne tirerait sa force ni de l'histoire ni du
milieu. Mais il s'efforce de tout son pouvoir à préparer
les voies au régime socialiste en développant et la démo-
cratie politique et la démocratie économique.
Quand il a accompli la réforme agraire, il n'a nulle-
ment songé à établir dans les campagnes un communisme
artificiel et vain. Il a développé cette tenure paysanne
que l'immense majorité des habitants souhaitaient ardem-
ment. Les paysans lotis, il a gardé à la disposition de la
communauté une réserve de terres arables, les immenses
surfaces qui ne peuvent être fertilisées que par des tra-
vaux d'ensemble et le riche domaine forestier qu'il est
si désirable de placer sous le contrôle de l'Etat comme
le démontre mieux chaque jour l'expérience de tous les
pays.
De même, s'il a gardé dans le domaine public et s'ef-
force de transformer en régie autonome le réseau de
chemins de fer exploité autrefois par l'administration
impériale, et s'il a placé certaines mines sous le même
régime il n'a pas songé à imposer d'ensemble à toute
l'industrie une nationalisation hâtive. Mais il a encou-
ragé les efforts tentés par les coopératives pour organiser
les industries rurales par l'action des cultivateurs asso-
ciés. Il aide aussi les villes et les Eroba à étendre leurs
204 Le Flambeau.
régies. Il s'est appliqué à prendre toutes les mesures con-
servatoires des droits de la collectivité et assez analogues
d'ailleurs à celles dont l'usage se répand de plus en plus
en Occident.
De même, il n'a pas entrepris la tâche impossible de
supprimer le salariat comme par un coup de baguette
magique, mais a préparé sa transformation en un statut
économique nouveau par le développement des garanties
ouvrières et du contrôle ouvrier.
Toute son activité a tendu en somme à établir et à con-
solider une démocratie paysanne essentiellement pacifique
et à faciliter ses progrès vers une justice économique
plus parfaite. Il est difficile de prévoir dans quelle
mesure une volonté socialiste consciente pourra faciliter
et hâter dans ce coin du monde l'évolution qui se pro-
duit si laborieusement en Occident, au milieu de tant de
troubles et de souffrances. Les tentatives que la jeune
république a entendu et entendra demain encore pour-
suivre dans l'ordre et la paix valent d'être considérées
avec attention.
Cette digression ne m'a pas écarté autant qu'on pour-
rait croire du sujet que j'avais entrepris de traiter, car on
a très souvent invoqué le « péril socialiste » pour cher-
cher à justifier soit le refus de reconnaissance, soit la
façon de boycottage dont la jeune république fut si
longtemps victime. Parmi les hommes d'affaires étran-
gers qui dirigeaient là-bas toutes sortes d'entreprises, cer-
tains songeaient qu'ils auraient plus d'occasions de larges
profits et échapperaient mieux à des réglementations
qui les irritent, si un gouvernement « bourgeois » pou-
vait succéder à celui qui se trouvait aux affaires. Ils se
sont souvent dit que ce changement politique s'accompli-
rait peut-être si l'état économique s'aggravait et créait
dans la masse un mécontentement suffisant. Sous l'in-
La Géorgie. 205
fluence de cette pensée, ils restreignaient parfois leur
effort de production ou de vente, ils « sabotaient » si je
puis me permettre cette expression familière. Et comme
ils étaient d'habitude fort écoutés dans les missions, il en
résultait que les puissances se laissaient en certaines cir-
constances entraîner à seconder leurs plans plus ou moins
consciemment. Je pourrais citer plus d'un exemple de cet
état d'esprit que certains poussaient fort loin. Aux jours
d'octobre où le danger bolchéviste se précisait déjà à la
frontière, l'un des plus considérables parmi ces trafi-
quants n'était pas loin de s'en réjouir : « la crise sera plus
rude, disait-il, mais elle sera plus courte ».
L'action de cette détestable « politique du pire » a
contribué plus qu'on ne pourrait croire à retarder le
progrès économique du pays, à l'empêcher d'acquérir
à temps la force qui lui aurait permis peut-être de
résister à l'invasion récente. Puisse du moins l'épreuve à
laquelle ces industriels eux-mêmes se trouvent maintenant
soumis leur ouvrir les yeux.
Qu'ils n'aiment point le gouvernement socialiste, c'est
assurément leur droit. Mais qu'ils comprennent donc que
ce pouvoir-là est le seul possible, et qu'il faut bien l'accep-
ter comme un fait, qu'on s'en réjouisse ou qu'on s'en la-
mente, qu'on en pleure ou qu'on en rie î II est voulu d'un
vouloir intense par l'immense majorité de la population.
Toute la classe paysanne voit dans son rétablissement la
seule garantie sûre de sa propriété. Tous les travailleurs
des villes comptent sur son aide efficace pour s'élever à
une vie supérieure. Presque toute la classe intellectuelle le
salue comme le porteur de la plus haute espérance hu-
maine. Comment un autre régime se maintiendrait-il
dans ces conditions, à moins d'être imposé soit par la
force ouverte, soit par la force sournoise? Et ce n'est
point sur la force qu'on pourrait fonder la prospérité.
•
» •
206 Le Flambeau.
On a souvent observé dans les milieux où s'élabore la
politique orientale de l'Entente des préventions d'un
autre genre contre le gouvernement socialiste de Tiflis.
A ceux qui soutenaient l'entreprise de Wrangel, le voisi-
nage d'un pouvoir dont on ne pouvait espérer la com-
plaisance devait paraître gênant. Et est-il besoin de dire
que la Géorgie démocratique n'a jamais ni entretenu
l'illusion que la folle aventure pouvait réussir, ni parti-
cipé au crime de ceux qui, sortant à peine d'une guerre
soutenue au nom de la liberté et du droit, voulaient baser
le système politique de l'Europe sur le triomphe de la
réaction en Russie?
Il est trop clair maintenant que la Géorgie avait raison
en adoptant dès le principe l'attitude que tous les partis
avancés du monde n'ont cessé d'ailleurs de recomman-
der : pas d'intervention, reprise des relations économi-
ques, reconnaissance du gouvernement de fait. On peut
juger à leurs résultats la conception des démocraties et
celle d'une vieille diplomatie bien mal à l'aise décidément
dans le monde d'aujourd'hui.
L'alliance avec Wrangel a conduit au désastre, comme
avait fait l'alliance avec Koltchak, avec Dénikine, avec
Youdénitch. L'expérience quatre fois répétée a été singu-
lièrement concluante. Toutes les classes saines de la po-
pulation russe se sont momentanément unies devant la
menace étrangère, le nationalisme s'est exalté, le pouvoir
bolchéviste est devenu plus fort. Et l'immense masse pay-
sanne, en dépit de son aversion pour les maîtres du jour,
s'est soulevée tout entière contre les généraux d'ancien
régime ramenant dans leurs bagages la bureaucratie d'au-
trefois et les anciens propriétaires fonciers. Il a été
démontré une fois de plus que la Russie ne sera libérée
du Bolchévisme que par l'effort autonome, spontané de sa
démocratie.
Après que la révolte générale eut en quelque sorte dé-
robé à l'armée blanche le terrain sous les pieds, après
La Géorgie. 207
sa débâcle totale, il fallait s'attendre à voir les troupes
rouges, libérées sur ce front, tourner leurs efforts vers
îa Transcaucasie où elles avaient laissé inachevée leur
campagne amorcée naguère par la conquête de l'Azer-
beidjan. Elles ont en effet envahi l'Arménie d'abord, fort
affaiblie par tant de massacres, privée de moyens de com-
munication, et obligée de faire face à la fois aux Bolche-
viques et aux Turcs. Mais les forces moscovites se sont
arrêtées longtemps aux frontières de la Géorgie et le
gouvernement de Lénine a dû s'y reprendre à deux fois
avant de pouvoir les franchir. Pourquoi?
Que les « Menchéviques » convaincus de ce pays sou-
haitent ardemment, pour eux-mêmes et pour le monde,
la fin du Bolchévisme en Russie, la chose est par trop
évidente. Mais ils ont su ne pas confondre l'opposition
politique avec la lutte armée. Et tout en organisant contre
une attaque éventuelle la plus énergique résistance,
ils ont toujours soigneusement évité jusqu'à l'apparence
d'une agression. Ils ne comptaient pour vaincre leurs
adversaires que sur la force de l'idée et sur celle de
l'exemple. Ils voulaient que leur petite république mani-
festât une telle supériorité sur la grande tyrannie que cha-
cun en eût sa conviction faite et sa résolution arrêtée.
Et qu'advint-il en effet? La nation entière s'unit à la
première nouvelle du danger dans une commune volonté
de défense. Ce fut la Garde populaire, formée de volon-
taires, recrutée surtout dans les milieux ouvriers qui ma-
nifesta le plus vigoureusement sa volonté de combattre
pour la patrie et pour le régime. Et la Garde rouge de
Moscou ne voulut plus marcher contre un peuple libre.
Il fallut que les Bolcheviques retirassent leurs troupes
qui se débandaient! Depuis, ils en ont ramené d'autres,
usant de l'attrait presque irrésistible que présente pour
une armée affamée un pays où l'on mange encore et avec
l'aide des Turcs leur entreprise de conquête a enfin réussi,
après cinq tentatives infructueuses en l'espace de moins
208 Le Flambeau.
de trois ans. Mais l'action morale sur laquelle les Géor-
giens comptaient ne cessera pas d'agir, et l'impérialisme
moscovite ne pourra pas toujours compter sur l'obéis-
sance aveugle des paysans russes qu'il maintient sous les
armes !
* *
Même envahie par les Bolchévistes et par les Turcs, la
Géorgie continue d'exister. La reconnaissance que lui a
accordée la Conférence de Paris lui donne une vie légale
que les attentats de Moscou ne sauraient détruire. Mais
cette reconnaissance, il reste à la traduire en quelque
sorte dans les faits, à transformer une résolution absiraite
en une réalité politique.
L'assujettissement des républiques transcaucasiennes
est un malheur pour le monde ; il ferme les voies du com-
merce, trouble tout l'équilibre politique de l'Orient. Ce
serait être bien mal avisé que de vouloir remédier au
mal accompli par n'importe quelle forme d'intervention
armée. C'est avant qu'il fallait par une politique pré-
voyante mettre les jeunes Etats en mesure de se défen-
dre. Mais la liberté perdue peut se retrouver, se retrou-
vera sans doute au cours des mois prochains qui s'annon-
cent pleins d'événements soudains. Il faut que l'Entente
ait pour ce moment sa politique toute prête, et qu'elle
sache surtout aider de tout son pouvoir à cette grande
réalisation dont je ne me dissimule pas les difficultés, qui
ne pourra s'accomplir que moyennant un grand, un pa-
tient effort : la fondation d'une solide fédération transcau-
casienne.
Elle est dans les vœux de tous les esprits éclairés. Le
malheur commun qui frappe en ce moment et la Géorgie,
et l'Arménie, et l'Azerbeidjan, et les montagnards du
Caucase les a de nouveau rapprochés. La tentative
avortée en 1918 est reprise en ce moment même sous des
auspices plus heureux. On sait que les représentants des
La Géorgie. 209
quatre républiques viennent de signer à Paris l'acte cons-
titutif des Etats-Unis du Caucase et que le gouvernement
français vient de manifester officiellement sa sympathie
pour la nouvelle organisation politique. Son existence
garantira mieux le Caucase contre un danger presque aussi
redoutable que l'invasion elle-même: contre les. tentatives
insidieuses de protectorat que pourrait tenter quelque
puissance. La Société des Nations toute entière a le devoir
de préserver la Fédération contre cçtte éventualité qui
n'est pas, tant s'en faut, une simple vue abstraite de
l'esprit. Qu'elle répare donc au plus tôt son erreur de
Genève en admettant la Géorgie et ses associés comme
membres de plein exercice.
Bien plus encore que son accession au sociétariat, c'est
la prospérité matérielle et morale de la Géorgie qui la
mettra à l'abri de toute tutelle. Sachons donc l'aider à
développer son jeune organisme dès que les circonstances
militaires le permettront à nouveau. Mettons à sa dispo-
tion nos connaissances techniques, notre expérience des
affaires, nos capitaux, pour une collaboration qui sera
fructueuse pour les deux parties.
Et la Belgique, ici, peut accomplir une tâche impor-
tante. Le gouvernement de Tiflis a depuis longtemps
compris, avec un sens très avisé des choses, qu'il avait
le plus grand avantage à demander d'abord la coopéra-
tion des puissances dont les « intérêts limités », pour
employer le savoureux néologisme des conférences,
étaient moins inquiétants. Elle fait appel à nos spécialis-
tes, à nos marchands, à nos industriels. Ne dédaignons
point son invitation. Il est de la plus sage politique que
les petits peuples se prêtent une mutuelle assistance dans
un monde où les gros n'ont que trop tendance à... se ëon-
duire en gros.
Louis de Brouckère.
14
Tchékhov
En guise de préface à la fameuse Cerisaie de Tchékhov, dont nous
donnons ci-après la première version française, nous publions la tra-
duction de ce beau poème, mélancolique et pieux, où le critique russe
Wéga retrace la vie et l'œuvre du grand écrivain.
Dans Taganrog lointaine et triste, près de la mer aux
flots gris-bleus, dans la steppe où le long des routes,
dorment les meules jaunissantes, où la poussière en tour-
billons s'élève, pareille aux fumées, où penchés sur les
champs de blé, les Khokhols (1) gravement s'affairent,
où, traînant les longues arbas, nonchalamment s'en vont
les bœufs, sous un ciel aux étoiles claires, Il grandit, vif,
insoucieux.
Son âme ardente et caressante ressemblait à la steppe
immense qu'un soleil printanier inonde. Ce fut sous les
rayons de feu de ce soleil qu'il vint au monde. Et ses
yeux erraient à la ronde. En lui se réfléchit l'image du
pays natal: champs brûlés, mugissement du vent noc-
turne, lent frisselis des herbes hautes, et ces stanitzas de
l'Azov, avec leurs rangs de maisons basses, avec leurs
files de grands saules, près des étangs vaseux, fangeux...
Dans Taganrog poudreuse et triste il vit une humanité
grise : vaines joies, futiles soucis, oiseux propos, paresse
et songe. Et sur ce fond de déchéance il vit d'en-
nuyeuses figures, mornes tableaux de vie obscure, visages
falots, âmes troubles...
Après qu'il eut quitté la steppe, au fond de son âme
il garda l'éternel ennui de ces choses, de ces gens; il
(1) Khokhols, sobriquet des paysans de l'Ukraine; arbas, voitures;
stanitzas, villages.
Tchékhov. 211
comprit l 'empire des âmes brumeuses qui 'dorment, tris-
tement, d'un sommeil mortel. Tout ce qu'il écrivit sur
elles exhale un pénétrant parfum.
La littérature le prit, Vart triomphant le séduisit. Mais,
discourtoise et renfrognée, Pétersbourg lui fit peu
d'accueil. Son chemin fut semé d'épines. Le poète restait
joyeux: son rire insouciant et clair ne se tut pas un seul
instant.
Ah! les pages étincelantes ! On y voit passer tour à
tour ces visages falots et troubles qu'il avait connus dès
l'enfance. Il riait; mais toujours plus sombre se faisait la
nuit d'alentour, et son rire sonnait toujours; ce rire était
désespéré.
C'était l'époque ténébreuse. La stagnation et la mort
pesaient sur la grande Russie. Et lui, profondément sen-
tait les misères de la patrie.
Soudain, son rire s'éteignit. Un brouillard rde mélan-
colie revêtit son œuvre à jamais. Et dans cette ombre
désormais des motifs douloureux pleurèrent.
Son âme sensible souffrit, souffrit sans fin du deuil
des autres. Il souffrit pour V Oncle Vania, s'apitoya sur
les Trois Sœurs (1), luttant contre la vie amère... Et de
plus en plus désolées sont les pages des derniers temps...
Tel un fantôme légendaire, reculait, toujours plus loin-
tain, le triomphe de la lumière, et ces ténébreuses années
le menèrent jusqu'au tombeau. Il a pressenti le bonheur,
mais il n'aura point vu l'aurore, l'aurore de la Liberté!
WÉGA.
(1) V Oncle Vania, les Trois Sœurs, comédies de Tchékhov.
LA CERISAIE
Comédie en quatre actes de A. P. TCHEKHOV.
Représentée pour la première fois au Théâtre des Arts de Moscou,
le 17 janvier 1904.
Première version française par C. Mostkova et A. Lamblot.
PERSONNAGES:
Mme Ranievskaïa, Lioubov Andréevna, propriétaire rurale.
Ania, sa fille, 17 ans.
Varia, sa" fille adoptive, 24 ans.
Gaïev, Léonide Andréevitch, frère de Mm0 Ranievskaïa.
Lopakhine, Yermolaï Alexéevitch, marchand.
Trofimov, Piotr Serguéevitch, étudiant.
Sémionov Pichtchik, Boris Borisovitch, propriétaire foncier.
Charlotte Ivanovna, gouvernante.
Epikhodov, Simion Pantéléevitch, employé dans la propriété.
Douniacha, femme de chambre.
Phyrse, laquais, vieillard de 87 ans.
Yacha, jeune laquais.
Un chemineau.
Un chef de gare.
Un employé des postes, invités, domestiques.
L'action se passe dans la propriété de Mme Ranievskaïa.
La Cerisaie. 213
ACTE Ier
Une pièce que l'on appelle toujours « La chambre d'enfants». Une
des portes mène à la chambre d'Ania. L'aube. Le soleil va bientôt
se lever. On est au mois de mai, les cerisiers sont en fleurs, mais
au jardin il fait froid, il y a de la gelée blanche. Les fenêtres de la
chambre sont closes.
Entrent: Douniacha, portant une bougie, et
Lopakhine, un livre en main.
LOPAKHINE
Enfin! Le train est arrivé. Quelle heure est-il?
DOUNIACHA
Bientôt deux heures. (Elle éteint la bougie.) Il fait
jour déjà.
LOPAKHINE
Combien de retard avait-il donc? Au moins deux
heures. (// bâille et s'étire.) Eh bien, c'est du joli, ce que
j'ai fait là! Imbécile que je suis! Venir ici pour aller les
prendre à la gare et m'endormir... sur une chaise! J'en-
rage... Pourquoi ne m'as-tu pas réveillé?
DOUNIACHA
Je vous croyais parti. (Prêtant V oreille.) Les voilà,
il me semble.
lopakhine (attentif).
Non... Retirer les bagages; les allées et venues de
l'arrivée... (Silence). Elle a passé cinq ans à l'étranger,
Lioubov-Andréevna. et je suis vraiment curieux de voir
comment elle est maintenant... Une belle âme, une nature
saine, peu compliquée. Je me souviens qu'encore enfant
(je devais avoir une quinzaine d'années), mon défunt
père, boutiquier au village et moi, étions venus ici, je
ne sais plus pourquoi. Il était un peu saoul, et comme
214 Le Flambeau.
il m'avait frappé du poing, je m'étais mis à saigner du
nez. Lioubov-Andréevna, je m'en souviendrai toujours,
toute jeune encore, toute maigrelette, m'amena au lavabo,
ici même, dans cette chambre d'enfants. « Pleure pas »,
me dit-elle, « p'tit moujik, ça guérira d'ici tes noces! »
(Silence). P'tit moujik... Ah oui, mon père en était un,
quant à moi, me voilà avec un gilet blanc, des souliers
jaunes. Un parvenu, quoi! Il n'y a pas à dire, ce n'est
pas l'argent qui me manque, mais au fond, sous le vernis
je ne suis qu'un moujik... (feuilletant le livre). Voilà.
J'ai lu ce livre et n'y ai rien compris. Je me suis endormi
en lisant. (Silence.)
DOUNIACHA
Les chiens n'ont pas dormi de la nuit, ils sentent l'ap-
proche des maîtres.
LOPAKHINE
Qu'as-tu, Douniacha?...
DOUNIACHA
Mes mains tremblent, je vais m'évanouir.
LOPAKHINE
Tu es vraiment trop douillette, ma fille. N'oublie pas
qui tu es. Tu t'habilles, te coiffes comme une demoiselle.
Il ne faut pas exagérer.
Epikhodov entre avec un bouquet. Il est en
veston et a des bottes étincelantes, très cra-
quantes. En entrant il laisse tomber le bouquet.
epikhodov (le ramassant).
Voilà, le jardinier l'envoie pour la salle à manger, qu'il
dit. (Il tend le bouquet à Douniacha.)
lopakhine (à Douniacha).
Tu m'apporteras du cidre, hein?
La Cerisaie. 215
DOUNIACHA
A votre service, monsieur (elle sort).
EPIKHODOV
Bon ! il gèle. Le thermomètre marque trois degrés sous
zéro, mais les cerisiers sont en fleurs. Eh bien, moi, je
n'approuve pas notre climat. (// soupire.) Je ne puis l'ap-
prouver. Il ne contribue pas au succès des affaires. Tenez,
monsieur Lopakhine, permettez-moi de vous dire : Voilà
qu 'avant-hier je me suis acheté des bottes qui, si vous
voulez m'en croire, craquent tellement que c'en est insup-
portable. Avec quoi les graisser?
LOPAKHINE
Fiche-moi la paix; tu m'embêtes!
EPIKHODOV
Chaque jour m'arrive un malheur ou l'autre, et moi,
je ne me plains pas, je m'y suis habitué, j'en souris
même.
Douniacha entre et tend le cidre à Lopakhine.
EPIKHODOV
Je m'en vais (il heurte une chaise qui tombe). Voilà...
(presque triomphant). Vous voyez! Excusez l'expres-
sion: le fait est là, pour ne pas dire plus... C'est tout
simplement remarquable! (// sort.)
DOUNIACHA
A propos, monsieur, Epikhodov m'a demandée en
mariage.
LOPAKHINE
Tiens !
DOUNIACHA
Vraiment, je ne sais que faire. C'est un homme doux,
mais, dès qu'il parle, on n'y comprend plus rien. Ce qu'il
216 Le Flambeau.
dit est beau, sentimental, c'est vrai. Seulement, voilà
c'est incompréhensible! Toutefois, je ne puis dire qu'il
me déplaise... Lui, m'aime à la folie. C'est un malchan-
ceux, il lui arrive chaque jour autre chose; aussi, le
taquine-t-on chez nous: Vingt-deux malheurs, c'est son
surnom.
lopakhine (attentif).
Tiens, il me semble qu'ils arrivent...
DOUNIACHA
Ils arrivent! Ah! Qu'est-ce que j'ai? Je suis toute
glacée !
LOPAKHINE
En effet, les voilà"! Allons à leur rencontre. Me recon-
naftra-t-elle ? Cinq ans qu'on ne s'est vu.
douniacha (éperdue).
Je chancelle... Oh! j'expire.
On entend l'arrivée de deux voitures. Lopakhine
et Douniacha se précipitent. La scène est vide.
Dans les pièces voisines un brouhaha. Phyrse,
qui était allé à la rencontre de sa maîtresse,
traverse rapidement la scène en s'appuyant sur
une mince et courte badine. Il porte une livrée
ancienne et un chapeau haut de forme. Il se parle
à lui-même, mais impossible d'en rien saisir.
Derrière les coulisses, le bruit va crescendo.
Une voix: «Par ici, par ici...»
(Entrent en costume de voyage: Lioubov
Andréevna, Ania et Charlotte tenant en laisse
un petit chien. Varia en manteau, un fichu sur
la tête. Gaïev, Sémionov Pichtchik, Lopakhine,
Douniacha portant un paquet et un parapluie.
Des domestiques chargés, passent.)
ANIA
Par ici! Maman, te rappelles-tu cette chambre?
lioubov (épanouie, à travers les larmes).
La chambre d'enfants!
La Cerisaie. 217
VARIA
Qu'il fait froid! J'ai les mains gelées (à Lioubov). Vos
chambres, la blanche et la violette, sont restées intactes,
petite mère.
LIOUBOV
Chambre d'enfant, ma gentille, ma belle chambre...
J'y dormais toute petite... (Elle pleure). Et maintenant
aussi, je me sens toute petite... (Elle embrasse son frère,
Varia, puis encore son frère). Tenez, Varia n'a pas
changé, elle a toujours son air de nonne. Et Douniacha,
je l'ai reconnue aussi... (Elle l'embrasse).
GAÏEV
Le train avait deux heures de retard. Qu'en dites-vous,
hein? Quel gâchis!
charlotte (à Pichtchik) .
Mon chien mange aussi des noix.
pichtchik (interdit).
Pensez donc!
(Tous se retirent, sauf Ania et Douniacha.)
DOUNIACHA
Ah, comme il nous tardait de vous revoir ! (Elle débar-
rasse Ania de son manteau et de son chapeau.)
ANIA
Des quatre nuits de voyage, je n'ai pu dormir... je
suis transie.
DOUNIACHA
Au Carême, à votre départ, il y avait de la neige, du
gel, et maintenant? Oh, ma chérie! (Elle rit et V em-
brasse.) Comme j'étais impatiente de vous revoir, ma
joie, mon soleil... Tenez, je n'y tiens plus; je vais vous
le raconter.
218 Le Flambeau.
ania (mollement).
Toujours des histoires...
DOUNIACHA
Après les Pâques, le commis Epikhodov m'a demandée
en mariage.
ANIA
Tu ne parles que de ça... (arrangeant ses cheveux).
J'ai perdu toutes mes épingles... (Elle chancelle de
fatigue).
DOUNIACHA
Décidément, je ne sais que faire... il m'aime, il m'aime
tant !
ania (regardant la porte de sa chambre,
affectueusement) .
Ma chambre, mes fenêtres. Tout comme si je ne les
avais jamais quittées. Je suis chez moi! Au matin,
la première chose que je vais faire, c'est de courir au
jardin... Oh! si je pouvais dormir! De tout le voyage, je
n'ai pas fermé l'œil: j'étais trop tourmentée.
DOUNIACHA
Monsieur Trofimov est ici depuis avant-hier.
ania (joyeusement).
Petia I
DOUNIACHA
Il couche dans l'annexe, il y loge. « J'ai peur de
déranger », dit-il. (Regardant sa montre.) Il faudrait
bien aller le réveiller, mais mademoiselle Varia l'a
défendu. « Surtout ne le réveille pas », m'a-t-elle dit.
(Varia entre, un trousseau de clefs à la
ceinture.)
La Cerisaie. 219
VARIA
Douniacha, vite du café, maman en désire.
DOUNIACHA
A l'instant. (Elle sort.)
VARIA
Enfin, Dieu merci, te voilà de retour! (Caressante.)
Ma mignonne, ma belle est revenue.
ANIA
Ah, que j'ai souffert!
VARIA
Je m'en doute.
ANIA
Quand, la semaine sainte, je suis partie, qu'il faisait
froid! Et Charlotte, durant tout le voyage, bavardait,
faisait des tours de prestidigitation. Pourquoi m'as-tu
donc infligé cette Charlotte?
VARIA
Voyons, chérie, tu ne pouvais pas tout de même voya-
ger seule, à dix-sept ans.
ANIA
Nous voilà à Paris, il y avait de la neige, il y faisait
froid. Moi, le français, je le parle affreusement. Maman,
habite au cinquième. J'entre, et je trouve des Français
quelconques, des dames, un vieil abbé avec son bré-
viaire. Une pièce enfumée, peu intime. J'eus soudain
une telle pitié de maman que je lui pris la tëtc et la ser-
rai contre moi sans pouvoir la lâcher. Quand nous fûmes
seules, maman fut si affectueuse, si caressante!... elle
pleurait...
varia (à travers les larmes)
Tais-toi, tais-toi!
220 Le Flambeau.
ANIA
Elle avait déjà vendu sa villa près de Menton. Il ne
lui restait rien, mais rien. Quant à moi, plus un sou. A
peine en avions-nous eu assez pour arriver à Paris. Et
maman ne comprend rien. Installée dans une gare, elle
commande ce qu'il y a de plus coûteux, donne des pour-
boires par roubles, Charlotte de même, et jusqu'à Yacha
qui se commande des plats lui aussi. C'est tout simple-
ment affreux. Car maman a son valet, Yacha. Nous
l'avons ramené...
VARIA
Je l'ai vu, le coquin.
ANIA
Eh bien, quoi de neuf? les intérêts sont-ils payés?
VARIA
Loin de là.
ANIA
Mon Dieu, mon Dieu...
VARIA
En août, la propriété sera mise en vente.
ANIA
Mon Dieu...
lopakhine (regardant par la porte, bêlant).
Mé-éé... (il s'esquive).
varia (les larmes aux yeux).
Ah, mes poings me démangent. (Elle le menace.)
ania (embrassant Varia, à mi-voix).
Dis, t'a-t-il fait sa demande? (Varia secoue négative-
ment la tête). Mais il t'aime... Qu'attendez-vous? Pour-
quoi ne pas s'expliquer?
La Cerisaie. 221
VARIA
Ma foi, je ne crois pas que nous y arrivions. Il est
trop affairé. Il a autre chose en tëtt. Il ne fait même
pas attention à moi... Qu'on en finisse! Je ne peux plus
le voir... Tout le monde parle de notre mariage, on nous
en félicite et, en réalité, il n'y a rien ; ce n'est qu'un rêve.
(Changeant de ton.) On dirait une abeille, ta broche.
ania (tristement).
C'est maman qui l'a achetée. (Elle entre dans sa cham-
bre et joyeusement, comme une enfant.) Tu sais, à Paris,
j'ai monté en ballon!
VARIA
Ma mignonne, ma belle est arrivée!
(Douniacha rentre avec le service et prépare le
café.)
varia (debout près de la porte de la chambre d'Ania) .
Toute la journée, dans le va-et-vient du ménage je
songe : quel bonheur c'eût été de t'unir à un homme for-
tuné, ma chérie ! J'eusse alors été plus tranquille. Je m'en
serais allée dans un ermitage, puis au monastère de
Kiev... de Moscou et ainsi par les lieux saints... toujours
marchant, marchant sans cesse. Ah! quelle splendeur!
ANIA
Au jardin, les oiseaux chantent. Quelle heure est-il?
varia
Il doit être deux heures passées, il est temps de te cou-
cher, mignonne. (Entrant dans la chambre d'Ania.)
Splendeur !
(Yacha entre, portant un plaid et une sacoche
de voyage.)
222 Le Flambeau.
yacha (traversant la scène, poliment).
Peut-on passer?
DOUNIACHA
On ne vous reconnaît plus, Yacha. Comme vous avez
changé à l'étranger!
YACHA
Tiens... qui êtes-vous?
DOUNIACHA
A votre départ, j'étais haute comme ça. (Elle indique
la taille.) Je suis Douniacha, fille de Théodore Kozoié-
dov. Vous ne vous souvenez pas de moi?
YACHA
Oh... petite caille!
(Il jette autour de lui un regard furtif et l'em-
brasse. Douniacha pousse un cri et laisse tomber
une soucoupe. Yacha sort précipitamment.)
varia (dans la porte, avec humeur).
Qu'y a-t-il encore?
douniacha (pleurant).
J'ai cassé une soucoupe...
varia
Signe de bonheur !
ania (sortant de sa chambre).
Il faudrait prévenir maman que Pétia est ici.
VARIA
J'ai défendu de le réveiller.
ania (pensive).
Voilà six ans que père est mort ; un mois après mon
frère Gricha, un joli gamin de sept ans, se noyait dans
La Cerisaie. 223
la rivière. Maman, n'ayant pu supporter le coup, s'en
alla, s'en alla comme si on la chassait. (Elle frissonne.)
Si elle savait combien je la comprends. (Silence.) Et
voilà que Pétia Trofimov, précepteur de Gricha, va le lui
rappeler...
(Phyrse entre, en veston et gilet blanc.)
phyrse (s'approchant de la table, soucieux).
Madame prendra le café ici... (Mettant des gants
blancs). Est-il prêt? (Sévèrement à Douniacha.) Toi!
La crème!
DOUNIACHA
Ah! mon Dieu! (Elle sort précipitamment.)
phyrse (s* occupant du café) .
Ah! là, là, espèce de propre à rien! (Il marmotte).
Elle arrive de Paris... Le maître, lui aussi, y allait autre-
fois... en voiture. (// rit).
VARIA
Qu'y a-t-il donc, Phyrse?
PHYRSE
Plaît-il? (joyeux) Ma maîtresse est arrivée! Enfin!
Je ne crains plus la mort maintenant. (// pleure de joie.)
(Entrent: Lioubov, Gaïev, Lopakhine, Sémio-
nov Pichtchik. Ce dernier porte une espèce de
caftan court, de drap fin et un pantalon bouffant.
Gaïev, en entrant, fait des mains et du corps
des mouvements comme s'il jouait au billard.)
LIOUBOV
Dis-moi un peu, comment est-ce encore ? Attends, que
je me rappelle. Ah, j'y suis! La rouge dans le coin!
Doubles bandes!
GAÏEV
La rouge dans le coin ! Autrefois, ma sœur, nous dor-
224 Le Flambeau.
mions dans cette chambre même, et voilà, j'ai déjà cin-
quante et un ans, cela paraît drôle, hein !
LOPAKHINE
Oui, le temps passe.
GAÏEV
Hein, que dit-il?
LOPAKHINE
J'ai dit, le temps passe.
GAÏEV
Ça sent le patchouli ici.
ANIa
Je vais dormir; la bonne nuit, maman. (Elle embrasse
sa mère.)
LIOUBOV
Mon adorable mignonne! (Elle lui embrasse les mains.)
Es-tu contente d'être rentrée? Moi, je n'en reviens pas.
ANIA
Bonsoir, mon oncle.
gaïev (lui baisant la figure et les mains).
Que Dieu te garde ! Comme tu ressembles à ta mère !
(à sa sœur.) A son âge, Liouba, tu étais tout à fait comme
elle.
(Ania tend la main à Lopakhine et Pichtchik,
entre dans sa chambre et ferme la porte.)
LIOUBOV
Elle s'est trop fatiguée, la mignonne.
PICHTCHIK
Il est long, le voyage, hein?
La Cerisaie. 225
varia (à Lopakhine et Pichtchik).
Eh bien, Messieurs, il est deux heures passées; il ne
faut abuser de rien.
lioubov (riant).
Toujours la même, cette Varia. (Elle V attire vers elle
et l'embrasse.) Voilà, je vais finir mon café, puis nous
nous en allons tous. (Phyrse lui glisse un coussin sous
les pieds.) Merci, mon cher, je me suis habituée au café.
J'en prends n'importe quand, le jour comme la nuit.
Merci, mon vieux. (Elle embrasse Phyrse.)
VARIA
Je vais voir si l'on a apporté les bagages... (Elle sort.)
LIOUBOV
Est-ce bien moi, assise ici? (Elle rit.) J'ai envie de
gambader, de gesticuler (se couvrant des mains la figure) .
N'est-ce point un rêve? Dieu le sait, j'aime mon pays,
je l'aime passionnément. Je ne pouvais regarder du
wagon, tant je pleurais. (A travers les larmes.) Mais il
faut tout de même boire le café. Je te remercie, Phyrse,
merci, mon cher vieux. Je suis si heureuse de te trouver
encore en vie !
PHYRSE
Avant-hier...
GAÏEV
Il a l'oreille un peu dure.
LOPAKHINE
Tantôt, vers cinq heures, je dois aller à Kharkhov.
Que j'en suis dépité! Je voudrais tant vous regarder
encore, vous parler... Vous êtes ravissante, comme tou-
jours.
15
226 Le Flambeau.
pichtchik (respirant avec peine).
Plus en beauté que jamais... en Parisienne.., Ah! là!
là! je suis flambé!
LOPAKHINE
Tenez, votre frère dit que je suis une espèce de laquais,
un exploiteur, quoi. Qu'il le dise, cela m'est tout à
fait indifférent, mais je voudrais seulement que vous,
vous croyiez en moi comme par le passé, que vos yeux
émouvants et merveilleux me regardent ainsi qu'autre-
fois. Mon Dieu, quoique mon père fût serf chez vos
parents et grands-parents, vous, personnellement, vous,
avez jadis tant fait pour moi que j'ai tout oublié et vous
aime comme une proche... plus qu'une proche.
LIOUBOV
Je ne puis rester en place, c'est trop de joie pour moi.
(Elle se lève brusquement et très émue, se met à mar-
cher.) Eh bien, riez, je suis une sotte... Ma petite
bibliothèque chérie! (Elle embrasse le meuble). Ma petite
table!...
GAÏEV
Sais-tu que nounou est morte pendant ton absence?
lioubov (s'assied et boit).
Paix à son âme; on me l'avait écrit.
GAÏEV
Anastase aussi. Pierre le bigle m'a quitté; il est à
présent chez le commissaire de police. (Il sort une petite
bonbonnière de sa poche et se met à croquer des bon-
bons.)
PICHTCHIK
Ma fille Dachenka... vous envoie ses compliments...
LOPAKHINE
J'ai à vous dire une chose très agréable, très rassu-
La Cerisaie. 227
rante. (Regardant sa montre.) Je n'ai plus guère de
temps, je dois partir... Mais je serai bref. Enfin, voici.
Comme vous le savez, votre jardin des cerisiers, grevé
d'hypothèques, doit être mis en vente le 22 août... Mais
ne vous frappez pas, dormez tranquille, ma très chère, il
y a une issue... Voici mon projet. Ecoutez bien. Votre
propriété n'est qu'à vingt kilomètres de la ville, et tout
près passe un chemin de fer. En morcelant le jardin des
cerisiers et les terres qu'arrose la rivière, en affermant
ensuite le tout pour y bâtir des villas, vous obtiendriez
au moins 25,000 roubles de revenu.
GAÏEV
Quelle absurdité!
LIOUBOV
Je ne saisis pas bien, cher ami.
LOPAKHINE
Vous toucheriez au moins de chaque villégiateur, vingt-
cinq roubles à l'arpent par année. Et si vous annoncez
cela tout de suite, je vous garantis que pour l'automne,
il ne vous restera plus un bout de terrain libre; on se le
sera disputé. Bref, vous êtes sauvée; mes félicitations.
Le site est merveilleux, la rivière profonde. Il faudra
évidemment tout nettoyer, débarrasser... par exemple,
condamner toute la vieille bâtisse, cette maison qui ne
tient plus debout, raser la vieille cerisaie...
LIOUBOV
La raser. Mon cher, excusez-moi, vous n'y comprenez
rien. S'il y a une curiosité dans notre département, une
vraie merveille, c'est bien notre cerisaie.
LOPAKHINE
Elle n'est remarquable que par son immensité. La
228 Le Flambeau.
cerise ne donne que tous les deux ans; et encore, se
perd-elle faute d'acheteurs.
GAÏEV
Mais ce jardin est dans Y Encyclopédie russe!
lopakhine (regardant sa montre).
Si nous ne trouvons rien, si nous n'arrivons pas à une
décision, le 22 août, le jardin des cerisiers et la propriété
entière seront mis à l'encan. Donc, décidez-vous. Il n'y
a pas d'autre issue, je vous le jure: non, non et non.
PHYRSE
Autrefois, il y a quarante, cinquante ans de cela, on
séchait la cerise, on la conservait dans le vinaigre, on
en faisait des confitures, et aussi parfois...
GAÏEV
Tais-toi, Phyrse.
PHYRSE
Et parfois on envoyait la cerise sèche par pleines char-
retées à Moscou et à Kharkov. Et ce que cela rapportait!
La cerise d'alors était tendre, juteuse, douce, odorante...
C'est qu'on en connaissait la préparation...
LIOUBOV
Et cette recette, on ne la connaît plus?
PHYRSE
On l'a oubliée ; personne ne s'en souvient.
pichtchik (àLioubov).
Eh bien, et Paris? Comment l'avez-vous trouvé? Y
avez-vous mangé des grenouilles?
LIOUBOV
Du crocodile!
PICHTCHIK
Peut-on imaginer...
La Cerisaie. 229
LOPAKHINE
Jusqu'ici, il n'y avait au village que des maîtres et des
moujiks; et voilà qu'on commence à y voir des gens
désireux d'y passer les vacances. La moindre ville s'en-
toure déjà de chalets et l'on peut prédire que, d'ici vingt
ans, ce genre de villégiateurs sera très répandu. Pour le
moment, ces gens ne viennent que se reposer, prendre le
thé à la terrasse. Mais il se peut qu'un jour, ils labourent
leur lot, et que votre jardin des cerisiers devienne une
terre heureuse, riche, opulente.
gaïev (se révoltant)
Quelle absurdité!
(Varia et Yacha entrent.)
VARIA
Il y a deux télégrammes qui vous attendent, maman.
(Elle choisit une clef et ouvre une bibliothèque ancienne
dont la serrure grince.) Les voici.
LIOUBOV
C'est de Paris. (Elle les déchire sans lire.) Paris,
c'est fini!
GAÏEV
Sais-tu l'âge de ce meuble, Liouba? Il y a huit jours,
en ouvrant le tiroir du bas, sais-tu ce que j'y ai vu?...
Des chiffres marqués au fer. Eh bien, cette bibliothèque
est centenaire. Eh! qu'en penses-tu? On pourrait fêter
son jubilé. Un objet inanimé! Tout de même, quoi!...
une bibliothèque!
pichtchik (ébahi)
Centenaire... Pensez donc!
GAÏEV
Oui... C'est un meuble... (Iltâte la bibliothèque.) Ma
230 Le Flambeau.
chère, ma très vénérable bibliothèque ! Je salue ton exis-
tence qui, depuis plus de cent ans déjà, fut orientée vers
l'idéal serein du bien et de l'équité. Ton appel silencieux
au travail fécond ne s'est point affaibli durant un siècle,
soutenant (il larmoie) à travers toutes les générations de
notre lignée la vaillance, la foi en l'avenir meilleur; nous
enseignant l'idée du bien, de nos devoirs sociaux.
(Silence.)
LOPAKHINE
Ou...u.. i.
LIOUBOV
Tu n'es pas changé, Léonide.
gaïev (un peu embarrassé)
Effet à droite... par le coin... à la bande!
lopakhine (regardant sa montre).
Maintenant, je dois partir.
yacha (tendant une boîte de médicaments à Lioubov).
Madame désirerait-elle prendre les pilules tout de
suite?...
PICHTCHIK
Voyons, il ne faut pas prendre de médicaments, ma
bonne... cela ne fait ni chaud, ni froid. Donnez-les moi
plutôt, ma chère ! (Il prend la boîte, la vide dans le creux
de la main, souffle dessus, met les pilules dans sa bouche
et les avale en buvant une gorgée de cidre.) Voilà!
lioubov (effrayée).
Mais vous êtes fou!
PICHTCHIK
Je les ai avalées toutes.
La Cerisaie. 231
LOPAKHINE
En voilà un glouton !
(Rire général.)
PHYRSE
A Pâques, quand Monsieur est venu, il a consommé
à lui seul un demi-seau de concombres salés. (Il mar-
motte.)
LIOUBOV
Que marmotte-t-il?
VARIA
Voilà déjà trois ans qu'il est ainsi, nous y sommes
habitués.
YACHA
C'est le grand âge.
(Charlotte, en robe blanche, très mince, très
corsetée, une face-à-main à la ceinture, traverse
la scène.)
LOPAKHINE
Excusez-moi, Mademoiselle Charlotte, je n'ai pas
encore eu le plaisir de vous saluer. (Il veut lui baiser la
main.)
charlotte (elle retire sa main)
Si l'on vous laissait faire, vous désireriez baiser le
coude, puis l'épaule...
LOPAKHINE
Décidément, je n'ai pas de veine aujourd'hui. (Rire
général.) Mademoiselle Charlotte, montrez-nous donc un
tour de passe-passe.
LIOUBOV
Montrez donc, Charlotte.
232 Le Flambeau.
CHARLOTTE
Non, j'ai sommeil. (Elle sort.)
LOPAKHINE
Nous nous reverrons donc dans trois semaines. (Il
baise la main à Lioubov.) Au revoir alors, il est temps.
(A Gaiev.) Salut, hein! (Donnant l'accolade à Pich-
tchik.) A toi de même... (// tend la main à Varia, puis
à Phyrse et Yacha.) Décidément, je n'ai pas envie de
partir. (A Lioubov.) Si vous vous décidez à propos des
villas, faites-moi signe; je trouverai alors le moyen de
vous procurer une cinquantaine de mille roubles. Songez-
y sérieusement.
varia (colère)
Mais allez vous-en, enfin!
LOPAKHINE
je m'en vais, je m'en vais. (// sort.)
GAÏEV
Espèce de valet! D'ailleurs... pardon... Varia va
l'épouser, c'est son futur.
VARIA
"Je vous en prie, mon oncle.
LIOUBOV
Eh quoi, Varia, j'en serais très heureuse, c'est un
brave homme.
PICHTCHIK
Ça, il faut le reconnaître, l'homme est d'un grand
mérite... Et ma Dachenka... elle aussi, dit que... Elle
dit des tas de choses... (// ronfle, mais se réveille aus-
sitôt.) Toujours est-il, ma chère, que vous allez me prê-
ter... 240 roubles... Demain, j'ai à payer des intérêts
d'hypothèques.
La Cerisaie. 233
varia (effarée)
Il n'y a pas d'argent! Il n'y en a pas!
LIOUBOV
C'est bien vrai, je n'ai rien.
PICHTCHIK
Vous en trouverez. (7/ rit.) Moi, je ne désespère
jamais. Voilà, me dis-je, tout est perdu, te voilà fichu...
et tenez: un chemin de fer passe sur mes terres et... l'on
me paie... Bah! un de ces jours peut encore arriver
autre chose... qu'en sait-on! Dachenka peut gagner
200,000 roubles... elle a un billet de loterie.
LIOUBOV
Eh bien, j'ai fini mon café, l'on peut aller se reposer.
phyrse {donnant un coup de brosse à Gaïev;
d'un ton de réprimande).
Vous vous êtes encore trompé de pantalon ! Ah ! vous
donnez du mal aux gens, vous !
varia (à mi-voix)
Ania dort. (Ouvrant avec précaution la fenêtre.) Le
soleil se lève déjà. Il fait moins froid. Regardez, maman,
quels arbres magnifiques! Et l'air, mon Dieu! Les san-
sonnets chantent!
gaïev (ouvrant Vautre fenêtre)
Le jardin est tout blanc. Cette longue allée, ne l'as- tu
pas oubliée, Liouba? Elle s'en va droite, toute droite,
telle une lanière tendue, et au clair de lune elle est toute
brillante. T'en souviens-tu? Ne l' as-tu pas oubliée?
lioubov (regardant par la fenêtre).
Oh, mon enfance, mon enfance, ma pureté! C'est
234 Le Flambeau.
dans cette chambre que je dormais. D'ici, je contemplais
le jardin où, chaque matin avec moi, se réveillait mon
bonheur. Et le jardin était alors le même, rien n'y est
changé. (Elle rit de joie.) Oh, mon jardin! Il est toute
blancheur. Après l'automne morose, lugubre, l'hiver
glacé, te voilà à nouveau rajeuni, plein de béatitude.
Les anges célestes ne t'ont donc point abandonné... Ah!
si l'on pouvait arracher de mon âme, de mes épaules, ce
lourd fardeau ; si je pouvais oublier le passé !
GAÏEV
Oui, et quoique cela puisse sembler drôle, ce jardin
sera vendu pour dettes...
LIOUBOV
Regardez, notre défunte mère s'en va par le jardin...
en robe blanche (riant de bonheur) : c'est elle!
GAÏEV
Où? où cela?
VARIA
De grâce, ma petite maman!
LIOUBOV
Il n'y a rien; c'était un mirage. A droite, au tournant,
vers la gloriette, un petit arbre blanc, penché, ressemble
à une femme...
(Trofimov entre en uniforme râpé d'étudiant.
Il porte des lunettes.)
LIOUBOV
Quel jardin merveilleux ! Toutes ces cascades de fleurs
blanches, ce ciel bleu....
TROFIMOV
Lioubov-Andréevna (Lioubov se retourne et le re-
garde.) Je ne suis venu que pour vous saluer, puis je me
La Cerisaie. 235
retire. (// lui baise la main avec ferveur.) On m'avait
dit d'attendre jusqu'au matin, mais je n'y tenais plus...
(Lioubov le regarde, perplexe.)
varia (pleurant).
C'est Pierre Trofimov...
TROFIMOV
Oui, Trofimov, l'ancien précepteur de votre Gricha...
Suis-je donc tant changé?
(Lioubov l'embrasse et pleure doucement.)
gaïev (embarrassé)
Allons, allons, Liouba.
varia (pleurant)
Ne vous avais-je point demandé, Pétia, d'attendre jus-
qu'à demain?
LIOUBOV
Mon Gricha... mon enfant... mon fils!
varia
A quoi bon pleurer, petite mère, c'est la volonté de
Dieu.
trofimov (doucement, à travers ses larmes)
Voyons, voyons...
lioubov (pleurant doucement)
L'enfant s'est noyé, pourquoi, mon ami, pourquoi?
(à mi-voix.) Ania dort, et moi je fais du bruit, je cause à
haute voix. Et alors, racontez; comment allez-vous,
Pétia? Pourquoi avez- vous tant vieilli, enlaidi?
236 Le Flambeau.
TROFIMOV
En chemin de fer, une brave femme m'a surnommé:
le Monsieur décati.
LIOUBOV
Vous étiez tout jeune, alors, un gentil petit étudiant.
El maintenant, vos cheveux s'éclaircissent, vous portez
des lunettes. Est-il possible que vous soyez encore étu-
diant? (Elle se dirige vers la porte.)
TROFIMOV
Il est probable que je le resterai toujours.
lioubov (embrassant son frère, puis Varia).
Allons, il est temps de se reposer... Toi aussi, Léonide,
tu as vieilli.
pichtchik (la suivant).
Alors, tout le monde se retire... Oh, là, là! ma goutte!
Moi, je reste chez vous... Il me faudra, ma bien chère,
demain, à la première heure, 240 roubles.
GAÏEV
Celui-là ne connaît qu'une chose.
pichtchik
240 roubles... pour payer les intérêts de l'hypothèque.
LIOUBOV
Voyons, mon ami, mais je n'ai pas d'argent.
pichtchik
Je vous rembourserai, ma chère, c'est une somme insi-
gnifiante...
La Cerisaie. 231
LIOUBOV
Eh bien, Léonide vous la donnera... (à Gaïev.) Tu la
lui donneras, Léonide.
GAÏEV
Des deux mains, qu'il prépare ses poches!
LIOUBOV
Que veux- tu, donne-lui tout de même... Il en a be-
soin... il remboursera.
(Lioubov, Trofimov, Pichtchik et Phyrse
sortent. Restent: Gaïev, Varia et Yacha.)
GAÏEV
Ma sœur n'a pas encore perdu l'habitude de gaspiller.
(S'adressant à Yacha.) Eloigne-toi, mon vieux, tu sens
le poulailler.
yacha (avec un sourire ironique)
Vous n'avez pas changé, monsieur.
GAÏEV
Hein! (à Varia.) Que dit-il?
varia (à Yacha)
Ta mère est arrivée du village, elle t'attend depuis hier
à l'office.
YACHA
Qu'elle aille se promener!
VARIA
Oh, l'insolent!
YACHA
Mais elle aurait tout aussi bien pu venir demain. (//
sort.)
238 Le Flambeau.
VARIA
Maman n'a pas changé. Si on la laissait faire, elle dis-
siperait tout.
GAÏEV
Oui... (Silence.) Si, dans une maladie on donne trop
de remèdes, cela prouve simplement qu'elle est incura-
ble. Je réfléchis, je me torture le cerveau. J'ai de nom-
breux remèdes, même trop. Par conséquent, je n'en
ai pas un seul. Il n'eût pas été mauvais, par exemple,
de faire un héritage, ou de marier notre Ania à un
homme très riche, ou encore, d'aller tenter la chance à
Yaroslav, chez notre tante, la comtesse. Elle est excessi-
vement riche.
varia (pleurant)
Si Dieu pouvait nous venir en aide.
GAÏEV
Va, ne geins pas. La tante est riche, c'est vrai, mais
elle ne nous aime pas trop. Tout d'abord, ma sœur a
épousé un avocat et non un gentilhomme...
(Ania apparaît à la porte de sa chambre.)
Non un gentilhomme! De plus, l'on ne peut dire de sa
conduite qu'elle ait été exemplaire. C'est une femme
excellente, bonne, aimable, je l'aime beaucoup, mais,
même en admettant toutes les circonstances atténuantes,
il faut avouer qu'elle est vicieuse. Cela, on le sent dans
ses moindres mouvements.
varia (à mi-voix)
Ania est là.
GAÏEV
Hein? tu dis? (Silence.) C'est drôle, quelque chose
m'est tombé Tans l'œil, je n'y vois plus... Et jeudi, lors-
que j'étais au Palais de justice...
(Ania entre.)
La Cerisaie. 239
VARIA
Tu ne dors pas, Ania? Pourquoi?
ANIA
Je n'y parviens pas.
GAÏEV
Ma mignonne ! (lui embrassant la figure et les mains)
mon enfant... (très ému.) Tu es non seulement ma nièce,
mais mon ange; tu es tout pour moi. Crois-le.
ANIA
Mais oui, mon oncle. Tout le monde t'aime, t'estime...
mais, mon cher oncle, tu devrais te taire, rien que te
taire. Qu'as-tu dit tout à l'heure de ma mère, de ta
sœur? Pourquoi as-tu dit cela?...
GAÏEV
Oui, c'est vrai... (se couvrant la figure de la main
d'Ania.) En effet, c'est horrible, mon Dieu, mon Dieu,
sauvez-moi! Tantôt encore, j'ai tenu tout un discours
devant la bibliothèque; c'était stupide, je l'ai compris
seulement après.
VARIA
C'est vrai, mon petit oncle, vous feriez mieux de vous
taire. Taisez-vous, cela vaudra mieux.
ANIA
Et tu serais le premier à t'en féliciter !
GAÏEV
Je me tais. (Il embrasse les mains d'Ania et de Va-
ria.) Je ne parlerai plus... sauf des affaires. A ce propos,
jeudi, au Palais de justice, j'ai rencontré du monde. On
a causé de choses et d'autres, et il me semble qu'on
240 Le Flambeau.
pourrait bien me prêter sur lettre de change, afin de pou-
voir payer les intérêts à la banque.
VARIA
Si Dieu nous venait en aide !
GAÏEV
J'y retournerai mardi et j'en parlerai encore. (A Va-
ria.) Ne geins pas, je t'en prie! (A Ania.) Ta maman en
parlera à Lopakhine. Il ne lui refusera certainement pas...
Et toi, dès que tu te seras reposée, tu iras à Yaroslav,
chez la comtesse, ta grand'mère. Ainsi, en agissant de
trois côtés, notre affaire sera dans le sac,- nous payerons
ies intérêts, j'en suis convaincu. (S' envoyant un bonbon
dans la bouche.) Je te le jure sur mon honneur, sur tout
ce que tu veux. La propriété ne sera pas vendue. (Très
animé.) Sur mon bonheur, je te le jure. Voilà ma main;
si je laisse mettre en vente, tu pourras me traiter de
vaurien, d'homme infâme. Je te le jure de tout mon être.
ania (enfin calmée).
Que tu es bon, mon oncle! (l'embrassant.) Mainte-
nant, je suis tranquille, je suis tranquille, je suis heureuse.
phyrse (entrant, sur un ton de reproche).
Voyons, monsieur, décidément, vous n'avez pas honte.
Quand irez-vous dormir?
GAÏEV
J'y vais, j'y vais. Tu peux t'en aller, Phyrse. Pour
cette fois je me débrouillerai seul. Eh bien, les enfants!
Il faut aller faire dodo... Laissons les détails pour de-
main, et maintenant, au lit. (// embrasse Ania et Varia.)
Je suis l'homme des années 80... On ne vante pas cette
décade, mais néanmoins, je puis dire que j'ai eu beau-
La Cerisaie. 241
coup d'ennuis pour mes idées. Le moujik m'aime, lui, et
pour cause! Il faut le connaître, le moujik. Il faut savoir
de quel côté...
ANIA
Tu recommences, mon oncle.
VARIA
Taisez- vous, petit oncle.
phyrse (avec humeur)
Mais voyons, monsieur...
GAÏEV
J'y vais, j'y vais... Allez dormir...
Double bande au milieu! Je marque un point ! (// sort.)
(Derrière lui trottine Phyrse.)
ANIA
Me voilà tranquille. Je n'ai pourtant guère envie d'aller
à Yaroslav. Je n'aime pas la grand'mère, mais suis tout
de même rassurée. Merci à l'oncle. (Elle s'assied.)
varia •
Il faudrait aller nous coucher, allons... Tiens, j'ai oublié
de te raconter. En ton absence, il y a eu ici du méconten-
tement. Comme tu le sais, dans l'ancien office, n'habitent
que les vieux serviteurs: Ephimie, Pauline, Eustache
ainsi que Carpe. Et ne voilà-t-il pas qu'ils donnent asile
aux chemineaux! Moi, naturellement, j'ai laissé faire.
Mais n'a-t-on pas fait courir le bruit que j'avais ordonné
qu'on ne les nourrisse plus que de haricots, par avarice,
vois-tu... Et c'est toujours cet Eustache... C'est bien,
me dis-je, très bien. Si c'est ainsi, attends. Je le fais
appeler... (Elle bâille.) Le voilà... Comment, lui dis-je,
espèce... espèce d'imbécile... (regardant Ania.) Ma
16
242 Le Flambeau.
petite! (Silence.) Elle s'est endormie... (Elle prend
Ania sous le bras.) Allons faire dodo... au lit... allons...
(Elles se mettent à marcher.) Elle s'est endormie, la
mignonne. Allons...
(Quelque part, au loin, un berger joue du cha-
lumeau. Trofimov traverse la scène. En aperce-
vant Varia et Ania il s'arrête.)
VARIA
Chut... elle dort... elle dort... Allons, chérie.
ania (doucement, comme en rêve)
Je suis lasse... toutes ces clochettes... Oncle est gentil
et maman aussi...
VARIA
Allons, cher cœur, allons...
(Elles entrent dans la chambre d'Ania.)
trofimov (attendri)
Mon soleil! mon printemps!
Rideau.
(A suivre.)
Diptyque
i
Auguste Donnay, peintre wallon.
Auguste Donnay est à la fois peintre, poète et philo-
sophe. Il a parfois manié la plume avec humour; il a,
formulé aussi des considérations sur l'art, sérieuses et
intéressantes. Mais, avant tout, il est peintre. Sa pensée
méditative et contemplative le porte plus vers le paysage
que vers le portrait, vers le dessin des arbres, des plantes,
des routes blanches qui serpentent entre les bois et les
prairies que vers le dessin des figures. Il se complaît
dans l'admiration des sites paisibles où il a fixé sa vie.
L'Ourthe et sa vallée constituent son domaine. Il n'en est
guère sorti depuis qu'il a pris conscience de ses possibi-
lités et a entrevu son idéal. Il a longtemps erré avant
d'en arriver là, car il a débuté comme ouvrier peintre;
il a marbré des vestibules et imité des essences précieuses
sur du bois de sapin avant de faire de la peinture. Il
étudiait le soir, à l'Académie de Liège, tout en travaillant
de son métier pendant la journée. Dans sa classe, il avait
pour compagnons Emile et Oscar Berchmans, qui de-
vinrent l'un peintre, l'autre sculpteur, et qui l'amenèrent,
sans doute, dans les ateliers de décoration de leur père,
où il trouva du travail et où son talent précoce le
fit remarquer. Il avait déjà, à ce moment, décoré une
maison appartenant au père de cet artiste de talent si
fin et si personnel qu'est le graveur et peintre Rassen-
fosse. Il avait donc autour de lui des gens compréhensifs,
qui l'entouraient de sympathie. Il fut encouragé, et même
amicalement forcé, à prendre part à un concours d'aca-
244 Le Flambeau.
demie où il fut classé premier et qui lui valut une bourse
de voyage. Il s'en fut à Paris, vécut dans les musées et
parmi les collections, attentif et réfléchi comme toujours,
et, comme toujours aussi, modeste et timide. Il fut intro-
duit chez Alfred Stevens et présenté à Rops. Ce fut Rops
qui lui fit comprendre la nécessité absolue pour l'artiste
qui veut exprimer une idée de ne la présenter que sous
une forme parfaitement belle.
Mais de ces rencontres avec les maîtres de jadis et les
maîtres vivants, que reste-t-il dans l'art d'Auguste Don-
nay? Peu de chose. Aucune réminiscence n'y est indi-
quée. Cependant, le caractère de son style et de son inven-
tion permet de lui supposer une parenté artistique avec
Puvis de Chavannes et, d'autre part, la façon dont il
situe, dans les paysages mosans où il aime à vivre, les
épisodes familiers de l'enfance du Christ, le rapproche
du vieux Breughel qui nous a peint le Recensement de
Bethléem et le Massacre des Innocents parmi les maisons
à pignons dentelés de petits villages flamands. Ce sont
les seules affinités qui soient perceptibles dans cet art
d'une profonde et séduisante originalité. Affinités loin-
taines, du reste, et saisissables seulement dans la sim-
plicité et la noblesse de l'expression, et aussi dans l'adap-
tation de sujets sacrés à un cadre moderne, adaptation
réalisée sans effort parce que les aspects du pays sont
rendus dans ce qu'ils ont de plus essentiel, de plus carac-
téristique et, par conséquent, de plus immuable.
Le long de la rivière, toute bleue et jolie parmi tevS
champs et les groupes noirs des sapins, le rêve de l'ar-
tiste vagabonde. La ligne de l'horizon est douce, sans
arêtes brusques, sans cassures; les lointains sont pâles
et légers, les bois favorables à l'idylle. A quoi bon appeler
des figures là où la nature s'exprime si bien, toute seule,
en de multiples et délicates nuances! Donnay a traité
le plus souvent le paysage pour lui-même, sans chercher
à l'animer davantage, mais il l'a fait d'une façon neuve,
Diptyque. 245
inédite, bien différente de celle des autres paysagistes de
ce temps.
Donnay atteint sa soixantième année; il est sensible-
ment plus jeune que les promoteurs du mouvement qui
rénova, chez nous, la peinture assoupie dans l'ennui des
compositions historiques et du jus bitumineux, et qui fut
conduit par les Artan, les Boulenger, les Baron et le
groupe des maîtres qui les entourent. Il ne leur ressemble
pas. Mais il paraît avoir été intéressé par l'évolution artis-
tique qui se produisit en France vers le même temps,
et que domine, précisément, la grande figure de Puvis de
Chavannes. C'est plutôt de ce côté qu'a regardé ce Wal-
lon qui comprend si bien Breughel. Il y a, dans V Enfance
de sainte Geneviève, des fonds de paysage devant lesquels
le peintre liégeois a peut-être mieux compris par quels
moyens de style et de synthèse il pourrait parvenir, lui
aussi, à célébrer sa terre, la terre mosane. Lorsqu'il a
revu ensuite le pays pittoresque et charmant où il est né,
où son âme s'est lentement imprégnée de la douceur des
légendes et des croyances populaires, il en a saisi plus
intimement le goût discret et la nuance fine. Il en est le
poète aimant et délicat. Jamais, jusqu'à ce jour, le vieux
pays liégeois n'avait trouvé un pareil chantre. Jamais
son caractère et son aspect n'avaient été évoqués avec
autant de vérité et de tendresse. A part sa pléiade illus-
tre de musiciens qui, du xvme siècle jusqu'à nos jours,
n'a cessé de la rendre fière, à part aussi ses maîtres orfè-
vres du xiie et du xme siècle, Liège n'a jamais produit
d'artiste aussi absolument original et personnel. Il n'y a
pas d'école liégeoise: il n'appartient donc à aucun groupe
et ne peut être rattaché à aucune ascendance, car Blés et
Patenier sont les disciples des maîtres d'Anvers et d'Ita-
lie et ils ont travaillé au loin.
Donnay n'a pas eu de devancier. Il faut, d'ailleurs,
pour comprendre la couleur de cette contrée, un œil
extrêmement sensible et exercé. Les eaux, nombreuses
246 Le Flambeau.
et abondantes, centralisées par la Meuse, y font flotter
sans cesse des brouillards ténus, noyant d'une vapeur
bleue tous les lointains, et les panoramas que l'on
découvre du sommet de collines modérées ressemblent
un peu, avec leurs colorations apaisées, à de grandes
fresques décoratives. Cet aspect se confirme dans les
peintures de Donnay. Dans un cadre restreint, elles réus-
sissent à enclore un espace infini et un infini de rêve,
et quand elles se déploient sur une vaste surface, toutes
les variations du sol, des couleurs et du ciel s'y expriment.
C'est un de ces grands panneaux que Donnay expose
à la Triennale de Liège. Malgré l'importante participation
française, malgré quelques-uns des meilleurs artistes
belges représentés par des œuvres de choix, ce panneau
est l'œuvre capitale du Salon. Par sa composition, son
invention et son harmonie, c'est aussi une production
particulièrement représentative de l'artiste. Non pas que
certains tableaux antérieurs, plus petits, comme V Arrivée
à Bethléem, sous la neige, ne nous paraissent également
significatifs, mais celui-ci atteint à la haute synthèse
de la décoration monumentale: vaste paysage à la
perspective profonde, peuplé d'une famille de chè-
vrepieds, — les derniers de leur race, car ils ont volé
des livres aux hommes et commencent à les lire! — de
paysans, de blanches figures de princesses rêvant sous
la futaie, tandis qu'au loin passent la Vierge et saint
Joseph emmenant l'Enfant en Egypte, et, sur une route
écartée, saint Georges, monté sur un bon destrier, s'en
allant à la rencontre du dragon.
N'y aura-t-il jamais à Liège un édifice public sur les
murs duquel l'artiste qui s'est si étroitement assimilé
l'âme de son sol peindrait, par exemple, en grandes
pages poétiques et émouvantes, la légende pittoresque du
bon saint Lambert, patron de cette vieille cité, comme
Paris a fait peindre au Panthéon, par le maître qu'il
aimait et qui en était digne, la légende de sa sainte?
Diptyque. 247
Donnay a illustré des contes et des chansons du ter-
roir, il a commenté de ses dessins l'œuvre de Defrècheux,
mais son art franchit les bornes d'un particularisme
étroit. S'il est inspiré de la compréhension nouvelle et
juste d'une nature qui jusqu'ici n'avait pas trouvé d'inter-
prète aussi vrai, si c'est l'âme souriante et fraîche de
son pays qu^il a saisie et exprimée, il l'a rendue com-
préhensible à tous. Elle ne patoise pas; elle parle la
langue universelle du Beau, et pour la première fois la
Wallonie peut montrer à sa sœur flamande un peintre
qui lui appartient tout entier, et qui est aussi l'un des
plus grands artistes belges vivants. Mais les Liégeois
savent-il assez quelle est la valeur de l'artiste qu'ils pos-
sèdent et sentent-ils bien que, dans son œuvre, c'est leur
pays glorifié qu'ils retrouvent?
II
Ernest Wy liants, sculpteur flamand.
Ernest Wynants n'est pas un nouveau venu dans les
expositions. Il y avait fait quelques envois, déjà remar-
qués, lorsque vint la guerre. Et après la longue période
douloureuse d'effacement et de silence, il reparaît, mon-
trant pour la première fois un ensemble magnifique,
exposé d'abord à la Galerie Giroux, à Bruxelles, ensuite
au Salon de l'Art contemporain, à Anvers. Malgré l'at-
tention qui s'était attachée à ses débuts, ceci est une
révélation. Un nouveau grand sculpteur nous est né.
Pas plus que le peintre Donnay, Wynants ne se rat-
tache à quelque groupe. Sa formation a été lente et tar-
dive. Il a commencé par sculpter des meubles, et il avait
vingt-neuf ans lorsqu'il vint de Malines, sa ville natale,
s'inscrire à l'Académie de Bruxelles, où il passa trois ans
dans la classe de Van der Stappen. Ce n'est sûrement
pas celui-ci qui a pu l'influencer. Dans notre école, l'ar-
tiste dont il se rapproche le plus, tout en restant très
248 Le Flambeau,
•
différent d'expression et de style, c'est Rik Wouters.
Il a connu des reproductions d'œuvres françaises: des
Rodin, des Maillol, des Bourdelle, surtout, — mais il n'a
vu d'originaux que ceux qui figurèrent parfois à nos
Salons, car il n'a pas voyagé, il n'a fait qu'une brève et
toute récente excursion à Londres, et il va pour la pre-
mière fois se rendre à Paris où l'attire l'envie de con-
naître les modernes français.
Or, son art, tel qu'il le pratique actuellement, est déjà
parvenu à une très haute expression, en ne puisant qu'à
sa propre source. C'est un art vivant, dépouillé de for-
mule, et, comme celui de Donnay, son aîné, c'est un art
inédit. Si, au point de vue du métier, il rappelle quelque
peu Rik Wouters, il s'en éloigne par un souci particulier
de la grâce et de l'élégance de la ligne, par une aristocratie
un peu hautaine, et par un bizarre mélange de neuf et
d'archaïque, d'orientalisme et de raffinement occidental.
Où a-t-il pris cette saveur étrange? Il ne l'a pas trouvée
dans les hauts-reliefs, d'ailleurs puissamment pitto-
resques et mouvementés, du vieux maître Luc Faidherbe,
à Notre-Dame d'Hanswyck, à Malines.
Serait-ce dans des livres, dans des images de monu-
ments exotiques et anciens? Quelles lointaines hérédités
s'éveillent peut-être mystérieusement dans le cœur de
ce Flamand silencieux, aux yeux songeurs? Dans quelle
vie a-t-il connu l'Inde, et le Japon, et l'Egypte des vieilles
dynasties? Il n'est pas, . cependant, ce que l'on appelle
un archaïsant. Son œuvre n'est soumise à aucune défor-
mation systématique. Elle est humaine, sincère, chaste
et voluptueuse, et d'une incomparable noblesse plastique.
Elle est audacieuse parce qu'elle est absolument neuve,
et parce que, dans l'observation de la vie, elle va aussi
loin qu'elle peut, mais en résumant sa science pour con-
server sa spontanéité.
Les figures que sculpte Wynants sont presque toutes
des figures de jeunes femmes, de jeunes filles, d'adoles-
Diptyque. 249
centes, sveltes, nerveuses, robustes, élancées, et leurs
gestes, sans recherche factice, renouvellent le réper-
toire, forcément restreint, de la statuaire. Parfois aussi,
il choisit comme modèles des gamins de la rue, de pau-
vres gosses misérables et craintifs dont il commente, avec
une compassion émue, la souffrance et la déchéance.
Mais dans l'ensemble, son œuvre est heureuse, épanouie
comme une fleur éclatante, aux séductions inattendues,
qui n'évoquent en rien, chez ce sculpteur de race pure-
ment flamande, une parenté quelconque avec Jef Lam-
beaux, ce Jordaens de la statuaire moderne.
Au Salon d'Anvers, de même qu'à la Galerie Giroux,
la personnalité de ce talent jeune et fort s'affirmait par-
ticulièrement dans le groupe intitulé la Toilette de la
Princesse . Trois figures le composent : la princesse, jolie,
précieuse et distante, assise, la jambe repliée, comme
un Bouddha, la main levée en un geste hiératique, à peu
près nue, immobile et se laissant parer; derrière elle,
debout, la dame d'atours, coiffée à l'orientale, vêtue d'un
immense manteau aux plis majestueux, et belle comme
la Dame d'Elché, manie religieusement, avec discrétion
et sagacité, les onguents et les poudres; debout, à côté
de ces deux figures au charme énigmatique, une petite
esclave nue, portant un plateau chargé de boîtes et de
fioles, cambre son corps charmant, attentive aux rites qui
s'accomplissent. Elle vient de loin, cette petite esclave,
si fraîche et d'une chair si adorable. Elle se tenait ainsi
auprès des reines d'Egypte, et vous l'avez vue, figurée
par des artistes ingénieux en ses occupations de suivante,
sur les manches des cuillers à fard retrouvées dans les
tombeaux des Pharaons et de leurs femmes. Elle vient de
loin... par quelles routes?
La Toilette de la Princesse est une œuvre qui contient
plus que l'assurance de réussites futures. Elle est la réali-
sation d'un art déjà mûri, qui s'affirme dans le choix, le
groupement, l'exécution, et, surtout, la valeur déco-
250 Le Flambeau.
rative du sujet. Ces qualités exceptionnelles sont
attestées aussi par les autres sculptures de Wynants, sa
Naïade, notamment, et sa figure de V Abondance, une
jeune fille tenant en équilibre sur l'épaule un bâton aux
extrémités duquel sont suspendus des trophées de fruits
et de fleurs, et qui a le torse, un torse juvénile et ferme,
couvert d'une draperie fine, aérienne, transparente. Mais
deux autres figures ont un caractère singulièrement impo-
sant: ce sont celles qui symbolisent VOffrande à l'Ave-
nir. Deux jeunes femmes, l'une entièrement drapée,
l'autre ayant le torse nu, s'avancent d'un pas allongé; la
première porte sur la tët& une gerbe nouée et une chèvre
chemine auprès d'elle; la seconde, les bras baissés et
tendus par l'effort, tient devant elle une corbeille plate,
pleine de fruits. Les étoffes sont à la fois moelleuses er
légères, et leurs longs plis s'harmonisent à la cadence de
la marche. La construction de ces deux figures leur
donne une allure vraiment monumentale, mais leur
grâce reste toute féminine. Elles sont belles de formes et
de lignes ; voyez, dans la figure à la corbeille, la sensibi-
lité et la pureté du contour, depuis l'épaule jusqu'à la
pointe du pied gauche, et la splendeur radieuse du buste.
Faites pour être placées haut et vues de loin, ces statues
ont les yeux grands ouverts et saillants, afin que leur
regard, à distance, ne se perde pas dans l'ombre creusée
de l'orbite. Et ces grands yeux lumineux accentuent l'ex-
pression grave et passionnée des visages.
L'Offrande à l'Avenir! Ernest Wynants a payé, par
cette offrande, son tribut aux divinités qui connaissent
le secret des aubes prochaines. Ses porteuses de présents
marchent devant lui de leur pas rythmé; elles le pré-
cèdent vers les destins qui l'attendent et qui lui seront
heureux, car leur grâce victorieuse les a, dès à présent,
conquis- Marguerite Devigne.
Axel
La Voix
Dans le calme du soir que trouble seul le bruit
Du jet d'eau sanglotant au marbre de la vasque,
La lune a découvert sa face qui reluit,
Comme une belle, après le bal, ôte son masque.
L'éventail de la brise éparpille dans Voir
Les parfums alanguis des roses endormies.
La paix de l'heure passe et prend, sous ce ciel clair,
Tous les cœurs fatigués entre ses mains amies.
Et dans cette douceur et ce recueillement
La voix du beau chanteur s'élève, fraîche et pure.
Hésitante d'abord, elle dit mollement
La phrase mélodique achevée en murmure;
Puis, comme en un coup d'aile, elle monte, enlevant
Les traits savants sertis dans les rythmes bizarres;
Elle s'enfle, elle plane et mêle dans le vent
Le timbre de la cloche et l'éclat des fanfares ;
Elle ondule, elle fuit: c'est l'eau d'un lac changeant
Ses vocalises font des dessins de dentelles ;
Elle est de flamme, elle est de velours et d'argent;
Elle part en fusée et roule en cascatelles.
252 Le Flambeau
Elle va déteignant, laissant traîner encor
Quelques notes d'adieu qui s'égrènent chacune
Comme, d'un fil brisé, dans une coupe d'or,
Des perles de cristal tombant une par une...
1908.
Le Verre et la Tasse
A Venise, un verrier, maître d'art, fit un jour
Ce verre de cristal ambré, veiné de rouge
Et pailleté d'or fin qui semble, tour à tour,
Une fleur qui s'incline, une flamme qui bouge.
Le pied trop frêle porte un calice profond,
Comme un lys jaune sur sa tige trop chargée.
La lumière, à travers, court, s'irise et se fond,
Et l'eau que l'on y verse en vin paraît changée.
A Sèvres, l'autre siècle, un homme a façonné
La tasse que voici d'une pâte si tendre
Que l'ongle y laisse un trait, et d'un ton bleu fané
Que le temps, sans égard, couvre d'un peu de cendre.
Une ronde d'Amours soutient comme un miroir
Le médaillon où rit une dame poudrée
Et sur les bords, cernés d'un filet or et noir,
Une grecque circule, à moitié dédorée.
Ces deux objets, dit-on, sont sans prix. Toutefois
Le verre de Venise et là tasse de Sèvres
N'ont pour moi de valeur que parce qu'autrefois
Il les a consacrés au contact de ses lèvres.
1913.
Axel. 253
L'Insulinde
C'est un grand navire aux flancs peints en noir,
Le plus fin coureur de toute la flotte.
Sans pâlir, jamais je n'ai pu le voir...
Rouge, blanc et bleu, son pavillon flotte.
Il porte à l'avant, sculpté dans le bois,
Un visage étrange et charmant de femme
Qui semble pleurer et rire à la fois...
Il file onze nœuds et tient bien la lame.
Le vent qui renvoie au pont ruisselant
Le panache roux des trois cheminées,
Mêle à l'air salin le subtil relent
Des choses d'Asie emmagasinées.
Avec des trésors comme cargaison
Il a fait cent fois la route de l'Inde,
Malgré la tempête ou sous le mousson.
Il porte un beau nom d'orgueil: Hnsulinde.
// a si souvent emmené là-bas
Le bien le plus cher que j'avais au monde,
Il me l'a tant pris que je ne peux pas
Le voir sans sentir ma haine qui gronde.
Et ces matelots qui chantent en chœur,
Le ronflement sourd de ces trois hélices,
La cloche du bord, tout fait à mon cœur
Le plus raffiné qui soit des supplices.
Il a levé l'ancre à la fin du jour.
On le voit encore au tournant du fleuve
Et déjà mon cœur attend son retour...
Le soleil s'éteint et je me sens veuve.
254 Le Flambeau,
La couchette étroite où dort mon ami,
La haute dunette et V énorme cale
Passent sous mes yeux fermés à demi...
Mon rêve suivra, d'escale en escale.
Et comme un instinct me V avait crédit,
Pavillon en deuil, d'une île lointaine
Il est revenu, le bateau maudit,
Il est revenu... sans le capitaine!
1914,
L'Arbre
Sous la lumière oblique et diffuse des mois
D'automne, la nature a nuancé les bois
De tes tons violets et roux, chers aux artistes...
Et, la main dans la main, nous marchons pas à pas,
Sans parler, car nos cœurs s'entretiennent tout bas.
Nous sommes très heureux et, partant, un peu tristes,
« Regardez là, me dit soudain mon compagnon,
Ce coin exquis de paysage du Japon •
Sur le fond de ce lac de jade un arbre plaque,
Sans perspective, en éventail, ses branches d'or;
Le bleu nacré du ciel complète ce décor...
Quel merveilleux sujet pour un coffret de laque!
Imaginez un grand lotus rose, un jet d'eau,
Le vol d'une cigogne et qu'au loin c'est Yedo,
Et, dans cet air léger, laissez flotter votre âme. »
Je contemple, charmée, et je vois ce qu'il vit.
Une femme s'approche et, curieuse, dit:
— (( Que regarde-t-on là ?
— Mais, cet arbre, Madame. »
Axel. 255
Elle n'a pas compris et s'éloigne... Celui
Qui me montrait l'arbre et le lac dort aujourd'hui
Sous le poids éternel de son tombeau de marbre.
Vivante, j'ai traîné mon cœur mort vers l'exil;
Au bord de l'eau, là-bas, peut-être l'arbre a-t-il
Aussi péri... Mais moi, je verrai toujours l'Arbre.
1920.
La Mémoire
Nous sommes plus mêlés l'un à l'autre aujourd'hui
Que le mercure et l'or réduits en amalgame,
Et l'on ne peut pas plus me séparer de lui
Que l'arbre de l'êcorce et que l'air de la flamme.
La mort sournoise a fait en vain le sombre jeu
De laisser retomber sur lui la morne porte;
J'ai prolongé sa vie avec la mienne un peu :
Il ne sera bien mort que quand je serai morte.
Je suis le grain d'encens fumant sur son autel,
La châsse de vermeil, le vivant reliquaire
Où dort splendidement son beau cœur immortel;
Je suis la lampe d'or au fond du sanctuaire;
Je suis toutes les fleurs qui se fanent devant
Son image présente et sa tombe lointaine,
Et les pleurs de mes yeux coulent dorénavant
En son honneur, ainsi qu'une amére fontaine.
Je suis le lin du drap dont on fit son linceul,
Le bois de son cercueil, la dalle de sa tombe
Et j'ai muré mon âme, afin qu'il soit moins seul,
Dans ce définitif silence où tout retombe...
256 Le Flambeau
Son cœur mort et le mien tiennent au même fit;
Il est ma longue nuit, ma ténébreuse aurore...
Mon cerveau défaillant même Voubliât-il
Que mon sang et ma chair s'en souviendraient encore.
L'oublier! Si je peux, âme usée et corps las,
Commettre enfin la faute indigne et sans seconde,
Je sais que, pour la perte effroyable du monde,
Le soleil de demain ne se lèvera pas !
1921.
MlSSIE NlZAL.
Toponymie politique
La toponymie, cette austère science des noms de lieux,
dont l'existence devrait s'écouler, unie comme un miroir,
dans le cabinet des hommes d'étude, n'est malheureuse-
ment pas à l'abri des passions humaines, et on la voit
quelquefois, abandonnant les sphères sereines de l'éru-
dition pure, se mettre au service de la politique : alors,
qu'elle soutienne d'ambitieuses visées, qu'elle satisfasse
de légitimes ressentiments ou qu'elle traduise de chaleu-
reuses sympathies, elle sort également de son rôle, et il
convient de l'y faire rentrer.
C'est particulièrement depuis 1914 que l'on a pu con-
stater semblables erreurs, dues à la politique brutale des
Allemands et aux réactions qu'elle a inévitablement
amenées.
Les Polonais et les Alsaciens-Lorrains ont eu tout spé-
cialement à souffrir de la manière forte chère à Berlin
et, faut-il le rappeler, ils ont vu employer contre leur
volonté de survivre en tant que groupes nationaux toutes
les ressources de l'administration prussienne, c'est-à-dire
d'une bureaucratie aussi tracassière que tyrannique. On
connaît les incidents, comiques quelquefois, tragiques le
plus souvent, de la lutte à outrance qui s'est livrée, sur le
terrain linguistique, en Pologne et en Lorraine.
Des moyens multiples employés par les Prussiens pour
faire disparaître, pour extirper de leurs « marches » de
l'est et de l'ouest la langue polonaise et la langue fran-
çaise, je ne veux signaler ici que la méthode à laquelle
ils ont eu recours pour effacer de la carte de la Lorraine
tout nom de lieu qui ne fût pas germanique.
Depuis 1871, les Allemands avaient cherché à évincer
17
258 Le Flambeau.
de Lorraine toute une série de noms français ; pendant la
grande guerre, c'est la germanisation en bloc de tous les
noms d'endroits habités qu'ils ont poursuivie dans ce
pays. Celles d'entre ces localités qui n'étaient pas
éloignées de la frontière linguistique connaissaient souvent
un doublet allemand de leur nom, usité dans les régions
s'étendant à l'est de. la frontière : la germanisation fut
donc aisée, là, ... au moins sur le papier.
Par contre, d'autres n'avaient jamais vu leur nom traduit
en allemand. Ce détail n'était pas fait pour arrêter ou
même simplement embarrasser une administration prus-
sienne : docteurs en philologie et archivistes furent appe-
lés à la rescousse, et, travaillant sur les vocables relevés
dans les anciens documents ou ouvrant simplement leur
Franzôsisch-Deutsches Wôrterbuch (dernière édition),
ils eurent tôt fait de fabriquer de toutes pièces, sur com-
mande, les appellations germaniques désirées.
Leurs méthodes de travail apparaissent clairement dans
les cartes du front alsacien-lorrain publiées pendant la
guerre par Paasche (1).
Certaines des traductions fournies avaient été faciles à
trouver, au moins pour le suffixe.
Les -court devinrent naturellement des -hofen; Secourt
se vit changer en Unterhofen, Flocourt en Flodoalshofen,
Bacourt en Badenhofen.
Les -ville et les -villers se muèrent en -weiler : Juville
en Juweiler, Morville en Morsweiler, Villers en Nieder-
weiler; on n'abusa cependant pas du weiler — avec son
ancêtre villarium, ce suffixe avait certainement un relent
trop prononcé de gallo-romanisme — et l'on fit appel,
pour certains -ville, au germanique heim : Foville, Thi-
monville, Laneuveville, firent place à Folkheim, Thim-
menheim, Neuheim-in-Lothringen .
(1) Paasche* s Spezialkarten der Westfront. Verlag von Paasche
u. Lux in Stuttgart; voir, plus spécialement, les feuilles 8 (Saint-
Mihiel) et 9 (Château-Salins).
Toponymie politique. 259
Vuîmont et Marimont se transformèrent en Wulberg et
Môrsberg, Richevalen Reichental.
La terminaison -y devint -ich ou ach: Arry, Arrich;
Ancy, Anzig; Orny, Ornach; Remilly, Remelach. C'était
en somme assez logique : le suffixe gallo-romain -acus
a donné régulièrement -y en français, -ich et -ach en
allemand. Seulement, la moindre trace d'ascendance cel-
tique ou latine étant pénible à avouer, la terminaison
-ingen, si purement echtdeutsch, fut mainte fois préférée
à -ich et à -ach; aussi Verny, Béchy, Lucy, se la dispu-
tèrent-ils à l'envi, pour s'écrire désormais Werningen,
Bechingen, Lixingen.
En soi-même, la substitution de V ingen germanique
à un y français, ancien -acus, peut fort bien se justifier,
toponymiquement parlant, car elle s'est constatée ailleurs
que dans un laboratoire de savant allemand ; mais le pro-
cédé a été poussé si loin en Lorraine qu'il a abouti à pro-
duire des monstres : tel, ce Paningen inscrit sur la carte
pour Pagny. Or, une graphie du xve siècle, Pargney, fait
de cette localité, sans conteste possible, un ancien Pater-
niacum, dont la germanisation ne pouvait donner que
Patternich, Petternich ou Pattern.
Mais il y a mieux encore. Cet ingen était si cher à nos
fabricants de toponymes qu'ils en ont mis partout, l'appli-
quant induement aux termes les moins germaniques :
Puzieux, dont les graphies anciennes Puisuil, Pui-
sieux (1195), Puisuel (1230), nous mènent en droiture à
un Puteolum gallo-romain, prit le faciès élégant de
Pûschingen; Pommérieux, Pomeriolum en 1049, frère en
latinité des Pommerœul hennuyer et cambraisien, reçut
l'incolat teuton sous la forme PommeringenI
Nos toponymistes n'ont pas reculé devant les traduc-
tions intégrales : Coin-les-Cuvry est désormais Kubern-
eck; Coin-sur-Seille, Selzeck; Aulnois, Erlen; Chenois,
Eichendorf; Fresnes, Eschen. La traduction d'un nom
celtique ne les a pas arrêtés davantage : Novéant, qui
260 Le Flambeau.
signifie en gaulois « Nouvelle Cité », s'est germanisé en
Neuenburg; c'est exact, linguistiquement parlant.
Pas un nom ne trouve grâce : Salonnes, l'ancien Salona,
devient un industriel Salzdorf; le joli nom de Dieuze se
mue en un solide Duss; par contre, Plaine s'adoucit en
Bien : vous savez, le Germain n'a jamais tenu essentielle-
ment à distinguer le B et le P.
Les Allemands ne se contentèrent pas de camoufler les
noms français des localités lorraines; leur sollicitude
s'étendit également à d'autres régions : V Illustration a
reproduit une carte de la région de l'Aisne trouvée dans
les bagages d'un de leurs officiers : ce docte universitaire
avait utilisé ses loisirs de tranchées à traduire en sa langue
jusqu'au dernier des noms de villages et de fermes du
pays, à commencer par Château-Thierry, promu à la
dignité de Dietrichsburg.
La Belgique, également, a joui du même honneur. La
Karte des Generalgouvernements Belgien, publiée par le
professeur Dr J.-J. Kettler, est à cet égard des plus instruc-
tive à consulter pour qui veut se convaincre des projets
d'annexion que la Prusse nourrissait à notre endroit (1 ) :
en pleine Wallonie s'étalent des noms allemands, tra-
hissant tout un programme : ce programme, vous savez,
dont les journaux allemands ont parlé à diverses reprises
pendant l'occupation de la Belgique et qui consistait à
laisser dix années aux Wallons pour vider les lieux ; ainsi
nos fertiles campagnes seraient-elles prêtes à recevoir les
bons colonisateurs d'outre-Rhin.
Cette germanisation de nos noms de lieux ne s'était
encore opérée que sur une petite échelle, mais ce n'était
évidemment qu'un début, ô combien prometteur! Cette
première fournée suffit d'ailleurs à nous renseigner à la
(1) Très significative à ce point de vue est une petite carte, donnée
en annexe, où toute la Belgique actuelle, le Limbourg hollandais,
le Grand-Duché et une partie de la Lorraine sont indiqués comme
autrefois allemands, perdus entre 1789 et 1866 (ehemals deutsch,
verloren zwischen 1789 und 1866).
Toponymie politique. 261
fois sur les visées poursuivies et sur la méthode adoptée
pour le travail.
La méthode est, en somme, celle dont nous avons
constaté l'application en Lorraine.
Tout d'abord, l'emploi du précieux ingen. Dans le
Hainaut, Tintingen, Lessingen, Hussingen, Gottingen,
Heppingen, remplaceront désormais Taintegnies, Les-
sines, Huissignies, Gottignies, Heppignies; en Brabant,
Ottingen et Gendringen désignent Ottignies et Jandrain.
Dans le Namurois, Havelange est noté Havelingen; par
contre, Pussemange m'a procuré une profonde désillusion,
car je comptais bien le voir traduit par Pùssmingen : il
faut croire qu'on s'est défié. Dans le Luxembourg, citons
la localité de Wadingen (On), au sud-ouest de Marken
(Marche), et Tintingen, jusqu'à présent Tintigny.
Comme autres germanisations de suffixes, relevons
Markeghem et Oleghem, pour Marquain et Ollignies;
Molembeek, pour Molembaix; Stambrûgge, pour Stam-
bruges; Marienburg, pour Mariembourg ; Steinberg, pour
Stembert.
Les -ich ne manquent naturellement pas : Gossenich,
Gosselies; Annich, Oignies; Hardich, Hardigny ; Sulzig,
Suxy; Wichterich, Witry. En fait d'-ach, mentionnons
Bertnach, Bertogne, créé de toutes pièces sur le modèle
Bastnach, Bastogne (1).
A propos de suffixes, il me faut encore signaler le
traitement appliqué au nom de la fontaine spadoise bien
connue, La Géronstère, qui devient — qu'en dira M. Fel-
ler, notre spécialiste es ster? — Gerunstat.
En général, si nombre de ses germanisations nous font
sourire, la carte du gouvernement général de Belgique
(1) Notre administration bilingue nous avait déjà, avant la guerre,
gratifié d'une forme artificielle flamande, Bastenaken, que de Dynter
avait bien employée en 1412 et 1413, mais que je n'ai plus rencontrée
depuis; nos toponymistes officiels avaient opéré, je pense, en se
basant sur Jodoigne = Geldenaken.
262 Le Flambeau.
n'est pas tombée dans les grossières erreurs qui ornent
la carte Paasche pour la Lorraine. Hésitant à traduire de
toutes pièces des noms wallons (1 ), si ce n'est pour Lang-
feld, Longchamps-en-Ardenne, et pour Neueriburg, Neuf-
château, elle se contente d'accommoder à l'allemande,
avec plus ou moins de bonheur, les formes fournies par
d'anciens textes.
Ces graphies d'autrefois sont empruntées au livre de
Kurth, La Frontière linguistique en Belgique et dans le
Nord de la France (2) ; c'est ce que prouvent, à n'en point
douter, les emprunts suivants, qui reproduisent, sans rien
y changer, d'anciennes formes notées dans cet ou-
vrage (3) : Funderlo (840), pour Pont-de-Loup ; Meleng
(1208), pour Mellet; Metting (xe siècle), pour Mettet;
Gladuns (1143), pour Glons; Richeim (888), pour Re-
chain; Lernau (xne siècle), pour Lierneux.
Enfin, dans une dernière catégorie peuvent être rangés
les noms, également empruntés à Kurth, que l'on a
quelque peu modifiés, aux fins de leur donner une allure
décemment allemande, par exemple : die Samer, pour la
Sambre (Samer a, en 840) ; Amen, pour Amay (Ama~
nium, en 636) ; Kuben, pour Couvin (Cubinium, en 871) ;
Bulen, pour Bouillon (Bulon, Bulonium, en 1094).
(1) Elle n'a pas recueilli le nom de Frankenfeld, qui était peint
sur la station de Francorchamps, pas plus qu'elle n'a adopté les
formes Spaa et Sart bei Spaa (Neu-Deutschland) dont j'ai pu con-
stater l'emploi.
(2) Publié en 1896 et en 1898, dans le tome XLVIII des
Mémoires couronnés (in-8°) de l'Académie royale de Belgique. Pen-
dant l'occupation, ainsi que me l'a déclaré un des principaux libraires
de Bruxelles, cet ouvrage faisait prime: nous savons maintenant
pourquoi.
(3) Un autre travail a encore servi pour l'élaboration de la carte
de la Belgique allemande: pour la région du Luxembourg belge lon-
geant la frontière linguistique, on a consulté la notice de N. Warker,
publiée chez Perthes, à Gotha, en 1909: Die deutschen Orts- und
Gewdssernamen der belgischen Provint Luxemburg.
Les dates que je donne entre parenthèses sont celles des mentions
relevées par Kurth.
Toponymie politique. 263
Pour certains de ces vocables, la préoccupation qui a
présidé à leur dénaturation saute aux yeux ; en changeant
Bertrix en Bertrich, Longlier en Lengeler, Comblain-au-
Pont en Komblenz, Esneux en Astenet, on a évidemment
voulu fournir aux pangermanistes un argument de plus à
ajouter à tous les documents irréfutables déjà rassemblés :
où était, même dans le clan le plus modéré, l'Allemand
qui n'aurait pas conclu de piano aux droits imprescrip-
tibles de l'Empire sur des régions où il constatait la pré-
sence de noms identiques, absolument, à ceux des localités
germaniques de Bertrich, de Lengeler (au sud-est de Viel-
salm), de Koblenz, d'Astenet (près d'Herbesthal) ?
Si beaucoup de ces germanisations sont bien réussies,
au point de vue purement morphologique et en admet-
tant que les formes données par Kurth eussent évolué
en terre allemande, que dire, par contre, du procédé
consistant à transporter en plein xxe siècle, tel quel, sans
tenir le moindre compte de l'évolution phonétique, un
Funderlo frais émoulu d'un diplôme de 840, ou un Wa-
dingo (On), qui avait déjà perdu sa dentale dès 1131
(Woens)?
Invinciblement, à constater ce mélange de conscien-
cieuse érudition, de lourdes erreurs, de pangermanisme à
la fois naïf et sournois, on évoque le héros de Hansi,
M. le professeur Knatschké, et ses doctes annotations sur
la toponymie de Paris.
Son explication « Gare de l'Est », ce qui se prononce
Kardlàst, ne faisait-elle pas prévoir le Bien = Plaine de
la carte de Paasche?
Et ses commentaires au sujet du boulevard St-Germain,
comme ils nous préparent bien aux arrangements : Coin-
sur-Seine = Selzeck; Chenois = Eichendorf ; Salonnes =
Salzdorf : « Nous nommerons ce boulevard (prononcez
Bulhvart Sângschermdng) le St-Germanus-Bollwerk ou,
plus simplement, le Boulevard Germanique, soit Deut-
sches-Bollwerk ; on y trouve l'église de St-Germain-des-
264 Le Flambeau.
Prés : St-Germanus-auf-den-Wiesen (ne pas confondre
avec St-Germanus in der Milch, St-Germain en Laye) . »
Pour les Tuileries, le Bois de Boulogne, Montmartre,
la germanisation en est tout aussi aisée, et le résultat
non moins frappant : Ziegeleien, Bolonesisches-Holz,
Marderberg.
Cependant, concède Knatschké, « on trouve bien
quelques noms, tels que Clichy, Rochechouart, qui se
laissent difficilement traduire. Nous n'avons, tout simple-
ment, qu'à les remplacer par des dénominations alle-
mandes, comme nous l'avons fait pour les noms de lieux
en Alsace (par exemple Schnierlach, en remplacement de
Lapoutroie), et il faudra bien que les Parisiens s'y accou-
tument. »
J'avoue qu'avant la guerre j'en voulais à Hansi, lui
reprochant de desservir une cause juste par des exagéra-
tions par trop outrées ; je dois maintenant lui faire, publi-
quement, d'humbles excuses, car j'ai reconnu qu'il n'a
rien inventé : d'autres que Knatschké ont traduit Les
Folies Bergères par Die Schàferischen Verrûcktheiten.
Malheureusement, les Allemands n'ont pas gardé le
monopole de ces folies... toponymiques : le Grand-Duché
de Luxembourg et notre pays même en sont atteints à
leur tour.
A Luxembourg, c'est dans V Indépendance luxembour-
geoise que nous voyons opérer un néo-toponymiste,
auquel sa haine du boche et son admiration pour le glo-
rieux poilu ont inspiré la francisation des noms de lieux
de son pays. Il n'y va pas de main morte, croyez-le bien,
qu'il se borne à accommoder des vocables luxembourgeois
à la française, ou qu'il les traduise purement et sim-
plement.
Il a commencé par se documenter dans les textes romans
du moyen âge, ce qui lui a fourni un premier lot de topo-
nymes franco-luxembourgeois : Esch devient Aix; Re-
mich, Ramur; Echternach, Epternay; Beckerich, Béton-
Toponymie politique. 265
gîise; Vianden, Vienne-le-Château. Toute la famille des
Burg- Alt-, Grau- et Junglinster a fait peau neuve et
apparaît transformée en autant de Lincières : le Château,
le Vieux, le Gris et le Jeune.
Les anciennes chartes ne donnaient naturellement pas
toutes les formes romanes recherchées : on a donc égale-
ment eu recours, tantôt à la traduction intégrale, tantôt à
la simple romanisation des formes germaniques.
C'est ainsi, par exemple, que les faubourgs de Luxem-
bourg ont pris une allure absolument parisienne : Lim-
pertsberg, Grund, Pfaffenthal ont fait place à Mont-Saint-
Lambert, Fondville, Val-des-Clercs ; dans les environs,
La Poudroyé, ex-Pulvermûhl, La Chapelle, ex-Capellen,
La Neuvillette, ex-Neudorf, sont destinés à donner à la
région un air tout à fait Ile-de-France.
D'autre part, Bourscheid s'est humanisé en Bour cette,
Flaxweiler en Flauvillers, Wasserbilig en Billy-sur-Eau.
S'il s'est également buté à d'embarrassants Clichy et à
de troublants Rochechouart, s'il n'a pas osé traduire
Colmar et Schlindermanderscheid, le toponymiste luxem-
bourgeois n'a toutefois hésité que rarement; aussi nous
a-t-il gratifiés de noms qui demanderaient à être justifiés ":
Esnes-sur-Moselle, pour Ehnen, La Clédechère, pour
Kockelscheuer, nous laissent perplexes. Quant à Pontalize
— ne cherchez pas, c'est Ettelbruck — il faut encore
prouver que la localité tient son nom de l'Alzette (Ali-
sontia) qui l'arrose.
Certaines de ces transformations sont drôles : Haute-
Trèves, pour Alttrier, qui n'est qu'un ancien Alt-Driesch ;
Brême-le-Guê, pour Stadtbredimus, autrefois Bridenes
sur la rive (Stade), par opposition à Waldbredimus ;
Lintigny, pour Lintgen, bien que ce dernier nom vienne,
par l'intermédiaire Linche, d'un ancien Linnich, c'est-
à-dire d'un Liniacum gallo-romain : Lintgen, frère luxem-
bourgeois de nos Lennick, devrait donc se romaniser en
Ligny.
266 Le Flambeau.
Citons, pour finir, une perle : Saint-Valère, pour Sand-
weiler, qui est cependant un authentique Villarium. Evi-
demment, notre toponymiste a lu l'histoire de Saint Zig,
et a voulu donner un pendant à ce pieux personnage, dont
voici les authentiques avatars, relatés par E.-T. Hamy, de
l'Institut.
A Sinzig, entre Bonn et Coblence, on conserve dans
l'église une sorte de momie, qui n'est autre, d'après la
légende, que le corps desséché d'un personnage mort en
odeur de sainteté, connu sous le nom de « Saint Bailli »
et exhumé du cimetière local, il y a deux siècles et demi.
Cette relique rhénane eut l'heur d'enrichir la langue fran-
çaise d'un mot nouveau, dans de curieuses circonstances.
Réclamée à Paris, en l'an V, par les fondateurs du Musée
des Antiques, convaincus qu'il s'agissait d'une vraie« mo-
mie d'Egypte », elle leur fut expédiée sur une charrette;
en cours de route, ses conducteurs la montrèrent pour de
l'argent, sous l'étiquette de « Saint Zig, ramené d'Alle-
magne ». A son arrivée à Paris, les directeurs du Muséum
la trouvèrent un peu... jeune, et elle fut installée dans le
bâtiment de l'anatomie comparée; pendant dix-sept ans,
Saint Zig, en style plus familier « le Zig du Muséum »,
reçut la visite de tout Paris, puis repartit pour le Rhin ;
son souvenir ne périt cependant pas tout entier en France,
car son nom, trouvé très drôle et adopté par le peuple
parisien, continua à avoir cours, dans une acception très
peu Muséum, il faut bien le dire.
Mais quittons la toponymie amusante, pour en revenir
à la toponymie politique. Il nous reste, en effet, après
avoir relevé l'erreur dans laquelle sont tombés les Alle-
mands et certains Luxembourgeois du Grand-Duché, à
signaler chez nous-mêmes l'apparition de cette fâcheuse
tendance.
Nos administrations communales étaient déjà entrées
dans cette voie, en débaptisant de tous côtés rues et places
portant des noms, de pays ou de personnages « cen-
Toponymie politique. 267
traux », que l'on avait assez vus. Evidemment, la mesure
doit être approuvée, en principe, mais encore convien-
drait-il de l'appliquer avec une certaine modération : ne
plus pouvoir supporter la vue d'une plaque portant Rue
Impériale, c'est certainement faire preuve d'idées saine-
ment démocratiques, mais c'est en même temps, disons
le mot, tomber dans le patriotisme sentimental.
Faut-il insister sur les inconvénients de cette intrusion
de la politique dans la toponymie? Les hommes passent;
les grands courants des sympathies nationales changent
de direction ; ne regrettera- t-on pas, un jour, d'avoir donné
tel ou tel nouveau nom ?
Qu'il s'agisse de rues ou de places, passe encore, bien
que ces changements d'appellation présentent toujours
des inconvénients pour les habitants du quartier. Mais
il semble que l'on veuille s'en prendre, maintenant, aux
noms de nos localités.
Ouvrez le dernier Indicateur officiel des Trains de
l'Etat belge et vous y trouverez, sur la ligne Battice-
Welkenraedt, une station du nom de Plombières. Si, intri-
gué par l'apparition de ce vocable, très joli d'ailleurs, vous
vous informez, vous apprendrez que c'est le nouveau nom,
officiel, de Bleyberg. Eh bien, reconnaissons-le franche-
ment, on est entré, ce faisant, dans une voie où l'on ne
pourrait persévérer sans tomber dans le même travers que
les Allemands.
L'embarras dans lequel ce changement laisse le voya-
geur pressé, qui ne trouve plus Bleyberg dans la table
alphabétique de son guide, n'est naturellement pas grave;
par contre, s'imagine-t-on que les vieux habitants de
l'endroit, fidèles aux traditions, ne regrettent pas l'abo-
lition d'un nom que leurs lèvres ont prononcé avec piété
depuis leur plus tendre enfance?
Et puis, dites-moi, que prouvent ces changements de
noms, quelque compréhensible que soit l'intention qui
les a provoqués? Parce que l'on dira Mont-Saint-Lam-
268 Le Flambeau.
bert au lieu de Limpertsberg, Plombières au lieu de
Bleyberg, changera-t-on quelque chose au fait que la
population de ces localités parle un idiome germanique?
Pour être logique, ne devrait-on pas romaniser de même
les noms germaniques de la région d'Arlon, transformer
Sterpenich en Sterpigny, Toernich en Tournai? Sans
aller même jusque-là, ne s'est-on pas demandé si la
mesure prise pour Bleyberg n'a pas inutilement froissé
les Arlonais et leurs voisins, chez lesquels l'emploi du
patois luxembourgeois ne tempère en rien l'ardeur de
leur patriotisme belge?
Mais il suffit; j'en ai dit assez, j'espère, pour faire
apparaître une nécessité pressante : ne nous laissons pas
entraîner par l'un ou l'autre courant d'opinion, peut-être
passager, jusqu'à entamer un patrimoine qui devrait
rester intangible : les noms de lieux que nous ont légués
nos ancêtres.
Jules Vannérus.
Middle âges ail round
Le Fidèle abonné.
L'abonné, tranchant, grinçant, contondant qui est la
hache de notre érudition, le pilon de notre ironie et la scie
de notre existence, l'abonné qui ne prend le Flambeau
que pour le moucher et qui lit nos articles dans le dessein
avoué d'y glaner erreurs et bévues, l'abonné plus sévère
que le « pion » du Pourquoi pas ? l'abonné que la dernière
génération classique eût appelé un Aristarque, l'abonné,
dont nous ne pouvons même espérer qu'il se désabonne,
puisqu'il jouit d'un service gratuit pour avoir aidé la
presse clandestine sous l'occupation, l'Abonné fidèle, en
un mot, entra chez nous, d'autorité.
— Messieurs, dit-il, je viens pour une réclamation.
— Vous venez toujours pour une réclamation, cher
maître, répondîmes-nous. Et bénies soient les erreurs qui
nous valent le fréquent honneur de votre visite. Avons-
nous, cette fois, péché par excès de polonisme, surabon-
dance d'hellénisme ou défaut d'atticisme? Si nous ne
pouvons contenter tout le monde, du moins voudrions-
nous contenter notre père, et vous êtes le père du Flam-
beau, père spirituel, père Fouettard...
— Il me manque d'être votre père nourricier : allez-
vous me demander une subvention ?
— Nous n'oserions: et puis, les hommes du Flambeau
ne vivent pas seulement de pain. « Votre émétique est un
breuvage heureux. » Versez. Nous sommes prêts à trin-
quer... Voyons: trop de littérature ou trop de politique?
— Trop de mauvaise littérature et trop peu de bonne
270 Le Flambeau.
politique. Vous courtisez l'Académie Destrée: la littéra-
ture belge vous tuera. Vous polonisez à outrance et vous
passerez comme la Pologne. Vous aviez conquis une mo-
deste notoriété par vos hors-d 'œuvre politiques assaison-
nés d'un sel ...où tout n'était pas gemme. Mais votre
cuisine se gâte, depuis que vous avez lâché Bigfour, maî-
tre queux. Faites /oir la carte du jour.
— Notre prochain sommaire? Voici. La Géorgie, par
M. de Brouckère: documentation solide, haute actualité.
Le président Masaryk, par M.' Charles Saroléa, profes-
seur, globe-trotter, confident de nos plus grands hommes.
Des inédits de Maubel. Des vers de...
— Il y a belle lurette que je ne lis plus les vers du
Flambeau. Montrez les « bonnes feuilles »... La Géorgie:
trente-quatre pages et pas de carte, naturellement. Pas de
Bigfour non plus. Mais, malheureux, c'est le vide absolu,
la carence totale ! Plus de curiosité, plus de critique, plus
rien !
— Plus de curiosité? Et ceci? La Cerisaie de Tchék-
hov, première version française...
— Vous traduisez trop... D'ailleurs, ces choses de-
vraient rester inédites. Ne confondons pas la littérature
avec la neurasthénie.
— Plus de critique? Voici un chef-d'œuvre d'érudi-
tion aimable et précise, la Toponymie politique de l'archi-
viste Vannérus. Un travail très propre, vous verrez...
— Mais qui tient de la place!... Voyons! Comment
voulez-vous que je goûte vos cerises russes qui sentent
le pétrole, votre toponymie qui sent l'huile et votre
Géorgie qui sent le cadavre, lorsque les plus graves pro-
blèmes absorbent mon attention? Ce que je reproche au
Flambeau, ce que ses amis sincères vous reprochent, ce
n'est pas telle faute de goût (nous sommes en Belgique),
tel collaborateur indésirable (vous n'avez pas le choix,
nous le savons bien). Non... C'est un vice fondamental,
c'est votre impuissance à embrasser... (pourquoi souriez-
Middle âges ail round. 271
vous, je dis bien), à embrasser les ensembles. Et vos
lumières s'éteignent au moment où les ténèbres politiques
s'épaississent. Quelle faute, quel crime!... Ne prenez pas
cet air penaud. Ne suis-je pas là? Raisonnons et tâchons
de voir clair...
Moyen âge.
Le Fidèle Abonné (s' installant) . — Nous avons cru
en 1918 et en 1919 à l'établissement d'une Société inter-
nationale. Tous les esprits y aspiraient. L'unité militaire
nous avait préparés à l'unité politique. Le frisson messia-
nique qui parcourut le monde il y a vingt siècles, à l'aube
de la paix romaine, nous l'avons tous ressenti pendant
les grandes assises de Versailles.
Nous. — Comme vous parlez!
— Hélas! le rêve de l'unité est déjà dissipé. Un nou-
veau moyen âge commence. Nous sommes encore éblouis
par la puissance et la majesté de l'Alliance des vingt-sept
peuples, mais l'Empire du Droit fut le plus éphémère des
empires. Regardons les formes nouvelles qui naissent de
ses débris. Ce sont des groupements de fortune : Petite
Entente, Petite Entente élargie, Ligue baltique, Alliance
polono-roumaine, Accord franco-belge, Fédération cau-
casienne... Les armées alliées sont dissoutes, la milice
internationale ne verra point le jour. Tout au plus
quelques voisins s'entendent pour défendre leur quartier.
Chacun s'arrange de son côté. C'est l'éparpillement,
l'émiettement. La féodalité renaît, et le vasselage. Qu'est-
ce que la Lithuanie, la Lettonie, la Finlande sinon des
vassaux qui cherchent un suzerain? Il y aura peut-être
quelque part des cantons qui se grouperont librement et
sauront faire respecter leur indépendance commune, mais
ce sera une réussite unique, comme jadis celle de la
Suisse. Partout ailleurs le fort fera agréer sa protection
onéreuse. Le Flambeau devrait bien éclairer ces scènes
crépusculaires, et ne pas se borner, comme jadis nos
272 Le Flambeau.
manuels d'histoire, à nous montrer le moyen âge euro-
péen. L'Asie s'agite: l'Asie moscovite, le nouveau sulta-
nat de Roum, l'émirat d'Afghanistan et la Perse, alliés de
la Russie bolchevique et de la Turquie kémaliste, le chaos
arabe sont en plein travail. Il faut regarder de près cette
fermentation.
— Très joli, votre parallèle ; très « ferrériste », encore
que la comparaison cloche un peu. Mais vous ne pouvez
exiger du Flambeau...
— Qu'il s'élève à une vue synthétique de l'histoire?
Bien entendu, mais j'exige de lui une sérieuse analyse
des questions du jour. Documentez-vous, que diable!
Vous ne savez plus rien, ni de l'Allemagne qui travaille
à nos portes, ni de l'Angleterre qui chôme à nos fenê-
tres, ni de la Hollande qui nous marche sur les pieds.
Votre T. S. F. ne communique donc plus avec Bytom
que vous vous taisez sur la Haute-Silésie? Et Bigfour,que
fait-il à Ouchak? Savez-vous si la Grèce accepte la média-
tion? Et l'Islam? Le nouveau sultanat de Roum...
— Permettez. Vous recommencez un dénombrement
que vous avez déjà fait.
— Par Angora, Boukhara, Khiva, Hérat, Kaboul et
Kandahar, je vous mène à la découverte d'un monde que
vous ne soupçonnez même pas! Moyen âge, là aussi.
Middle âges ail round. Parlez-nous de la République russe
d'Extrême-Orient, de la République de Tchita, qui s'étend
du Baïkal au Pacifique. Est-elle bolchevique ou non?
— Comme ci comme ça: un tiers de communistes,
un tiers de paysans, un tiers de Bouriates... D'après sa
charte constitutive, elle est pleinement indépendante.
Elle n'est unie à la République des Soviets que par les
liens de l'amitié et d'une confiance toute fraternelle.
— Tiens, vous savez ça? Alors, pourquoi nous le ca-
chiez-vous ? ... La nouvelle République anti-bolchevique de
Vladivostok renversera-t-elle la République de Tchita?
Ça pourrait bien nous amener une guerre russo-japo-
Middle âges ail round. 273
naise... Et les condottieri d'Extrême-Orient, les Sémé-
nov, les Doutov, en qui revivent les chefs des « grandes
compagnies »? Quelle aventure que celle de ce général
Ungern, baron balte, lieutenant de l'ataman Séménov,
qui à la tètt de partisans russes, boudâtes et mongols,
s'en va prendre Ourga, capitale de la Mongolie, d'où il
expulse le Houtouktou (1) et le Haut Commissaire chi-
nois! Mais sans doute n'avez-vous point de renseigne-
ments là-dessus.
— Si. C'est à Tchita que M. Richard Dupierreux ren-
contra, en 1918, un cosaque de Wallonie qui lui dit:
« D'ji sus d'Marchienne-Docherie.
— Qu'est-ce que vous féyez droci? dit notre ami.
— Dji Sus pou yèse général. » Respectez-le, c'est un
Wallon! On comprend que le Japon se serve de ces
<( grandes compagnies », si bien encadrées, pour consti-
tuer en Mongolie et en Mandchourie, un vaste Etat indé-
pendant qui, des confins du Turkestan à la côte du Paci-
fique, opposerait une barrière solide aux Rouges et
tiendrait Pékin à sa discrétion. D'autres ont prétendu...
— Les Chinois ont raison. Ils ont la clairvoyance du
malheur. Ah! les pauvres Chinois! Infortuné Waï Kiao
Pou (2) ! Affreux to-hou-wa-bo-hou ! La Russie morcelée
a encore la force de leur prendre la Mongolie !
— Grande leçon pour les pacifistes !
Le Fidèle Abonné (s' esclaffant). — Ah, vous con-
naissez bien la Chine! Pacifistes, les Chinois? Ils ont
sous les armes quatorze cent mille hommes dont ils ne
savent que faire et qui ne subsistent qu'en pillant l'habi-
tant. Le Nord est aux mains de généraux qui se partagent
les provinces. Dans le Sud, l'occidentaliste Soun-Yat-Sen,
installé à Canton, rêve d'agrandir son domaine en mar-
chant sur Pékin... Moyen âge, moyen âge, vous dis-je.
(1) Titre mongol, intraduisible en français (N. de la Réd.).
(2) Littéralement: Maison-des-Relations-extérîeures (N. de la Réd.).
18
274- Le Flambeau.
...Si je comprends que vous n'alliez rien faire dans cette...
jonque, vous êtes inexcusables d'ignorer le « processus
de désagrégation » de l'Empire britannique et le conflit
américano-japonais, qui se prépare... Grosse affaire,
Messieurs, et qui dépasse un peu, comme importance,
le conflit de la seconde et de la troisième Internationale
à propos de la Géorgie... Devant l'image du monde que
je vous esquisse, ne rougissez-vous pas à présent de me
servir à moi, l'Abonné fidèle, en cette minute palpitante,
— ah, permettez-moi de vous le dire — de pareilles
pauvretés ?
La Grenouille et l'Aurochs.
— Cher maître, vous n'avez pas pris la peine de lire
notre sommaire jusqu'au bout... Vous y auriez trouvé
une... fantaisie politique sur le litige lithuano-polonais.
— Petite question, petitement traitée sans doute.
— Grande question, traitée au nom des grands prin-
cipes. Et question bruxelloise aussi, puisque l'Hôtel
Astoria, l'Hôtel Britannique, l'Hôtel de M. Hymans, rue
Ducale, et le Ministère des Affaires étrangères, rue de
la Loi, ont vu les actes principaux de la pièce. Quelques
tableaux secondaires se sont même joués dans un dancing
très bruxellois, aux « Fleurs ».
— N'en jetez plus. Résumez-moi l'affaire, pour voir...
— C'est très simple. Parties litigantes: la Lithuanie, la
Pologne. La première accusait la seconde de lui avoir
volé sa capitale à elle Lithuanie : Wilnius ; la seconde s'in-
dignait que la Lithuanie lui réclamât sa ville favorite à
elle Pologne : Wilno.
— Qui a raison?
— Est-il nécessaire de trancher tout de suite la ques-
tion de droit? La force juridique des arguments lithua-
niens le cède à leur force comique, laquelle est irrésis-
tible. Comme dans toute comédie bien faite, les noms des
personnages provoquent déjà le sourire. Lisez: M. Er-
Middle âges ail round* 275
nestas Galvanauskas, qui sur ses cartes de visite s'appelle
encore Galwanowski; M. Milasius, autrement dit Milosz;
M. Soloveïcikas, c'est-à-dire Soloveïtchik ; MM. Slesevi-
cius, Klimas, Klescinkas, Eretas.
— Que d'as!
— Tous ces as et ces us, fraîchement plaqués, sont la
marque d'un lithuanisme plus artificiel que le latinisme
de nos vieux humanistes. Ces patriotes en us ont pour
idiome vernaculaire, qui le russe, qui le -polonais, qui
l'allemand. Quelques-uns même savent le lithuanien.
— Si leur cause est juste, que m'importent leurs dési-
nences? La Lithuanie, dites-vous, réclame sa capitale
historique. Quoi de plus légitime?
— C'est un énorme malentendu. 11 a existé, en effet,
un grand-duché de Lithuanie, capitale Wilna, mais celui-
là fut dès le xiv° siècle, fédéré avec la Pologne, et l'on
n'y parlait pas le lithuanien... Ces Messieurs veulent une
Lithuanie indépendante de la Pologne, et dont la langue
officielle serait le lithuanien. Les limites de cette Néo-Li-
thuanie sont faciles à tracer; elles coïncident avec l'habitat
de la race lithuanienne: province de Kovno, deux mil-
lions de lithuanisants. Mais cette grenouille, fort bien
constituée et bravement coassante, cette grenouille de
Kovno a voulu se faire aussi grosse que le bœuf, pardon,
que l'aurochs de belle taille qu'était la Lithuanie histo-
rique. M. Galvanauskas revendique d'immenses terri-
toires où vivent des Blancs-Russiens, des Polonais...
— Et des Lithuaniens, je suppose.
— Très peu: 100,000 sur 1,100,000 habitants dans
toute la Lithuanie centrale, la Lithuanie de Wilna. Envi-
ron 10 p. c.
— Ce point doit embarrasser M. Galvanauskas?
— Nullement. Pour lui tous les habitants de la Lithua-
nie historique sont des Lithuaniens autochtones. La
langue qu'ils parlent n'est qu'un accident. Ecoutez:
L'emploi, par la population lithuanienne autochtone dans certaines
276 Le Flambeau.
parties de la région de Wilnius, de telle ou telle langue est sujet à de
continuelles fluctuations... Là où les populations ont cessé de faire
usage du lithuanien, elles ont adopté un mélange incohérent de polo-
nais et de russe, avec des traces de prononciation et de construction
lithuaniennes... La langue lithuanienne rayonne en tous sens vers
Wilnius comme centre. Elle se dissimule dans les masses à l'état
d'idiome à demi-oublié, dont la réapparition au grand jour et à l'état
de pureté dépend uniquement de la situation politique.
— Comme le ménapien chez nous. Cette théorie des
langues intermittentes a-t-elle convaincu la Conférence
de Bruxelles?
— Celte Conférence n'était pas une académie de phi-
lologues et d'ailleurs, elle n'avait pas à être convaincue.
Les délégués lithuaniens et polonais « causaient », sous
la présidence de M. Hymans, devant quelques dignitaires
de la Société des Nations: sir Eric Drummond, l'influent
secrétaire général; M. Mantoux et M. Denis, aimables et
empressés; le colonel Chardigny, délégué français en
Lithuanie, l'homme qui a connu le grand-duc Nicolas;
le général anglais Burt, bon géant flegmatique, et un
Belge qui n'ignore rien des choses russes, M. Naze.
M. Hymans ne jouait ni le rôle d'arbitre ni celui de mé-
diateur. Il offrait seulement ses bons offices pour l'étude
du litige.
— Et comment marchèrent ces « conversations? »
— D'un pied... de guerre. M. Galvanauskas et ses amis,
appliquant leur théorie de la nationalité inconsciente,
réclamaient pour la « civilisation lithuanienne » l'Univer-
sité de Wilna, qui fut toujours polonaise; ils s'annexaient
tous les grands hommes de la Pologne nés dans le pays
de Wilna, notamment Mickiewicz et Kosciuszko, qui ne
savaient pas un traître mot de lithuanien!... Une bro-
chure de propagande, dont M. Galvanauskas s'est large-
ment servi dans un mémoire adressé à la Conférence,
consacre soixante pages aux œuvres de Mickiewicz, ana-
lysées d'après un bon manuel de littérature, et remarque :
<( Il est vrai que Mickiewicz a surtout écrit en polonais. »
Middle âges ail round. 277
Cet adverbe déchaîna une tempête effroyable. Les négo-
ciations faillirent être suspendues..
— Nous avons peine à comprendre ces passions.
— Ce n'est point si difficile. Imaginez une conférence
où l'Allemagne revendiquerait la Belgique tout entière
sous prétexte que Verhaeren et Decoster portent des
noms germaniques et que s'ils ont surtout écrit en fran-
çais, c'est bien par hasard. Une pareille énormité nous
fait rire de bon cœur ; mais si, produite devant un arbitre
chinois, elle paraissait capable d'entraîner notre annexion,
nous serions aussi indignés que le fut le professeur Aske-
nazy. Et, entre parenthèses, quand l'historien de Ponia-
towski et de Napoléon s'indigne... Erudit comme un
Bénédictin, disputeur comme un Talmudiste, piquant,
pointu, hérissé, M. Askenazy a l'indignation redoutable.
Et contagieuse, car autour du maître M. Lukasiewicz,
logicien blond, M. Arciszewski {Artichaut-cuit pour les
dames), dialecticien noiraud, M. Muhlstein, diplomate
attique, s'agitaient, frémissaient dans un beau mou-
vement.
— Je me figure que leurs adversaires avaient d'autres
arguments que les fantaisies philologiques dont vous
m'avez donné un échantillon.
— Ils invoquaient le traité conclu le 12 juillet 1920
entre Lithuaniens et Bolcheviks. L'article 2 de ce traité
fixe la frontière des deux Etats à l'Est de Wilna. Mau-
vais argument, car le traité de Riga, qui est postérieur
(il date de trois mois) porte la frontière polono-russe bien
plus à l'Est encore. D'où une certaine histoire de couloir ;
qui est assez galante...
— Epargnez-la moi. J'ai entendu parler d'un projet
Hymans: en avez-vous le tQxtQ?
— Oui. C'est un fort intelligent compromis. Il accorde
à la Lithuanie la région contestée, la Lithuanie « cen-
trale », avec Wilna. En revanche il lui impose certaines
obligations. D'abord, îe gouvernement lithuanien s'en-
278 Le Flambeau.
gage à organiser par une loi constitutionnelle la Lithuanie
en un Etat fédéral composé de deux cantons: Kovno et
Wilna, sur le modèle des cantons suisses. Le gouverne-
ment central aura les mêmes attributions que le gouver-
nement fédéral de Berne. La capitale fédérale de la
Lithuanie sera Wilna. Voilà l'hypothèque accordée à la
Pologne sur l'organisation intérieure de la Lithuanie.
Une autre servitude est imposée à Kovno-Wilna, en ma-
tière de politique extérieure.
Pour assurer la liaison de la politique étrangère des deux pays, les
deux gouvernements nommeront chacun trois représentants qui forme-
ront un Conseil commun des affaires étrangères. Ce Conseil aura
pour fonction de décider à la majorité des voix quelles sont les ques-
tions qui intéressent en commun les deux pays, d'assurer l'étude de
ces questions et la préparation d'un programme d'action commun.
Pour l'armée, pour les finances, même conseil pari-
taire. En outre, pour la politique étrangère, deux délé-
gations pareilles aux défuntes délégations austro-hon-
groises.
— Bref, la fédération.
— Chut! Il ne faut pas le dire. C'est la suprême habi-
leté du projet Hymans d'avoir évité le mot, tout en réa-
lisant la chose. Les Lithuaniens ne veulent pas être atta-
chés. Jamais l'aurochs ne se laissera mettre au cou le
collier unioniste et la chaîne fédérale. Mais M. Hymans
lui met délicatement quatre fils aux quatre pattes. Et,
clignant de l'œil du côté des Polonais, il leur dit: « Soyez
tranquilles; ça ne cassera pas. C'est du même rouleau
qui nous a servi pour l'accord du Luxembourg ».
— La corde du Luxembourg?... Ah, oui ! Je comprends.
Très drôle.
— Vous ne comprenez pas du tout ! M. Hymans ne fait
jamais de calembours.
— Il ne fait jamais d'accords non plus. D'ailleurs, la
ficelle luxembourgeoise casse tout le temps. Revenons à
notre aurochs. Se laissa-t-il faire?
Middle âges ail round. 279
— Oui, après quelques mugissements. Sans doute avait-
il son idée sur la solidité des entraves... Mais, qui l'au-
rait cru? C'est la Pologne qui s'est montrée rétive. Elle
a trouvé qu'on ne l'indemnisait pas suffisamment de la
perte de Wilna, chair de sa chair. Elle a posé, un peu
gauchement, et à la dernière heure, une question
préalable qu'on croyait écartée. Elle a subordonné
son acceptation du principe à une consultation de Wilna
elle-même, laquelle consultation (la Pologne le sait) ne
peut se faire dans des formes valables, puisque le géné-
ral Zeligowski occupe indûment la ville. En attendant
cette ... consultation impossible, la Pologne a proposé de
surseoir aux négociations.
— En somme, elle a refusé.
— Elle n'a pas craint d'attrister le cœur maternel de
la Société des Nations.
s — Et les Lithuaniens?
— Ils étaient hors d'eux...
Après six semaines de négociations directes, dit leur dernière note,
au cours desquelles la Délégation lithuanienne, consciente de la néces-
sité d'assurer la paix dans l'Europe orientale, a fait preuve d'un grand
esprit de conciliation, la Délégation polonaise, qui n'a pas fait le
moindre effort pour se rapprocher du point de vue lithuanien, propose
de surseoir aux négociations. Cette attitude de la Délégation polonaise,
absolument inconciliable avec la paix de l'Europe orientale, les prin-
cipes de la Société des Nations et les vues des Gouvernements de
l'Entente, place la Lithuanie dans une situation dont nous espérons
qu'il nous sera permis de souligner aux yeux de l'Europe et du monde
entier le caractère profondément tragique. Nous espérions... Nous
constatons une fois de plus que nos prévisions étaient empreintes d'un
reste d'optimisme dont la naïveté même ne peut que faire honneur
à notre Etat, etc., etc.
Les Lithuaniens sont furieux, et pleins de rancœur.
M. Galvanauskas, dans V audience d'adieu accordée par
le Roi aux deux délégations crut, dit la chronique de la
Cour, pouvoir mêler la personne royale à ce différend.
(( Sire, dit-il, vous savez ce que c'est qu'un chiffon de
papier. Nous aussi... » Le Roi se détourna, d'un geste
effarouché.
280 Le Flambeau.
— Comment ce drame finira-t-il?
— Par un mariage. Oh, de raison! Sans doute les
Lithuaniens qui, au début, avaient accepté le principe du
projet Hymans « sans accepter ni aucun des articles ni
l'ensemble dudit projet », déposèrent, en fin de session,
deux documents qui étaient la pure négation « dudit pro-
jet ». Mais leur envie d'avoir Wilna est telle qu'ils sou-
scriront à toutes les conditions. Et la Pologne, vous pou-
vez en être sûr, se laissera faire violence. A Genève ou
ailleurs, ressuscitera l'antique Union de Lublin.
La maîtrise de la Baltique.
Le Fidèle Abonné. — Je vous ai écouté avec patience
et naturellement, je constate que vous n'avez rien com-
pris. Vous êtes-vous demandé pourquoi la Société des
Nations tient tant à donner Wilna à la Lithuanie?
Nous. — Parce que la majorité polonaise dans la ville
n'est pas écrasante; parce que le district est surtout peu-
plé de Blancs-Russiens...
— En admettant que les Polonais soient minorité,
cette minorité est imposante, tandis que la minorité
lithuanienne est ridicule. Pourquoi cette prime à la plus
faible minorité?
— Parce que...
— Vous allez me donner mille raisons que je connais
et qui ne valent rien. La vraie, vous ne la trouverez
jamais tout seuls.
-r Parce que la Société des Nations, par une ingratitude
naturelle envers son fondateur trouve un plaisir pervers
à se jouer du droit & auto-disposition. En prenant le con-
tre-pied de ce principe, aujourd'hui universellement
bafoué, elle croit se mithridatiser contre le ridicule qui
tue.
— Pas mal. Vous avez des preuves?
— Convaincantes: l'affaire d'Aland. Ici encore la So-
Middle âges ail round. 281
ciété des Nations a déçu les peuples, confiants dans
l'Evangile que le président Wilson...
— Grava, selon M. Glesener, sur l'armet de Mam-
brin?
— Parfaitement. Avez-vous lu le rapport que la Com-
mission d'enquête a rédigé sur la question des îles?
— Le rapport Beyens? Non.
— A peine était-il connu que le Stockholms Tidning,
le grand journal libéral qui (notez ceci) a fait campagne
pour la Société des Nations, écrivait :
Il faut avant tout déclarer que, si ce projet obtenait vraiment l'appro-
bation du Conseil de la Société des Nations, la confiance que Ton a
en Suède dans la volonté et la puissance de cette institution à faire
prévaloir le droit dans le monde, en recevrait le coup de grâce. Mais
on se refuse à imaginer une pareille éventualité.
Cette éventualité inconcevable s'est réalisée. Les con-
clusions du rapport Beyens ont été adoptées et c'est
M. Hymans, habile cuistot, qui, une fois de plus, a été
chargé de les accommoder aux goûts contradictoires des
Suédois et des Finlandais. Or, savez- vous quel est le
grand argument, l'argument victorieux, décisif de la
Commission? C'est l'argument géologique.
— Géologique?
— Géologique! Oyez:
Si l'on étudie la situation géographique et la formation géologique
des îles Aland, on se convainc qu'elles se rattachent aux archipels
voisins et, par eux, au continent finlandais, mais non à la presqu'île
Scandinave.
En vertu donc de la géologie, les îles Aland doivent être
finlandaises. Et l'histoire, direz-vous, la tradition, l'inté-
rêt, la volonté des populations? A toutes les objections
la Commission répond : « géologie. » Sans doute n'a-t~el!e
pas tort. Géologie est péremptoire. La géologie explique
tout, est la raison dernière de tout. Les mineurs anglais
sont en grève, les mineurs silésiens en insurrection : géo-
logie. Nous vivons sur un volcan: géologie. L'argument
est sans réplique; il eût fait la joie de Molière...
282 Le Flambeau.
— Vous plaisantez.
— Dieu nous en garde! MM. Beyens, Calonder et
Elkus, les trois commissaires, sont terriblement sérieux
et veulent être pris au sérieux. Il faut voir plutôt dans
leur décision une victoire de la Science. Grand est le
prestige de celle-ci. La science prime le droit...
Le Fidèle Abonné {distrait). — Quel droit?
Nous. — Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.
La volonté des populations en cause ne fait pas de doute.
Dès le 20 août 1917, l'assemblée de Finstroem acclamait
le rattachement à la Suède, quatre mois avant que la
Finlande ne se déclarât indépendante. En décembre 1917,
en juin 1919, 95 p. c. des électeurs ont demandé à être
réunis à la Suède dans laquelle ils voient (c'est la Com-
mission qui le ait) : « la gardienne naturelle de leur
langue, de leurs coutumes, de leurs traditions séculaires »
Et continuons à citer le Rapport:
Un nouveau plébiscite, s'il était autorisé, consacrerait à une majorité
écrasante, à une quasi unanimité le vœu de la réunion à la Suède.
— Pourquoi ne pas autoriser une nouvelle consulta-
tion populaire?
— Parce que la Suède s'y oppose, en vertu de ses
droits de souveraineté sur les îles. Jusqu'au moment où
elle devint russe par le traité de Frederikshamn (11 sep-
tembre 1809), elle ne fut cependant qu'une province sué-
doise et avant 1917, avant que les Alandais n'entreprissent
de se détacher d'elle, elle ne constitua point un Etat
pleinement indépendant et souverain, une Nation. Mais la
Finlande refuse de reconnaître la validité du plébiscite.
Et c'est en vain que les Alandais invoquent le principe
d 'auto-disposition.
Ce principe, dit la Commission, n'est pas une règle de droit pro-
prement dite et la Société ne l'a pas inscrit dans son Pacte. C'est un
principe exprimé par une formule vague et générale qui a donné lieu
aux controverses les plus variées.
Middle âges ail round. 283
M. de Metternich en 1815 n'eût pas tenu un langage
différent! Ce langage nous étonne et nous peine. Mais il
nous demeure obscur.
— Vous le saisirez mieux si vous songez à l'importance
que les îles Aland ont toujours eue dans la politique du
Nord. Leur sol est peu fertile, leur population compte à
peine 22,000 âmes; mais, situées à l'entrée du golfe de
Bothnie, elles assurent à leur possesseur la maîtrise de la
Baltique septentrionale. Un jour, la Russie sortira du
chaos. Alors...
— Alors, elle retrouvera plus facilement les îles Aland
si elles restent finlandaises, que si elles deviennent sué-
doises.
— Vous y êtes. Et vous avez du même coup compris la
question de Wilna. La Lithuanie gardera Wilna à la Rus-
sie, la Pologne V absorberait. Ah ! la Société des Nations,
en dépit des railleries, fait bien son office. Elle ne sacrifie
pas à la mode du jour; elle pense à demain. Elle songe
à l'Europe; elle sait faire la part de l'Asie. Elle tente
d'organiser notre moyen âge... Elle est comme ce grand
astre aux lugubres éclipses, le Saint-Empire Romain.
— Son personnel manque de prestige et ni M. Léon
Bourgeois, prophète égrotant, sorte de Numa sans
sceptre, mais non sans Egérie; ni sir Eric Drummond,
barrister sans cause, mais non sans honoraires...
— Soit, ses prérogatives sont faibles et ses moyens
indignes de son grand nom. Et V aigle impérial qui jadis
sous ta loi... Mais, comme le « pauvre oiseau déplumé »
du poète, elle reste un symbole d'unité et d'autorité. La
Société n'évoque à son forum que des causes secondaires.
Patience ! Lorsque le monde reconnaîtra qu'elle s'inspire
de la raison écrite, on lui déférera les litiges que ne pourra
trancher l'empirisme de la coutume.
— C'est de l'ironie!
— Non, c'est la chose qui y ressemble le plus; c'est de
la foi !
284 Le Flambeau.
La Croisade.
Le Fidèle Abonné. — Ah, que ne suis-je aujourd'hui
à Londres, où Y Union des Ligues pour la Société des
Nations organise dans Hyde-Park une grande procession
suivie de meetings ! A dix-sept tribunes, dix-sept discours
seront prononcés en dix-sept langues.
Nous. — Le discours géorgien et le discours arménien
seront curieux à entendre. Ils respireront sans doute le
plus grand enthousiasme pour la Société...
— Hélas, hélas! Moyen âge, toujours! L'Occident
avait fait une glorieuse croisade. Le nom des Francs
n'était plus prononcé dans le Levant qu'avec de profonds
salamalecs. En 1918, après l'armistice, on aurait pu
nouer, sous les auspices de la S. d. N., la chaîne d'or
des Etats chrétiens d'Orient, Arménie, Géorgie, Syrie.
Ainsi l'Asie antérieure eût été reconquise par notre civi-
lisation, la Barbarie à jamais entravée. Mais, comme
jadis Richard-Cœur-de-Lion et Philippe-Auguste devant
Saint-Jean d'Acre, l'Angleterre et la France se sont prises
de querelle en Orient. Chacune a suivi sa voie propre,
qui était celle de l'erreur. Elles ont oublié leurs intérêts
communs, qui étaient ceux de la Chrétienté. L'Angle-
terre a cherché des vassaux dans l'Empire byzantin...
— Tout en gardant Chypre, conquête de Richard-
Cœur-de-Lion, déjà nommé...
— Dans l'Empire byzantin, dans l'Empire arabe, rêvé,
reconstitué par elle. La France de Saint-Louis, elle, s'est
adressée, dans la Montagne anatolienne, au chef des
Hassassins, à Kémal...
— Cher abonné, dans le jeu oriental de l'Angleterre, il
n'est qu'intrigue et perfidie. La France n'est-elle pas plus
généreuse, plus chevaleresque et plus clairvoyante? Elle
pourrait écraser les Turcs; elle préfère les embrasser.
Voilà qui va rétablir le prestige des Francs...
Middle âges ail round. 285
— Telle n'était pas l'opinion de sir Archibald, dont
vous oubliez la doctrine.
— Les opinions de sir Archibald se sont sûrement mo-
difiées durant ces dernières semaines. Notre ami n'est
pas content du général Papoulas, qui fut rebelle à ses
conseils. Il a du bon sens: il se ralliera à une politique
que le succès couronne.
La griffe d'Angora.
A ce moment précis, notre dévoué facteur entra sans
frapper. Il nous tendit avec mépris un pli couvert de
timbres-poste et de timbres-taxe et nous dit en bou-
gonnant :
— Encore un qui ne saïe pas que ça est r' augmenté.
Refusé! n'est-ce pas? Ça est la règle au Flambeau...
— Attendez! s'écria l'Abonné. Que faites-vous?
Regardez ce cachet. Vous alliez, malheureux, renvoyer
à Ouchak une lettre de sir Archibald qu'une coïncidence
miraculeuse nous apporte au moment où nous évoquons
cette grande figure.
Déjà, de l'enveloppe éventrée un mémoire bigfourien
jaillissait, avec sa garniture habituelle d'annexés et d'ap-
pendices. L'Abonné s'était emparé d'un feuillet dactylo-
graphié ; il poussa un cri de triomphe :
— C'est la réponse de Bigfour ! Des textes irréfutables,
classés selon la méthode de notre ami. Ecoutez!
Ouchak, juin.
Pour M. Berthelot, aux bons soins du Flambeau.
Des journaux ancyriens (1), recueillis par nos avant-
postes, éclaireront Votre Excellence sur V amitié franco-
turque. Quant à V offensive... on les aura. A. B.
Hakimiet i Millié, journal officieux: Le gouvernement de la Répu-
blique française ressemble à ces marchands rapaces qu'on voit dans
(1) Angoriotes est usité (N. de la Rêd.).
286 Le Flambeau.
les bazars et qui, sous les promesses les plus fallacieuses, trompent et
carottent effrontément.
Le plus grand journal de la République, le Temps, a changé d'opi-
nion plus de dix fois dans l'espace d'un an. Au lendemain de l'armis-
tice, les journaux français, le Temps en tête, déversaient froidement
sur les Turcs les pires injures et envisageaient le dépècement de notre
patrie. Ne parlons pas des souffrances endurées par les Arabes nos
frères, en Algérie, au Maroc et ailleurs, mais contentons-nous de ne
pas oublier les horreurs commises par les Français en Cilicie, horreurs
qui ont fait rougir les faces cuivrées des sauvages de Madagascar.
Tant il est vrai que, depuis Soliman le Magnifique, ces charmants
« amis » se sont comportés envers nous, qui les avons comblés de nos
biens et de notre amitié, comme les hideux conquistadors du moyen
âge.
Il y a huit mois la presse française changea brusquement d'attitude.
Nous en fûmes stupéfaits. Mais nous étions encore à nous demander
ce qui arrivait à l'opinion publique française quand le Temps fit une
nouvelle volte-face. C'était au lendemain de Spa. Le concours anglais
était assuré contre l'Allemagne. Le plus grand journal de la Répu-
blique recommença sa campagne contre la Turquie et préconisa joyeu-
sement le partage de l'Empire ottoman. Certes on entendait de temps
en temps des paroles de paix. Mais alors que cette nation hypocrite
nous faisait des « salamalecs » d'une part, de l'autre elle massacrait
les Turcs en Cilicie. Nous avions raison de ne pas ajouter créance
aux mensonges des Latins!
Deux mois après, le Temps fit encore une fois machine en arrière.
La presse de Paris versa en notre faveur des torrents d'encre sur des
montagnes de papier. On parla tellement du « droit des Turcs », de
(d'amitié séculaire», des «intérêts de la France en Orient», que les
naïfs, chez nous, finirent par se laisser prendre. Mais lorsque les
conditions posées par Briand concernant l'accord cilicien nous furent
connues nous comprîmes sans peine le but des Tartuffes de Paris :
La France a voulu nous tromper une fois de plus...
La presse de Paris nous a encensés, caressés, léchés. Tout cela
pour mieux nous manger. Gouraud, Leygues, Briand ont insisté sur
la nécessité de s'entendre avec les Turcs. Que découvrons-nous sous
le masque de cette littérature?
La Cilicie aux Français, les Arméniens excités et armés contre nous,
l'impérialisme français se donnant libre carrière.
Dans ces conditions, il est clair qu'il n'y a pas une possibilité
d'entente avec la France.
Peu nous chaut après ça qu'au péril allemand qui fait trembler la
France, s'ajoute le péril turc.
Le Fidèle Abonné. — Eh bien, qu'en dites-vous?
Savoureux, les documents Bigfour !
— Inexplicable î
Middle âges ail round. 287
— Bigfour doit avoir expliqué ça. Cherchons bien...
Parfaitement. Voici une note sur l'occupation française
en Cilicie. C'est très clair, ma foi, très bien divisé... Je
vais vous lire les titres des paragraphes. C'est instructif.
La vérité sur la Cilicie.
Juillet 1919: les troupes françaises remplacent les troupes anglaises.
Arrivée du colonel Brémond. Accueil enthousiaste.
A la fin de 1919, toute la Cilicie est occupée sans qu'un coup de feu
ait été tiré.
Encouragements du quai d'Orsay aux Turcs. M. Georges Picot à
Sivas, chez Mustapha Kémal.
Massacre de Marache (1). Attaques de Kémal.
Catastrophe d'Ourfa: la garnison capitule et est massacrée.
Evacuation de Sis. Capitulation de Hadjin : massacre d'Arméniens.
Capitulation de Bozanti. Toute la Cilicie du Nord est perdue.
Paris négocie l'armistice de mai 1920. Il est rompu par Kémal, le
18 juin. Effondrement du prestige français. Défection en masse des
partisans de la France.
Adana délivré par les Français.
Traité de Sèvres: les Turcs obtiennent toute la Cilicie à l'ouest de
Djihoun. Rappel du colonel Brémond, accusé d'arménophilie.
Accord Berthelot-Bekir-Sami-Bey : la France abandonne la ligne du
Djihoun et ne réclame plus pour la Cilicie de Mersine que de vagues
garanties économiques et pour la population arménienne que des assu-
rances illusoires.
Mai 1921 : l'Assemblée d'Angora repousse l'accord franco-turc.
Démission de Békir-Sami-Bey.
Juin : M. Franklin-Bouillon envoyé à Angora.
Synchronisme: attentat contre le général Gouraud.
Oignez le Turc...
Le Fidèle Abonné. — Cette table des matières est
parlante. Elle nous dit que plus on cède aux Turcs, moins
on en obtient. On ne leur impose point en reculant tou-
jours. Comprenez-vous à présent les articles de la presse
turque?
(1) Le Flambeau a raconté (4e année, n° 1, 31 janvier 1921) le jeu
étrange, plus diplomatique que militaire, qui aboutit à l'évacuation
de Marache et au massacre de sept mille Arméniens (N. de la Réd.).
288 Le Flambeau.
Nous. — Tout cela paraît clair, en effet.
— Douloureusement clair. C'est le prestige de la
France qui s'en va. Elle a déçu ses protégés sans désar-
mer ses ennemis. Elle a perdu le protectorat des Chré-
tiens d'Orient. Car cela, c'est bien fini. La France a
passé l'éponge sur le tableau noir où sont inscrits les
trois massacres d'Arménie: 80,000; 20,000; 1,200,000
victimes î L'Allemagne qui les a tolérés, peut-être encou-
ragés, croit devoir les désavouer aujourd'hui. Et la
Wilhelmstrasse fait publier par le Dr Lepsius des docu-
ments officiels où MM. de Wangenheim et de Hohenlohe
protestent contre le plus grand crime de l'histoire du
monde. Des jurés berlinois acquittent Teilirian, justicier
de Talaat.
— Tandis qu'à Leipzig...
Ça c'est une autre affaire. Du moins, à Berlin, on
simule l'horreur... La France oublie les douze cent mille
martyrs qui sont morts pour nous, elle tend la main à
leurs bourreaux...
— Mais qui vous affirme que les Turcs d'Angora sont
solidaires des Jeunes-Turcs de 1915? Talaat n'a-t-il pas
été condamné à mort par un conseil de guerre ottoman?
— Consultons le dossier Bigfour. Voici:
La mort de Talaat. — Talaat est chêhid (mort pour la patrie).
Aucun doute n'est plus permis. Nous saluons sa tombe encore fraîche
et nous nous inclinons bien bas pour baiser ses yeux.
Talaat était un géant de la politique. Talaat était un génie. L'Histoire
en fera un martyr et un apôtre. Talaat était un révolutionnaire, mais
il était, avant tout, l'homme du Droit.
Né du peuple, Talaat en avait toutes les qualités. Aucun de nos
hommes d'Etat, même parmi les plus célèbres, n'a été aussi aimé,
idolâtré par le peuple, que ce télégraphiste, obscur avant 1908.
En dépit de toutes les calomnies, Talaat reste le plus grand homme
de la Turquie. Notre pays n'aura jamais vu un « marbre » aussi
ferme et aussi pur.
Dors en paix, Talaat: le flambeau que tu as allumé n'est pas
près de s'éteindre. Les nationalistes l'ont brandi, et comme aupara-
vant, ce sont de rudes mains qui en ont la charge.
Pour le prouver, le Yéni-Gun, rd'où cet article est
Middle âges ail round. 289
extrait, publie la dépêche de la municipalité de Ladik :
Fous de douleur en apprenant la terrible nouvelle, les habitants de
Ladik considèrent que le plus grand des Turcs vient de disparaître.
Les cœurs qui apprendront la mort de Talaat et qui ne brûleront pas,
cesseront de battre; les yeux qui ne pleureront pas, crèveront.
Voilà les clients de la France (1). M. Berthelot a rendu
Constantin presque sympathique. Et les Anglais, qui font
des vœux pour la défaite des barbares, hériteront du
Protectorat des Chrétiens.
— Eux, les inventeurs du Sionisme et du Panara-
bisme!
— Sir Herbert Samuel, Abdallah, Faïçal ont eu quel-
ques mécomptes, c'est certain. Mais la France a bien l'air
d'avoir perdu la partie en Grèce, en Turquie, en Cilicie,
en Arménie.
— L'Angleterre la perdra aussi.
— Ma foi, c'est possible. Les Croisades du temps
jadis ont fini comme ça... Les Musulmans, en tout cas
n'y gagneront rien! Ah, ce n'est pas faute de prêcher la
guerre sainte! Lisez ce document que je trouve dans le
dossier Bigfour : c'est un sermon prononcé en arabe par
le chef des Senoussis, le cheikh Ahmed, dans la mosquée
de Sivas et publié par la revue islamique, Sêbil-u-Réchad .
Khoutbé de Seïd Ahmed Senoussi. — Les mudjahids (guerriers pour
la foi) occupent une place incomparable auprès de Dieu qui désigne
ainsi leur armée: «Notre armée.»
O mudjahids musulmans, héros d'Anatolie! Si vous n'aviez pas été
là, l'édifice de l'Islam se serait effondré. Vous faites vivre le Coran,
aujourd'hui. Il parle par vos actes, et il s'affirme par vos sabres
effilés. Vous ne défendez pas seulement votre terre sacrée, la terre
( 1 ) « L'obstination que nous avons mise à reviser le traité de Sèvres,
nos complaisances envers les kémalistes, notre aveuglement sur le
rôle d'Angora, le revirement de notre politique à l'égard des chrétiens
d'Orient, nos préférences éclatantes pour les Turcs musulmans contre
les orthodoxes, ont jeté sur nous dans une moitié du monde un discré-
dit dont la plupart de nos parlementaires ne se rendent pas compte. »
A. Gauvain, Journal des Débats, 24 mai 1921.
19
290 Le Flambeau.
de vos ancêtres, mais les musulmans opprimés du monde entier. Quel
grand honneur pour vousl
O mes frères 1 persévérez dans votre sublime courage, dans votre
saint courroux. Prenez garde qu'un désaccord ne surgisse entre vous.
Ce serait mettre du beurre sur le pain maudit des infidèles. Vous
êtes frères entre vous. Mais vous devez être des loups pour les infi-
dèles, lorsque l'heure du Djihad a sonné. N'imitez pas l'ennemi qui
est travaillé par des dissensions intestines. Dieu a ordonné d'ailleurs
que les infidèles se mangent entre eux comme des bêtes fauves.
Que votre épée soit vaillante et bien trempée. Qu'elle fracasse avec
allégresse les crânes maudits de l'ennemi. Cette épée, musulmans,
ne la rentrez pas au fourreau, avant d'avoir anéanti les infidèles.
C'est la voix de l'honneur qui le commande, la voix de la religion
l'ordonne. Respectez, musulmans, les prescriptions du Coran. Envers
et contre tous, mes frères, soyez les soldats de Dieu I
L'Anti-S. D. N.
Le Fidèle Abonné (continuant). — Toutefois ne vous
imaginez pas que les mudjahids reprendront Constanti-
nople. Le transfert de la capitale turque à Angora faci-
lite la résistance de l'Anatolie; mais, ipso facto, elle pré-
pare la reconquête de Byzance par l'Occident. Per-
sonne plus que Kémal n'a contribué à discréditer ie
khalife, que la presse d'Angora — sir Archibald
l'a noté — traîne dans la boue. Voyez vous-même: le
Hakimiet-i Mille, le Yeni-Gun lui reprochent à l'envi
d'être « sans courage, sans dignité, sans honneur, traître
à la patrie »... C'est Kémal qui a sollicité l'aide des Bol-
cheviks. Le petit sultanat de Roum est désormais une
povince de Moscou. Les Turcs sont en dehors de notre
Société des Nations; mais ils sont tributaires de l'Anti-
Société de Lénine et Trotzky, la « Société des Nations »
moscovite. Cette anti-S. D. N. évoque tour à tour les
affaires que, faute d'entente, nous n'avons pas su
résoudre.
Nous. — Elle échouera comme nous. Elle ne conciliera
pas des intérêts contradictoires. Elle ne mettra jamais
d'accord, par exemple, Turcs et Arméniens.
Middle âges ail round. 291
— Elle est accueillie comme une libératrice par tous ces
peuples meurtris et déçus qui se sont épuisés à combattre
pour ou contre nous. Elle conquiert les uns par la force
des armes ; elle conclut avec les autres de généreux trai-
tés. Elle s'est emparée de notre devise, le droit d'auto-
disposition, et elle l'accorde à ses alliés, même à ses
sujets.
— Dans les limites de' la confession bolchevique?
— Elle exige naturellement qu'on récite la formule,
avec humilité. Vraiment, c'est la moindre des choses.
Il n'est pas indispensable de pratiquer. Lénine, dans son
Epître aux Transcaucasiens, conseille même d'éviter les
excès de zèle... Vous connaissez le textt? Il est de Mai.
Nous (méfiants), — Non. Vous paraissez bien docu-
menté sur les Soviets!
Le Fidèle Abonné. — Assez. Ecoutez le langage de la
sagesse :
Il y a bien des différences entre nous, mes frères. Celles que je
vous ai citées suffisent à recommander la nécessité d'une nouvelle
tactique. Il vous faut plus de prudence, plus de conciliation; il vous
faut faire plus de concessions à la petite bourgeoisie, aux intellec-
tuels, aux paysans. Exploitez les richesses de votre sol. Echangez vos
produits contre ceux de l'étranger. Vous avez du pétrole, du man-
ganèse, du charbon. Vous avez la possibilité d'une large politique de
concessions et de négoce. Il faudra faire cette politique hardiment,
habilement. Vous pourrez ainsi améliorer l'existence de vos travail-
leurs, de vos paysans, vous pourrez gagner vos intellectuels, les
employer à l'œuvre de la restauration économique. Commencez avec
l'Italie, l'Amérique, les autres Etats, développez vos ressources,
irriguez votre sol.
Une transition plus lente, plus prudente et plus systématique
au socialisme, voilà ce qui est nécessaire aux républiques cauca-
siennes.
Vous voyez que le Soviétisme d'exportation perd quel-
que peu de sa virulence. Et puis, Moscou garantit l'usage
de la langue nationale, la sécurité du pays. Voyez ce qui
s'est passé dans le Caucase. Successivement, l'Azerbeid-
jan, la Géorgie, l'Arménie se soumirent.
— L'Arménie s'est révoltée en mars.
292 Le Flambeau.
— Mal lui en prit. Le turbulent parti nationaliste des
Dachnakzaghan s'est emparé d' Erivan ; mais bientôt les
Arméniens bolchévistes reprenaient le dessus avec Gas-
sian, puis Miasnighian. Il y a aujourd'hui à Erivan un
gouvernement de trente commissaires du peuple, un gou-
vernement soi-disant bolchéviste, en réalité national. Le
patriotisme arménien a compris qu'il fallait composer
avec le maître de l'heure. Le patriarche d'Etchmiadzin
ne fut pas le dernier à conseiller la soumission. Les So-
viets ravitaillent l'Arménie, et ils s'appliquent à liquider
dans un esprit bienveillant les litiges territoriaux. Ils
avaient attribué Kars et Ardahan à la Turquie, lors de la
révolte d' Erivan. Ils viennent de rentrer à Kars. Même
politique en Géorgie. Les Russes se sont bien gardés
d'annexer la jeune république: ils lui ont rendu Batoum;
ils ont respecté sa langue. Et quant à l'Azerbeidjan, s'ils
y ont un peu massacré les Tartares, c'était pain bénit.
Aujourd'hui, la Fédération caucasienne renaît: les
douanes sont abolies ; des zones neutres établies, en atten-
dant qu'une Commission mixte ait tracé les limites défi-
nitives. La Société des Nations moscovite connaît, sem-
ble-t-il, moins de Wilna et de Silésie que la nôtre. Et
coup sur coup, après le traité russo-turc du 16 mars,
sont signés les traités russo-afghan, turco-afghan, russo-
persan.
— Nous avons des informations sur le traité afghan.
— Pas tant que moi... Ce traité est particulièrement
instructif, car l'Afghanistan a passé de notre groupe au
groupe adverse. Cas de défection caractérisé. L'émir fut
très longtemps une sorte de garde frontière, un peu ma-
raudeur, un peu contrebandier, de l'Empire des Indes.
Il profita de notre victoire de 1918 pour faire la guerre à
la Grande-Bretagne, estimant sans doute que la triompha-
trice mènerait sans entrain cette guérilla coloniale et mon-
tagnarde et ne prendrait pas un revers au tragique. C'est
ce qui arriva. Le 8 août 1919, par le traité de Rawalpindi,
Middle âges ail round. 293
l'Afghanistan obtenait son indépendance. Mais il per-
dait la généreuse subvention de l'Angleterre. Et les
Bolcheviks d'offrir à l'émir un million de roubles-or par
an, ainsi que des techniciens pour construire des chemins
de fer et des lignes télégraphiques. En même temps,
Tchitchérine, à Moscou, mettait la main du délégué d'An-
gora dans celle de l'émissaire de Kaboul : la Turquie s'en-
gageait à réorganiser l'armée afghane. Restait la Perse,
naguère hostile à l'influence russe. On la gagna par un
traité magnanime, où il n'est question que de cadeaux :
routes d'automobiles, chemins de fer, télégraphes,
banques, missions, installations du port d'Enzéli, tout ce
aue la pénétration pacifique ou l'occupation armée de la
Russie tzariste avait laissé en Perse est donné au peuple
persan. En outre, les dettes sont abolies, les frontières
rectifiées, les traités tzaristes annulés. A ce prix, la Perse
entre dans l'Alliance orientale... Vous le voyez: si le
Bolchévisme a beaucoup détruit en Europe, il est en train
de construire en Asie un assez fier édifice.
— Un peu composite...
— Que voulez-vous? On bâtit fort mal à présent. Mais
ce style-là vaut bien le style Trianon. Et si quelques
pierres s'écroulent, si quelnues annexes flambent, la
Russie ne manque ni de matériaux ni de main-d'œuvre.
La Russie de demain et d'après-demain se chargera d'en-
tretenir le Palace oriental des Bolcheviks. Dans ce cara-
vansérail tous les peuples de l'Asie trouveront à se loger.
Gratis!... Aujourd'hui on lit à l'entrée: Prolétaires de
tous pays, unissez-vous'! phrase que les Musulmans lisent
de droite à gauche : La illah il Allah! Demain, on gravera
à la place Bofê Tzaria chrani et les Musulmans, sans
s'apercevoir de la différence, continueront à venir au
caravansérail, transformé en geôle impériale. Marx aura
travaillé pour le Tzar comme il a travaillé 9ans le temps
pour le Kaiser. Et la troisième Russie pardonnera au Bol-
chévisme: Pax tibi, Marx, evangélista meus!...
294 Le Flambeau.
Le Bolchevik démasqué.
Le Fidèle Abonné (après une pause, employée à
savourer son mot). — Bigfour vous aurait traduit cela
en slavon ecclésiastique, pour la couleur locale.
Nous ( qui suffoquions depuis quelques minutes) . —
Trahison! Vous... vous êtes Bo... Bolchevik!
Le Fidèle Abonné (froidement). — Je ne suis ni Bol-
chevik, ni Panslaviste, en principe. Mais je suis pour la
Société des Nations.
Nous. — Vous êtes Bolchevik! C'est pour cela que
vous vous félicitiez de la sentence des îles Aland et du
compromis de Wilna ! C'est pour nous tromper que vous
versiez des larmes hypocrites sur l'échec de la Croisade !
Vous vous réjouissiez de voir nos misères, nos querelles,
nos faiblesses profiter au Pansoviétisme ! Bolchevik!
Le Fidèle Abonné (avec obstination). — Il me faut
une Société des Nations. Si la vôtre ne suffit même
pas à organiser l'Occident médiéval et chaotique, si
elle se retire de la moitié du monde, si comme Alexan-
dre elle abandonne l'Asie au plus fort, je salue le fléau
de Dieu qui va battre à sa place le grain oriental. Gloire
au peuple orthodoxe qui, précédé du drapeau rouge et
suivi des saintes icônes, va porter le Message aux no-
mades du Sable noir et du Sable jaune, et qui saura récon-
cilier le martyr de Kerbela avec les cendres des Om-
méyades, et la Sainte Mère de Kiev avec le Dalaï-Lama ! . . .
Je veux la Paix ! La Paix par le droit ou la Paix par la
force. Le rameau d'olivier et le glaive me sont également
sacrés, pourvu que...
— Le Knout aussi, ce semble. Sortez, Monsieur, ou nous
appelons la police... Allô, Bruxelles central'! La Sûreté:
section politique, s. v. p., Mademoiselle!
La demoiselle du téléphone. — Section politique?
Ça n'existe plus.
— Alors, le Ministère de la Justice! B. 1070, le citoyen
Middle âges ail round. 295
Vanderveldel... Citoyen ministre, nous avons ici un for-
cené qui fait l'apologie du crime!
M. Emile Vandervelde. — La camisole de force!
C'est Merxplas?
— Mais non! Ici, Flambeau. C'est un individu qui
vante les envahisseurs de la Géorgie!
M. Emile Vandervelde. — Ah! Géorgie! Excusez-
moi, compagnon Jordania.
— Mais non! Ici, Flambeau.
M. Emile Vandervelde. — Géorgie, Flambeau? Ah,
c'est une blague!
— Très sérieux, au contraire. Un fait nouveau...
M. Emile Vandervelde. — Encore un massacre! Ah,
c'est très embêtant!... Avertissez le Secrétariat de la
S. D. N. Au fait, elle ne répond jamais... Allô! Allô!
Vous écoutez? Téléphonez tout de suite au Linthout 534 :
ça intéressera, j'en suis sûr, Louis de Brouckère.
Le Fidèle Abonné (secouant sur le seuil du Flambeau
la poussière de ses souliers). — Ils ne comprennent ni
la foi ni l'ironie! Untergang des Abendlandes!
Le personnel du « Flambeau » (lapidant le blasphé-
mateur à coups d'invendus) . — Mort aux Boches !
Fax.
Bulletin bibliographique
L'incident Einstein-Fabre. — M. Lucien Fabre, auteur d'Une
nouvelle figure du monde: les théories d'Einstein, ouvrage dont nous
avons rendu compte dans notre dernier numéro (1), nous demande
de publier la déclaration suivante qu'il a adressée à la revue Die
N aturivissenschaften et que celle-ci n'a pas insérée jusqu'ici. Nous
publions avec plaisir cette déclaration, après quoi nous considérerons
l'incident comme clos.
« M. Einstein a fait paraître dans la N aturivissenschaften une note
que vous avez reproduite. Dans cette note il m'accuse d'avoir publié
sous sa signature, dans le livre très élogieux que j'ai consacré à ses
théories, une préface qu'il n'a pas écrite.
<( Cette préface est constituée par trois documents ; elle contient des
renseignements biographiques, des opinions scientifiques et enfin,
une profession de foi internationaliste.
« Je maintiens de la manière la plus formelle:
1° Que ces documents émanent bien de M. Einstein;
2° Qu'ils m'ont bien été adressés, spécialement sous forme de
lettres et en réponse aux miennes;
3° Qu'ils étaient exclusivement. destinés à présenter à mes lecteurs,
c'est-à-dire au public français, la personnalité morale et scientifique
de ce savant.
<( Je suis prêt à prouver mes allégations par des pièces irréfutables
et à produire l'original de celles-ci à Paris et le fac-similé où on
voudra.
a Je déclare que M. Payot, mon éditeur, n'a en rien été mêlé à cette
affaire; je déclare que j'ai été tout d'abord extrêmement surpris des
dénégations de M. Einstein; je déclare enfin, qu'après enquête, je ne
suis pas encore parvenu à discerner, parmi tous les mobiles probables,
celui auquel a obéi M. Einstein en lançant, si inconsidérément, contre
un homme aussi parfaitement honorable qu'il peut l'être lui-même,
une accusation dont il est si facile de prouver l'inanité. »
(s.) Lucien Fabre.
(1) Voyez le Flambeau, 4e année, n° 5, 31 mai 1921, p. 144.
gn
Le Problème militaire.
<( Si nous voulons que les vallées du Rhin, de l'Escaut et de la
Meuse ne servent plus de chemins aux cent armées qui d'Andernach
et de Bouvines à Charleroi et à Verdun, se sont heurtées dans les
pays d'entre-deux, ne nous laissons pas aller à croire que le passé
est mort, que le grand procès est définitivement gagné, que l'Alle-
magne est — ou va être — assez profondément transformée par sa
défaite pour renoncer dans un avenir prochain aux plans occidentaux
formés par elle depuis cent ans (et hier encore) au détriment de la
Belgique et de la France. » Ces graves paroles d'un historien belge,
M. Léon Leclère, pourraient servir d'épigraphe à l'article que le
Ministre de la Défense nationale, M. Albert Devèze, consacre ci-après
au problème militaire dont la solution sera l'enjeu de la prochaine
consultation électorale.
L'enjeu de l'élection.
La solution du problème militaire sera donc l'enjeu
de la prochaine consultation électorale. Toutes les lois de
milice en vigueur cesseront leurs effets après que la classe
de 1922 aura été incorporée et sauf en ce qui concerne
la durée du service militaire de celle-ci. 11 est donc indis-
pensable qu'avant la fin de l'année prochaine, en prévi-
sion de l'incorporation de la classe 1923 — laquelle sera
la première du régime normal — un seul contingent pou-
vant désormais être appelé annuellement sous les armes,
— le législateur ait élaboré le Statut de la Défense Natio-
nale.
Que sera ce statut? Peu de semaines passeront encore
avant que la Nation en ait décidé. Du même coup la Bel-
gique aura décidé de son destin.
J'entends les pessimistes s'en désoler. Ils disent que
ce terrain électoral est détestable pour les patriotes. Ils
prévoient — et ils ont raison — la surenchère de la déma-
20
298 Le Flambeau.
gogie. Les « faiseurs de système » auront beau jeu pour-
vu qu'ils concluent que la sécurité du pays peut être assu-
rée au meilleur marché — en hommes, en argent, en
temps de service. Comme l'on prend souvent ses désirs
pour la réalité, comme il sommeille encore au fond de
notre peuple, malgré les « Années Terribles », de vieux
levains d'égoïsme susceptibles de faire germer une florai-
son d'antimilitarisme aveugle; comme on trouve toujours
un soi-disant technicien pour couvrir de son satisfecit et
de sa pseudo-compétence n'importe quelles billevesées,
en flattant sa médiocrité ou son ambition ; ces propagandes
trouveront écho dans l'opinion. N'avons-nous pas enten-
du ces jours derniers, au Parlement, un député qui répé-
tait, comme avant 1914, que la Belgique était trop petite
pour se confier à ses forces propres, ce qui équivaudrait
à la placer vis-à-vis des grandes puissances en vassale,
sinon en victime résignée? Ce langage, et d'autres plus
dangereux encore, on les entendra sur la place pu-
blique. Une campagne d'injures et de calomnies sera
déchaînée contre l'armée et contre ceux qui la repré-
sentent. Et le suffrage universel mené, trompé, saboté se
laissera conduire, par incompréhension, par ignorance,
par égarement, aux pires abdications.
Eussent-ils raison, les pessimistes, que je leur répon-
drais qu'il n'y a pas eu moyen de faire autrement.
L'entente, dans la Chambre actuelle, de la droite flamande
et de la gauche socialiste — si des considérations étran-
gères au problème militaire l'ont empêchée de porter
tous ses fruits — a cependant suffi pour paralyser l'éla-
boration d'un régime définitif. Ceux qui, comme moi-
même, pensaient que la solution doit être soigneusement
étudiée dans l'esprit que je définirai dans un instant,
n'ont pu tendre qu'à empêcher qu'elle soit prématurément
compromise par d'imprudentes improvisations. Ils sont
heureux d'y avoir réussi. Ils n'ont jamais cru pouvoir
faire davantage.
Le Problème militaire 299
Eussent-ils raison encore, les pessimistes, que j'ajou-
terais: En pareille matière, quand le salut de la Patrie
est en jeu, il faut se battre quand même jusqu'au bout,
de toutes ses forces, et opposer à la propagande des uns
la propagande décuplée des autres. Je les renverrais au
Taciturne, disant qu'il n'est point besoin d'espérer pour
entreprendre ni de réussir pour persévérer.
Mais affirmons-le bien vite : les pessimistes ont tort. Le
Belge de 1921, s'il répugne à l'impérialisme, au milita-
risme, à toutes les exagérations verbales et sentimentales,
si mal accueillies en ce pays de sagesse et de pondération
— ce Belge se souvient encore. Il sait comment nous
avons été conduits, par des politiciens imprévoyants, au
bord de l'abîme. Il comprend qu'une armée forte nous
eût probablement préservés de l'invasion et en eût en
tout cas limité les effets. Il a mesuré aussi l'attachement
souvent inconscient qu'il portait à sa liberté, à ses insti-
tutions, à la grandeur et aux traditions de sa race. Il
a appris par l'expérience que les années de quiétude
aveugle, de passivité, d'avarice, se paient en quelques
heures au centuple.
Adressons-nous donc à la fois à sa raison et à son
cœur. Soyons aussi fermes que modérés dans notre lan-
gage. Veillons à ce qu'il n'y ait point d'électeur qui aille
aux urnes sans l'avoir entendu. Ne permettons pas
que les foules subissent l'entraînement des mauvais ber-
gers: il suffit pour cela de leur montrer la vérité sans
voiles.
Le peuple belge est aujourd'hui majeur. Il prendra ses
responsabilités. Il aura, demain, le Parlement, les gou-
vernants, l'armée qu'il mérite. Son histoire, désormais,
sera telle qu'il l'aura consciencieusement, délibérément
voulue. Or, ce peuple veut vivre.
*
* #
300 Le Flambeau.
Le problème militaire est un problème exclusivement
technique. Quel est le péril dont nous sommes, dont nous
restons menacés? Que faut-il pour nous en protéger à
coup sûr? Si la politique n'était pas faite de détestables
marchandages, c'est à cela, et cela seul, que se bornerait
la discussion. Et l'accord de tous se ferait aussi sûre-
ment qu'il se fait sur la solution de n'importe quel pro-
blème d'arithmétique ou de géométrie.
Quel péril, d'abord? Regardons autour de nous.
L'Allemagne désarme, dit-on. Certes, d'énormes
quantités de matériel de guerre ont été livrées ou
détruites. Mais i) est impossible d'évaluer celles qui
subsistent encore, car la bonne volonté apparente des
gouvernants actuels se heurte d'une part à des organisa-
tions qui ont pris à tâche de conserver à la nation alle-
mande son armature militaire et le maximum de matériel
— organisations que personne n'ose sérieusement atta-
quer et dissoudre, — d'autre part, à la complicité sour-
noise d'un peuple entier, qui aide à dissimuler les choses
prohibées, à paralyser le contrôle, à tromper le contrô-
leur. Ajoutez à cela que l'armée de volontaires, forte de
cent mille hommes, constitue en réalité une armée de
cadres, puissamment entraînée, dans laquelle — aux
termes d'un ordre qui fut saisi — chaque soldat doit
recevoir l'instruction de chef de section. Et songez que
l'absence d'instruction militaire des jeunes classes — à
la supposer établie, car elle prend aisément le nom et le
masque de l'éducation physique et du sport — se trouve
largement compensée par le fait que l'Allemagne dispose
d'une réserve de plus de deux millions d'hommes
instruits. Ils ont pris part à la grande guerre. Ils ont reçu
et conservent la formation militaire la plus étendue, et
veillent d'ailleurs à l'entretenir au sein de leurs «Vereine»
d'anciens soldats. S'il faut un exemple pour montrer
l'impuissance en cette matière des gouvernants paci-
fistes, à les supposer même sincères, n'avons-nous pas
Le Problème militaire 301
celui de la Haute-Silésie où le général Hœfer a pris la
campagne à la tète d'une armée allemande, a entrepris
de dicter sa loi à l'Entente et à la Pologne, sans que le
Reich puisse paralyser ses entreprises, ni empêcher les
nationaux allemands de lui venir en aide de leur per-
sonne et de leur argent?
L'Allemagne désarmée? Matériellement un peu; je
viens de dire comment. Mais moralement elle est plus
armée que jamais. Quel poète chantera l'esprit de
revanche qui la brûle, la haine qui la dévore, la volonté
terrible dont elle est animée, de retourner à son grand
rêve de pangermanisme et de supériorité mondiale? Ce
poète viendrait quelque jour, au jour du Sturm und
Drang. Le seul moyen d'empêcher qu'il revienne est
d'empêcher que ce jour luise. Le seul moyen est donc
d'être et de rester fort; d'imposer au Germain vaincu le
seul respect qu'il connaisse: celui de la force.
Jusqu'au moment où les réparations seront accordées
sans qu'il soit besoin d'ultimatum ni de sanctions. Jus-
qu'au moment où il y aura des juges à Leipzig. Jusqu'au
moment où se dissoudront les « Orgesch », les « Krieger-
vereine », toutes les institutions de l'Allemagne guerrière ;
où se livreront effectivement les réserves d'armes encore
inavouées, où les stipulations territoriales du traité de
Versailles seront exécutées, sans que se lève la résistance
armée de partisans, représentatifs du véritable esprit ger-
manique.
Alors, mais alors seulement, dans toutes les nations,
le mouvement d'opinion pour le désarmement sera légi-
time. Encore faut-il ajouter que les petits peuples ne
pourront pas désarmer avant les grands. Quelles que
soient leurs amitiés, leurs sympathies, leurs confiances,
ils ont le devoir de veiller sur eux-mêmes ; de ne dépendre
de personne; de ne point se mettre à la merci de qui-
conque. C'est par la décision de la Société des Nations,
exécutoire simultanément dans tous les pays associés, que
302 Le Flambeau.
doit se faire quelque jour, espérons-le pas trop éloigné, le
désarmement mondial.
Certains diront: « C'est entendu. La Belgique est poli-
tiquement l'objet tout spécial de la haine allemande. Géo-
graphiquement, elle est de plus l'objectif désigné des
armées de la Revanche. Diplomatiquement, débarrassée
des entraves de la Neutralité, elle a aussi dépouillé l'ar-
mure — si fragile soit-elle — que la Neutralité cherchait
à lui faire. Mais n'avons-nous pas, aujourd'hui, d'autres
garanties? Attaqués, l'accord franco-belge ne nous assure-
t-il pas la protection des armées françaises? Derrière la
France, n'aperçoit-on pas les autres nations, nos amies,
nos associées, prêtes à voler à notre secours? Qu'avons-
nous donc besoin de nous protéger par nous-mêmes? »
Et d'autres ajouteront : « N'est-ce pas l'accord franco-
belge qui nous astreint à des armements sans fin, et qui
grève de son poids la solution belge du problème mili-
taire »?
Je veux d'abord répondre, d'un mot, à ces derniers,
parce qu'il semble qu'en Flandre surtout, un effort de
propagande soit fait pour répandre l'opinion que je
dénonce. Je lui ai déjà opposé à la Chambre un démenti
catégorique. Je le réitère ici, en précisant. L'accord fran-
co-belge est heureusement défensif : il ne joue qu'en cas
d'agression non provoquée. Il a pour objet essentiel de
faire en sorte que, placée demain devant le même ennemi
qu'en 1914 — il ne dépend de personne que les deux
nations se trouvent côte à côte sur la même ligne de
défense et constituent ainsi l'avant-garde de la civilisa-
tion contre un retour offensif de la barbarie, — la col-
laboration des srmées française et belge ne soit plus
improvisée; qu'elle ait été techniquement préparée et étu-
diée; qu'ainsi elle soit étroitement et efficacement assu-
rée dès le premier jour de la guerre afin que l'ennemi ne
puisse plus, en profitant de notre désarroi, porter celle-ci
sur notre territoire. Pour y parvenir, l'accord prévoit
Le Problème militaire 303
donc, dans l'hypothèse visée, que chaque pays fournira
telles troupes, en tel endroit, dans tel temps, pour telle
mission. Il ne dit rien de plus, ni explicitement, ni impli-
citement. Il n'oblige aucune des deux parties, quant au
régime militaire qu'il lui conviendra d'adopter: et il est
superflu' d'ajouter que seule la foi due au contrat engage
chacune d'elles à fournir des troupes capables de remplir
le rôle qui leur est assigné. Cela, c'est une question de
bonne foi, dont chacun est juge devant sa conscience,
mais sur laquelle aucun honnête homme — par consé-
quent aucun Belge — n'hésitera. Nous sommes nous-
mêmes souverains appréciateurs de ce qu'il faut faire,
pour que la parole donnée soit loyalement tenue.
Mais j'en viens alors à mes premiers contradicteurs.
Faut-il compter exclusivement, ou même principale-
ment, sur la France, et sur nos amis? Pareille pensée
peut-elle nous effleurer? Ne protestons-nous pas aussitôt
de toute la force de notre dignité collective? Imaginerait-
on qu'on puisse songer à pareille abdication, disons le
mot, à pareille humiliation? Et si nous n'avons pas la
noblesse de payer notre part de sécurité par notre part
de sacrifice, ne voyons-nous pas qu'avant que les armées
amies viennent à notre secours, y compris celles qui
devraient d'abord être transportées — sinon même se
reconstituer, bien loin de nous, — nous connaîtrions à
nouveau et dans quelles conditions! les horreurs de l'in-
vasion et de la servitude?
Les hommes qui « arrivent » le doivent en général à
la pratique de deux maximes : « Aide-toi toi-même » et
« Fais ce que dois, advienne que pourra ». Les peuples
qui ne pratiquent pas ces maximes n' « arrivent » pas non
plus: ils disparaissent. Et c'est justice.
Admettons un instant qu'il ne soit pas question de
revanche germanique. Prenons au pied de la lettre toutes
304 Le Flambeau.
les protestations verbales. Fermons les yeux à l'évidence
des faits. Et constatons.
Si l'on désarme en Belgique, on désarmera partout,
n'est-ce pas? Nous ne comptons pas sur la force des
autres pour exécuter notre débiteur? Bon.
Dans ce cas, gardez-vous une espérance quelconque
d'obtenir par la douceur, par la persuasion, les milliards
que l'Allemagne nous doit en vertu du traité de Ver-
sailles? Non.
Parfait. Dès lors, pour la Belgique, c'est irrémédiable-
ment la faillite. La souhaitez-vous? Non.
11 faut donc une armée. Quelle armée?
Parlons-en d'abord qualitativement, pour le temps de
guerre.
C'est un crime d'envoyer au feu des troupes qui ne
sont pas: i° exercées et disciplinées; 2° bien commandées
et encadrées; 3° bien outillées, tant défensivement qu'of-
fensivement, en matériel de tout genre.
Si l'un des facteurs vient à faire défaut, l'expérience
de la guerre tout entière montre qu'on aboutit non seu-
lement à la défaite, mais à un véritable massacre, dans
lequel les cohues mal instruites, dépourvues de chefs et
de guides, incapables de se servir de leur outillage et
même de le défendre, paient avec du sang l'incurie des
politiciens qui n'ont songé qu'à leurs intérêts électoraux.
Or, la qualité de l'armée en temps de guerre dépend'
totalement de la préparation du temps de paix : de l'in-
struction technique et de l'éducation morale que le soldat
a reçues et conservées; des mesures qui ont été prises
pour assurer l'encadrement et le concours permanent de
spécialistes suffisamment nombreux et expérimentés ; des
sacrifices qui ont été faits afin que l'armée dispose de
tout ce dont elle a Besoin; pour se ravitailler, se vêtir,
Le Problème militaire 305
marcher ; pour se protéger contre les gaz asphyxiants et
contre les éclats de projectiles; pour anéantir matériel-
lement et moralement l'ennemi : grenades-, mitrailleuses,
canons de tout genre, projectiles de toute puissance ; pour
se renseigner, s'éclairer, inquiéter les arrières, porter
au loin les représailles vengeresses : voici donc les avions ;
pour briser les barrières de tranchées et frayer la brèche
par laquelle passera l'infanterie victorieuse: voici les
chars d'assaut.
Tout cela, c'est une question de volonté patriotique:
le temps de service; d'argent: le budget; d'administra-
tion : la meilleure, la plus sage, la plus économe gestion
des crédits; de technique: la plus parfaite préparation de
la guerre, au point de vue du commandement, de l'enca-
drement, de la formation des spécialistes.
L'œuvre trouve alors son couronnement dans l'orga-
nisation de l'armée sur le pied de guerre, le plan d'opé-
ration de l'armée de campagne dans les diverses hypo-
thèses possibles, et le plan défensif du territoire national.
Encore tout cela ne vaudra-t-il, que si derrière l'armée
ses réserves sont prêtes, et si la nation entière, indus-
triellement mobilisée, assure à la fois aux forces com-
battantes le maximum de ressources disponibles et aux
populations de l'intérieur la meilleure exploitation et la
meilleure répartition de ce qui doit être réservé pour
satisfaire à leurs besoins essentiels.
Quelle tâche énorme! Quel problème à la fois simple
et redoutable! Quelle tâche à accomplir, si vaste qu'on
n'en aperçoit point le terme, et qu'elle suffirait à remplir
la plus noble vie, consacrée tout entière au service du
pays! C'est déjà une ambition belle, haute, utile, que de
s'efforcer d'y contribuer dans la faible mesure du pou-
voir dont dispose le ministre provisoire d'un cabinet
d'Union, c'est-à-dire d'un cabinet qui, n'ayant point de
majorité fidèle, doit arriver à s'imposer à tous les partis
sans descendre à des compromissions déshonorantes.
306 Le Flambeau.
Quantitativement, en temps de guerre, la question ne
se pose plus. Tous les Belges valides, quand la Patrie
est en danger, ont le devoir de porter les armes. La
Patrie, elle, a le devoir non moins impérieux de les pré-
parer à cette mission. Le principe du service général étant
admis — il n'est plus, que je sache, discuté par per-
sonne — la question des effectifs disparaît. Au jour de
la mobilisation, désormais, il ne manquerait dans les
rangs que les traîtres et les lâches. C'est un déchet qu'en
Belgique on peut négliger.
* *
À la lumière de cet exposé étudions maintenant l'ar-
mée du pied de paix, telle qu'elle doit se comporter
pour accoucher, au jour de la mobilisation, d'une armée
du pied de guerre répondant aux conditions ainsi défi-
nies. Envisageons-la, puisque telle est la préoccupation
immédiate, au point de vue du temps de service.
* *
La première observation, essentielle, est qu'il faut sépa-
rer le problème du temps de service de celui qui con-
cerne l'instruction individuelle du soldat. Il est parfaite-
ment possible d'abréger la durée de cette dernière par
une éducation physique très généralisée et très déve-
loppée, et — mais avec prudence, car il faut éviter la
« militarisation » de l'enfance — par une certaine pré-
paration militaire antérieure à l'incorporation. D'après
ce qui aura été fait dans ce sens, on peut en arriver
à un nombre de mois et même de semaines qui tend
à se réduire. Il faut cependant ne pas perdre de vue
que la puissance formidablement accrue des feux
d'infanterie et d'artillerie a créé une tactique nouvelle
qui impose aux soldats de s'espacer dans le combat et
d'agir souvent sans le contrôle direct du chef. Il est donc
Le Problème militaire 307
indispensable qu'ils aient acquis une instruction et une
dose d'expérience plus grande qu'au temps du « rang
serré ».
Mais il reste alors à donner l'instruction collective;
à créer le coude-à-coude, la discipline d'ensemble des
mouvements; à réaliser la cohésion rigoureuse, la régu-
larité presque automatique du fonctionnement des divers
rouages humains — dont se compose cette machine im-
mense et compliquée qu'est l'armée. Pourquoi? Parce
qu'il faut que tout se passe, à l'exercice ou à la manœu-
vre, avec perfection; que chacun connaisse son rôle,
l'accomplisse, et sache que les autres accompliront le leur,
sans aucune chance d'erreur ou de défaillance — pour
qu'on puisse imaginer qu'au combat les choses se passe-
ront avec ordre, régularité, efficacité, sans trouble ni
confusion. Imaginez en effet que chacun de ces hommes
retournera chez lui, son service actif terminé; qu'en
cas de mobilisation — c'est bien pour cela, n'est-ce pas?
que nous avons une armée — il reviendra prendre sa
place après des mois, des années peut-être d'inaction;
qu'au moment où il devra appliquer ce qu'on lui a ensei-
gné, il se trouvera sans entraînement exposé aux balles
des fusils et des mitrailleuses, au feu de l'artillerie, aux
gaz asphyxiants, à tous les procédés de désorganisation
morale que l'on emploie et qu'on découvrira encore.
Que sera-t-il, et que fera-t-il, si on ne lui a pas appris à
agir par véritables réflexes; à se mouvoir, à tirer, à prêter
son assistance à ceux dont il est l'auxiliaire, sur un mot,
sur un geste, au coup de sifflet?
Qu'est-ce alors quand l'action de plusieurs hommes
doit être coordonnée en vue d'un but déterminé, telle par
exemple la collaboration, dans le groupe de combat, de
tous ses éléments individuels pour le service d'une seule
arme automatique qu'il faut transporter, installer, ma-
nier, ravitailler et protéger? Qu'est-ce-, lorsqu'il s'agit,
à un degré plus élevé, d'assurer de même la collabora-
308 Le Flambeau.
tion des divers éléments d'une même unité, des diverses
unités d'un même corps, puis des divers corps et des
diverses armes, en assurant la cohésion parfaite des mou-
vements, la liaison par coureurs, par cyclistes, par
signaux optiques, par téléphone, par avions, par télé-
graphie sans fil, — de façon à former un seul être orga-
nisé, obéissant à un seul cerveau, dont chacun des mus-
cles est sans cesse soumis à l'action du réseau nerveux
chargé de la transmission des ordres vers l'avant et des
renseignements vers l'arrière? Qu'est-ce enfin lorsqu'il
s'agit, ayant constitué ce « cerveau » par la formation
d'un état-major instruit et capable, d'exercer ce cerveau,
de lui enseigner la rapidité de conception et de décision,
de lui faire connaître les possibilités matérielles et morales
d'exécution, afin qu'il soit bien maître du réseau ner-
veux et qu'il apprécie exactement la disposition, la résis-
tance, le potentiel des muscles auxquels il doit com-
mander?
Supposez que dans tout cet ensemble un élément fasse
défaut ou manque d'expérience, ou de discipline, ou de
sang-froid. C'est alors l'infanterie, incapable d'attaquer
ou de se défendre, tourbillonnant sous l'ouragan de fer.
C'est l'artillerie, mal informée ou mal servie, tirant trop
loin ou trop près, n'atteignant pas l'ennemi ou massa-
crant sa propre infanterie. C'est le commandement déso-
rienté, ignorant de la situation des forces dont il dispose,
s'épuisant en vains efforts pour connaître les phases
diverses du combat, obligé désormais de subir les évé-
nements qu'il devrait diriger. C'est l'hésitation d'abord,
puis la défaite, puis la déroute. N'eût-il pas mieux
valu ne point envoyer sur le champ de bataille ce lamen-
table troupeau?
Parlez-moi maintenant de l'instruction militaire de la
recrue comme « élément essentiel de la durée du temps
de service ». Il ne s'agit pas de former « un soldat ». Il
s'agit de former « une armée ». Et cela demande en
Le Problème militaire 309
temps de paix, un immense travail d'ensemble pour
lequel la collaboration de tous les éléments dont elle se
compose, individuels et collectifs, à tous les degrés de
la hiérarchie, est indispensable.
#
* *
Ce n'est point d'ailleurs la seule base d'appréciation.
Il est deux autres considérations, non moins capitales.
Vienne la guerre. Voici que l'armée du pied de paix
devient le « squelette » qui sert d'armature à la « chair
molle » qu'apporte la mobilisation. Il faut que le sque-
lette soit solide et résistant, et cela d'autant plus que le
rappel des classes apportera une chair plus abondante par
le service général et la prolongation des obligations mili-
taires. En d'autres termes, il faut que chaque unité mobi-
lisée contienne un nombre suffisant de militaires en
cours de service actif, par conséquent en plein entraîne-
ment, capables d'encadrer leurs camarades plus anciens,
et de leur rappeler, par l'exemple, l'éducation qu'ils ont
reçue et qu'ils auront partiellement oubliée. Cette pre-
mière considération est celle de 1' « armature », qui exige
la présence permanente sous les armes d'un effectif de
paix sérieux.
La seconde considération est celle dite de la « couver-
ture ». La mobilisation de l'armée et sa concentration
sur ses positions de rassemblement exigent un temps
variable d'après le degré de préparation, temps pendant
lequel un raid audacieux de l'adversaire, s'il ne rencon-
trait pas une résistance préparée dès le temps de paix,
suffirait à rendre illusoire toute l'œuvre de la défense
nationale, et à livrer le pays, passivement, à l'invasion.
Nous y parons, dans le régime nouveau qui s'organise,
par la création du corps de couverture, toujours à effectif
renforcé, qui constituera d'abord l'armée d'occupation
en Allemagne, et qui, plus tard, occupera la région fron-
310 Le Flambeau.
titre. Encore faut-il avoir des hommes pour constituer
cet effectif, et par conséquent les prélever sur l'armature
dont on pourra disposer pour l'ensemble de l'armée.
* »
Quels sont dès lors les facteurs qui peuvent agir sur
la réduction du temps de service?
Le principal est dans la constitution d'un cadre solide
et d'un élément permanent nombreux et spécialisé. Plus
l'effectif en sera considérable, plus la formation en sera
approfondie, mieux les éléments: instruction collective,
armature et couverture seront assurés; moindre devra
être, pour les obtenir, la présence effective sous les
armes des miliciens en service actif.
Sans doute on peut compter pour constituer cet
élément sur la vocation militaire de certains jeunes
gens: mais ce n'est là qu'un appoint de peu d'impor-
tance. Ce qu'il faut, c'est créer une carrière présentant
suffisamment d'attraits et suffisamment d'avenir pour
que la jeunesse s'y engage. Il suffit d'avoir parlé d'attrait
et d'avenir, pour comprendre qu'il faut que cette car-
rière, commencée dans la vie militaire, puisse se pour-
suivre dans la vie civile: que pendant ses dix ou quinze
années de service volontaire, le militaire « permanent »
doit recevoir une instruction qui le rende apte à certaines
fonctions administratives civiles afin qu'il puisse pour-
suivre son avenir, en tenant compte de l'ancienneté
totale qu'il a acquise, et tout en restant pour l'armée un
élément de réserve de premier ordre. Combien de Belges
aspireraient volontiers à passer à l'armée leur jeunesse,
s'ils savaient qu'à l'âge mûr, ils ne seraient pas astreints
d'y demeurer dans une position subalterne et dépourvue
d'horizon, ou sinon de recommencer leur vie à l'âge
où d'ordinaire l'homme commence à recueillir les fruits
de son labeur !
Le Problème militaire 311
C'est là qu'est la solution du problème de l'encadre-
ment et de la permanence. Elle a le mérite de ne point
grever le Trésor d'une charge supplémentaire exagérée.
Elle assurerait, j'en suis convaincu, la présence des
quinze à vingt mille permanents qui apparaissent indis-
pensables, si l'on tient compte des diverses nécessités
que j'envisage. Au contraire, le simple relèvement des
traitements et allocations coûterait horriblement cher,
sans efficacité sérieuse : car jamais on ne pourra donner
au militaire de rang subalterne une « fin de carrière »
suffisamment séduisante pour attirer les ambitions par-
fois présomptueuses de la jeunesse.
Et voilà de la besogne pour le législateur de l'an pro-
chain.
L'élément permanent est évidemment le seul qui puisse
agir sur Y « armature » et sur la « couverture ». Mais
il en est d'autres qui peuvent certes influencer, en outre,
l'instruction collective.
L'éducation physique et la préparation militaire
d'abord, non point par elles-mêmes, mais parce que plus
tôt sera terminée l'instruction individuelle, plus tôt pourra
être commencée l'instruction collective, plus parfaite
celle-ci donc pourra se faire, étant donné un temps de
service déterminé.
Puis encore, la vie aussi prolongée que possible de
l'armée dans les camps et en manœuvres. Ceci est une
question d'argent très importante, surtout en ce qui con-
cerne le développement des camps d'infanterie et d'artil-
lerie, permettant d'y prolonger le séjour que font chaque
année les divisions, tout en leur assurant des conditions
satisfaisantes d'hygiène et de bien-être. Les circonstances
financières n'ont pas permis, cette année, d'entrer dans
cette voie. Il appartiendra au législateur futur d'appré-
312 Le Flambeau.
cier les sacrifices que la nation juge pouvoir consentir
pour atteindre au résultat désirable.
Faut-il ajouter enfin que toute instruction exige un
outillage spécial, des conditions matérielles favorables,
qui touchent au casernement, aux stands de tir, aux
plaines d'exercice, à l'approvisionnement en munitions
d'exercice, à l'utilisation en garnison de certains maté-
riels sujets à usure ou dont l'emploi est dispendieux
(avions, chars d'assaut, par exemple), en un mot, à
l'ensemble des moyens dont l'armée du temps de paix
dispose, et qu'il importe de développer et de perfection-
ner au mieux des besoins auxquels il faut répondre?
♦
* *
Et maintenant, supposons que tout cela soit acquis —
car il n'est personne, n'est-ce pas? du moins personne
de raisonnable, qui réclame la réduction du temps de
service sans accorder tout ce que je viens de dire. Reste
à décider de ce que peut être cette réduction.
Aussitôt, le champ s'ouvre à la surenchère. La Com-
mission mixte, à l'unanimité — sauf l'abstention de ses
membres socialistes, mais y compris l'adhésion des autres
membres parlementaires — a dit douze mois. Nous avons,
en ce moment, à titre transitoire et à raison de la pré-
sence sous les drapeaux de deux contingents annuels, —
ce qui nous donne un effectif moyen de 113,500 hommes
— dix mois. M. Hubin propose neuf mois. L'extrême-
gauche conduite par M. Mathieu et quelques droitiers
flamands conduits par M. Marck, six mois. Certains
publicistes, quatre mois. M. Eeckeleers a parlé de trois
mois. Et d'aucuns annoncent déjà: rien du tout. Ce qui
permet de constater qu'on est toujours le militariste de
quelqu'un — et ce qui enlève beaucoup de sa signification
à cette épithète.
Concluons cependant de ces chiffres mêmes que l'on
ne peut prévoir, au maximum, à partir de 1923, que la
Le Problème militaire 313
présence d'un seul contingent annuel sous les armes. Pla-
çons-nous dans cette hypothèse maxima, et voyons objec-
tivement ce qu'elle donne.
En admettant le service général le plus étendu, nous
aurons sans doute — l'expérience vérifiera les chiffres
— un contingent incorporable de 55,000 hommes, dont
45,000 en service armé et 10,000 en service auxiliaire.
Comme il est indispensable de disposer en tout temps
d'éléments ayant déjà reçu une certaine instruction, l'in-
corporation de la classe devra se faire en deux fois. Le
chef d'état-major général propose avec raison de la faire
par unités entières, de façon qu'un même cadre ne reçoive
les recrues qu'une fois par an, et qu'un régiment, par
exemple, comprenne toujours un bataillon instruit et un
bataillon à l'instruction. Il en résulte, si l'on admet qu'il
faut six mois pour l'instruction individuelle, que dans le
système Mathieu l'armée ne comprendrait jamais d'élé-
ments instruits capables de commencer l'instruction col-
lective et d'assurer l'armature et la couverture. Il en
résulte aussi qu'avec le service d'un an, il y aurait sous
les armes, en dehors des permanents 22,500 soldats et
5,000 auxiliaires instruits (1).
Supposons cependant, en raison des considérations
déjà exposées, que la durée de l'instruction individuelle
puisse être réduite à moins de six mois, à trois mois
par exemple. Il en résultera, 'dans l'hypothèse du service
d'un an, que pendant la moitié de l'année la totalité de
l'effectif sous les armes pourra être utilisée pour l'instruc-
tion collective, la couverture et l'armature — tandis que
pendant les deux trimestres consécutifs à chaque incor-
poration et consacrés à l'instruction individuelle d'un
demi-contingent, l'effectif utilisable sera réduit de moitié.
Ne nous dissimulons pas que l'ennemi éventuel connaî-
(1) Voyez le Flambeau, 3* anne'e, n° 8, 25 août 1920, p. 165.
21
314 Le Flambeau.
tra ces époques de faiblesse, et qu'il en tirera profit lors-
qu'il s'agira de fixer l'heure d'une agression.
Mais prenons les choses au mieux. Supposons douze
mois de service. Supposons que la mobilisation se pro-
duise dans les conditions les plus favorables, la totalité
du contingent étant instruite. Supposons acquis l'élé-
ment permanent désirable, et qui est au moins triple de
celui dont nous disposons actuellement. Nous aurons
ainsi, pour le rappel des classes, un effectif de paix
instruit d'environ 60,000 hommes en service armé. Il fau-
dra, du jour au lendemain, passer à un effectif de guerre
de 350,000 hommes, c'est-à-dire avec une proportion d'un
homme en service actif pour cinq à six rappelés. Com-
ment faire, après le prélèvement qu'exige le corps de
couverture* pour assurer l'armature? Il faudra bien étof-
fer d'abord, par privilège, l'encadrement d'unités dites
de première ligne, et réduire celui d'autres unités, qui
devront être l'objet d'une très sérieuse prise en main
avant d'être jetées dans l'action.
C'est-à-dire que, même avec le service d'un an, nous
devrons nous résoudre à ne disposer effectivement, dans
les premiers jours de la guerre, que d'une partie de notre
armée de campagne — sous peine de créer une cohue,
livrée d'avance à la défaite.
Est-il possible, dès lors, de descendre en dessous du
terme ainsi fixé?
S'y résoudre, c'est décider de réduire encore l'effectif
de l'armée de première ligne et même de renoncer à
constituer intégralement l'armée de campagne que nos
effectifs nous permettraient de former. C'est aussi déci-
der de renforcer davantage encore l'élément permanent
Fde l'armée, afin qu'il compense, pour l'armature et la
couverture, une partie du déficit en miliciens. Tout cela
pour un bénéfice médiocre.
Le Problème militaire 315
Médiocre, car il faut bien admettre que la durée du
service doit comporter, après achèvement de l'instruc-
tion individuelle, une participation minima de chaque
recrue à l'instruction collective. Médiocre aussi, car les
partisans du service de six mois reconnaissent eux-mêmes
la nécessité de prolonger et de multiplier les rappels,
dont Je fardeau est infiniment plus lourd. Chaque fois
qu'une classe est soumise à une période de rappel, le
Ministre n'est-il pas assailli de sollicitations, dignes sou-
vent d'intérêt, venant de ceux qui seront arrachés à leur
foyer, à leur emploi, à leurs affaires? Si certains rappels
sont indispensables, ne vaut-il pas mieux les réduire au
minimum, plutôt que de les étendre dans le but de justi-
fier un prélèvement de quelques mois sur le service nor-
mal ? Répétons-le : bénéfice médiocre, à moins de sacri-
fier délibérément, définitivement, et j'ajoute hypocrite-
ment, la Héfense nationale.
Dès lors, pour descendre en dessous du terme d'une
année, il faut estimer que le péril germanique est réduit
au point de nous permettre de le considérer comme
écarté moyennant un effort défensif inférieur à celui dont
nous sommes capables. C'est en revenir au problème
extérieur que je posais en commençant cette étude. A
chaque Belge de le résoudre selon sa conscience.
*
* *
La prime d'assurance contre l'incendie est propor-
tionnée aux risques. Fini le risque, finie l'assurance,
supprimée la prime. Quel dommage d'avoir pour voisin
un incendiaire qui a fait ses preuves et qui n'a point
renoncé à son métier ! Quel dommage aussi de constater
l'existence aux environs de tant de dépôts de matières
inflammables ! Certes, ne tenons pas pour acquis que
le voisin ne se corrigera jamais ou qu'il ne sera pas pris
316 Le Flambeau.
quelque jour des mesures de police internationale ras-
surantes.
Souhaitons tout cela. Collaborons-y de toutes nos
forces. Réservons l'avenir. Mais en attendant, ne mar-
chandons pas avec l'assureur. Le seul avantage d'un
sinistre — celui de 1914 ne nous suffit-il pas? — est
d'enseigner la prévoyance à ceux qu'aveuglaient la con-
fiance, l'optimisme ou tout simplement la veulerie...
Faute de mieux, reste à nos contradicteurs à nous trai-
ter de « réactionnaires ». Nous ne comprenons pas la
différence essentielle entre l'armée de caserne et l'armée
de milice; entre l'armée nationale et la nation armée.
Il suffit, paraît-il, de coller une étiquette, de donner un
nom nouveau, pour que toutes les prémisses de notre
raisonnement s'effondrent; pour que surgisse tout con-
stitué, un système complet de défense nationale qui don-
nera, gratis ou presque, ce que peut rêver de force, et
par conséquent de sécurité le meilleur des patriotes.
Ici je suis en aveu. Passe encore pour l'instruction et
l'éducation prérégimentaires : j'en ai dit les possibilités,
l'utilité et l'importance. Mais l'instruction collective?
L'armature? La couverture? Est-il plusieurs façons d'as-
surer tout cela? Et celles-ci permettent-elles d'alléger au
delà 'de ce que j'aperçois les charges militaires? Je ne
puis m'en convaincre. Le jour où un découvreur aura
jeté sur cet aspect de la question l'éblouissante lumière
de son génie, je m'inclinerai volontiers — et il n'aura
pas de partisan plus enthousiaste que moi-même de ses
idées si justes et de ses ambitions si légitimes.
jusqu'à présent, les théoriciens bornent leurs décou-
vertes à celle de la milice régionale. Incorporation com-
mode ; proximité de la famille ; contact dans la vie civile
comme dans la vie militaire du cadre, cte îa troupe, de
Le Problème militaire 317
tous ceux qui se battront un jour ensemble ; mobilisation
quasi instantanée; réduction au minimum du temps d'en-
casernement compensée par des rappels nombreux;
séjours prolongés dans les camps et en manœuvres. Vous
voyez que je n'oublie rien.
Certes, la régionalisation du recrutement présente de
sérieux avantages techniques. Elle n'est point cependant,
dans le même ordre d'idées, sans présenter de graves
inconvénients. Le contact permanent de la famille est-iî
favorable à la formation de l'esprit militaire individuel
et collectif? Les gens d'expérience le contestent. Une
telle armée ne se rapprocherait-elle pas, dans son moral,
de ce que fut notre garde civique? Beaucoup le pré-
voient. Mais il est surtout deux objections qui sont déci-
sives, et dont il suffira de préciser la portée.
La première est qu'en temps de guerre, le recrute-
ment par localités ne répartit pas équitablement les sacri-
fices entre les divers éléments de la nation. Donner à
un bataillon Tordre de tenir jusqu'au dernier homme,
c'est dépeupler une petite ville. Il se trouve ainsi qu'en
France, où cependant les circonscriptions de recrutement
sont vastes, le pourcentage de pertes, de région à
région varie quelquefois dans des proportions vraiment
saisissantes.
La seconde, tirée de la situation spéciale à la Belgique,
renforce la première. Notre pays est divisé en deux
zones linguistiques. Ce fait sert de prétexte à des pro-
pagandes dont tous les Belges soucieux de l'avenir
redoutent les conséquences. De quelles suspicions te
commandement ne serait-il pas l'objet lorsqu'il impose-
rait, pour des raisons d'ordre militaire et sans avoir pu
choisir, un tâche particulièrement sanglante à un corps
déterminé? Quel élément de haine, de violence, d'indisci-
pline, n introduirait-on pas ainsi dans une armée où
déjà, en temps de guerre, comme dans toutes Tes armées,
l'esprit d'arme ou l'esprit de corps éveille si aisément le
318 Le Flambeau,
reproche réciproque d' « embusquage »? Régionaliser le
recrutement en Belgique, c'est compliquer de façon
redoutable et peut-être rendre impossible la tâche du
haut commandement.
Au contraire, à raison même des actions séparatistes
auxquelles notre petit peuple est soumis, n'importe-t-il
pas de conserver tout ce qui lui donne de l'unité morale,
tout ce qui rapproche Flamands et Wallons dans une
communauté d'existence et d'affection? Au premier rang
donc, le service militaire non régionalisé, dans lequel ils
apprennent à se connaître, à se comprendre, à s'aimer.
Inutile d'entourer cette vérité de phrases sonores : cha-
cun la comprendra. Il suffit d'ajouter que le fait essentiel
doit être la mise en contact intime, au sein des unités,
de la jeunesse belge, flamande et wallonne. Mais qu'il
faut dès lors que la vie militaire soit aussi accueillante
aux Flamands qu'aux Wallons : je m'en suis expliqué
à la Chambre. Et qu'il faut aussi organiser la réparti-
tion dans les unités de façon à léser le moins possible
les intérêts des individus et des familles: j'ai fait con-
naître à ce sujet la réforme à laquelle il sera procédé par
voie de disposition ministérielle. Elle réalisera, dans une
large mesure, les avantages que l'on peut invoquer en
faveur de la thèse que je combats, sans que s'accomplisse
une étape dangereuse dans la voie de la séparation
Concluons.
La solution de la question militaire ne peut être
influencée, ni par des apriorismes doctrinaux,, ni par
des considérations d'électoralisme. Ceux qui cherchent
à créer autour des « six mois » une sorte de mysticisme
populaire font, à mon sens, besogne indéfendable.
La solution est d'ordre exclusivement international et
technique. Il n'est possible de marchander ni avec le
danger éventuel, ni avec les besoins corrélatifs de la
Le Problème militaire 319
défense. Il faut par conséquent, mesurer froidement le
premier, et faire face loyalement aux seconds. Sous-éva-
luer l'un, ou méconnaître les autres, c'est pire et c'est
moins logique, que de proclamer la thèse absolue du
désarmement pur et simple et de l'abdication nationale :
parce que c'est former une armée condamnée à la défaite,
c'est-à-dire, tout en préparant des sacrifices sanglants* ne
protéger en aucune manière notre droit à l'existence.
Dès lors qu'on l'envisage de ce point de vue, la solu-
tion exige: pour une armée de pied de guerre détermi-
née — à cet égard, quant à présent, le maximum de nos
forces utilisables doit pouvoir être mis en œuvre — une
armée du pied de paix suffisamment instruite, encadrée,
dotée de matériel, pour « accoucher » à la mobilisation,
de cette armée du pied de guerre.
Le temps de service est donc fonction exclusivement
du temps nécessaire à l'instruction collective et du chif-
fre d'effectifs instruits nécessaire à l'armature et à la
couverture. En fait, de l'avis des techniciens, moyennant
une politique militaire méthodique; consciencieuse et
intelligente, ce temps ne devra pas dépasser douze mois,
même lorsqu'un contingent sera, chaque année, sou-
mis à l'incorporation.
Pour abaisser davantage la durée du service en temps
de paix, il faut se résigner à la réduction de toute
notre puissance défensive. Il faut donc apprécier les
circonstances extérieures, toujours en cours d'évolution ;
il faut aussi connaître les mesures qui auront été
prises à l'intérieur: tels la constitution effective d'un
élément militaire permanent considérable et le développe-
ment généralisé de la formation prérégimentaire. A cet
égard, aucune solution « théorique » n'a de valeur abso-
lue : à chaque instant de son histoire, la Patrie doit con-
sentir pour sa défense, tout ce que celle-ci exige par
rapport au péril dont elle est menacée. Cela dépend donc
de la puissance dont dispose l'ennemi éventuel, des
320 Le Flambeau.
alliés probables, de la situation générale du monde ; cela
ne dépend pas des partis politiques, s'ils entendent ne
pas subordonner la Patrie à leurs ambitions. Cela peut
changer, se modifier, croître ou se réduire: mais point
au gré de leurs désirs et de leurs intérêts.
L'enjeu de l'élection est de savoir si la majorité des
Belges est accessible à ce langage — ou si, au contraire,
elle entend faire accueil aux appels qui seront faits, par
voie de surenchère, à toutes les faiblesses de l'égoïsme
humain.
Qu'est-ce donc, dans une vie, que quelques mois en
plus ou en moins accordés au devoir patriotique, à l'âge
où la jeunesse a besoin d'action, d'exercice, de grand
air; où il est utile à l'homme d'assouplir son corps, de
former sa volonté, d'élargir ses horizons par le contact
d'autres hommes étrangers à son milieu familial ou pro-
fessionnel? L'armée ne doit-elle pas être la grande édu-
catrice morale qui prépare les générations nouvelles,
auxquelles on parle tant de leurs droits, à l'accomplisse-
ment de leurs devoirs?
Ayons la foi que le suffrage universel, aujourd'hui
souverain, ne se laissera pas égarer, comme s'était laissé
égarer jadis le corps électoral du régime plural.
Qu'il songe avant de s'y résoudre, à l'expérience hor-
rible que nous venons de faire ! Les mêmes causes pro-
duisent les mêmes effets. Tout se paie. Il faut choisir.
Albert Devèze.
La Cerisaie
Le Flambeau me fait le grand honneur de me deman-
der quelques pages pour la traduction de la Cerisaie de
Tchékhov, et j'en suis tout perplexe.
Il y a quelque chose de paradoxal dans cette présen-
tation du chef-d'œuvre d'un grand écrivain faite par un
inconnu. Si je passe outre aux scrupules, j'ai deux
excuses: c'est que j'aime passionnément la littérature
russe, âme vibrante de mon pays; c'est que je vois dans
la traduction de nos œuvres littéraires un des meilleurs
moyens de donner au public de langue française la com-
préhension vraie et profonâe de la vie russe.
Or, s'il est impossible de comprendre la Russie sans
connaître sa littérature, Tchékhov est, sans conteste,
celui des écrivains russes qui devrait être présenté un
des premiers à l'attention du public étranger, tant son
œuvre reflète puissamment et fidèlement l'ambiance
sociale de toute une époque.
Né en 1860, Tchékhov fut emporté par la phtisie en
1904; de la sorte son activité littéraire coïncida avec la
période la plus morne, la plus plate de la vie sociale
russe. La bureaucratie stupide et la noblesse (décadente,
unies en une entente cordiale, prenaient alors leur
revanche de i'époque libérale d'Alexandre II, étouffaient
toute activité intellectuelle et sociale du pays, l'acculaient
à la stagnation, au croupissemem.
La seule chose qu'elles ne pouvaient mater complète-
ment, c'était l'évolution économique de la Russie, où des
phénomènes nouveaux prenaient naissance. En effet,
l'abolition du servage en 1861 a bouleversé tous les rap-
322 Le Flambeau.
ports sociaux et l'économie nationale. Des capitaux
énormes, jetés dans la circulation par le rachat des terres
aux seigneurs, ont vite fait de passer des mains de la
noblesse prodigue et désœuvrée aux mains de toute sorte
d'accapareurs et de mercantis. D'autre part, le domes-
tique-serf, affranchi sans terre, envahissait les villes et
offrait une main-d'œuvre immense à l'exploitation facile.
Le capitalisme naît dans cette atmosphère favorable, non
pas le capitalisme constructeur qui organise et développe
les forces productrices du pays, mais le capitalisme pro-
fiteur, fait de rapines, de lucre, rafleur, écumeur du tra-
vail de la nation. C'était partout le règne des rapaces
de toute taille; les grands centres et les villes de pro-
vince, les campagnes et les hameaux les plus reculés
avaient leurs requins ou leurs sangsues.
Cependant, les intellectuels, écrasés par la défaite des
libéraux et des révolutionnaires terroristes après la mort
d'Alexandre II (1881), désorganisés, dispersés dans
l'immensité du pays, terrorisés par la réaction, sont deve-
nus impuissants et ils désespèrent de l'avenir meilleur,
ayant perdu la foi dans les prédispositions révolution-
naires du peuple. Leurs idéals anciens, idéals généreux,
démocratiques et humanitaires, subsistaient, certes, mais
devenaient de plus en plus abstraits et nébuleux, frappés
d'impuissance; le courage diminuait chaque jour devant
la pérennité inébranlable, semblait-il, du régime. La vie
devenait terne et fade, remplie d'ennui sans fin. de
petites compromissions, de petites chutes morales, de
grisaille crépusculaire, — un marécage immense et pro-
fond où s'enlisait lentement, inéluctablement la mince
couche de gens cultivés. C'était un drame obscur et sourd
où se mourait, où s'asphyxiait l'héroïsme de naguère...
Un drame sans protagonistes, sans action, confus, insi-
pide et atone, mais combien poignant !
Le chantre incomparable, sensitif et subtil de ce drame,
c'est Tchékhov, auteur des Contes 'crépusculaires, des
La Cerisaie. 323
Gens moroses, des Trois Sœurs, de V Oncle Vania, de la
Cerisaie. La mesquinerie écœurante des petits bourgeois,
la platitude morne et grise de leur vie ; les élans impuis-
sants, les angoisses, la torpeur et le spleen désespéré
des intellectuels ; le désarroi de la noblesse débile et gro-
tesque, désemparée par l'affranchissement des serfs, par
l'invasion des parvenus triomphants, — tout cela trouve
sa place dans l'œuvre de Tchékhov, tout y est dépeint
avec un sourire mélancolique et apitoyé, avec une com-
misération ironique et profondément humaine.
L'humanité se dessine parfois au regard de Tchékhov
comme une nuée de moucherons, tout petits, mesquins
et grotesques dans leur activité grouillante et vaine; la
vie nationale s'étend devant lui comme un désert où tout
est engourdi dans un sommeil étrange, peuplé de rêves
difformes, confus et lourds, où les âmes sont remplies
d'ennui et de 'désolation, comme des temples désertés
par leurs dieux...
Tchékhov débuta vers 1883 comme auteur de petits
contes humoristiques sans prétention, où son rire juvé-
nile retentissait spontanément, provoqué par n'importe
quel trait comique de la vie quotidienne; cependant
l'acuité d'observation, le sens du grotesque se manifes-
taient déjà d'une façon remarquable dans ces essais du
jeune écrivain et attirèrent sur lui l'attention de la cri-
tique. Mais bientôt des notes mélancoliques se mêlent
au rire d'Antocha Tchekhonté (pseudonyme de Tchék-
hov à ses débuts) ; le rire devient un sourire que les sou-
pirs d'angoisse, de tristesse et d'ennui entrecoupent de
plus en plus souvent, tels des points d'orgue...
La collaboration aux quotidiens, ainsi que le tempéra-
ment personnel poussaient Tchékhov à écrire surtout de
petits contes, sorte de pochades littéraires, adaptés pour
ainsi dire aux proportions et au caractère d'un journal.
Le contenu de ces miniatures est infiniment varié et
324 Le Flambeau.
kaléidoscopique : une anecdote, une scène saisie sur le
vif, un épisode détaché, parfois un drame en raccourci,
d'où l'on pourrait tirer la matière de tout un roman.
Ce genre d'écrits exige une facture toute spéciale,
extrêmement serrée et soignée, un style bref et concis
qui ne fait ressortir que le principal et permet en même
temps au lecteur de deviner le reste. Tchékhov est passé
maître dans ce genre qu'il a, peut-on dire, créé dans la
littérature russe. Et, bien qu'il ait écrit par la suite plu-
sieurs nouvelles d'une plus grande envergure, il ne nous
a pas donné un seul roman.
Mais il est une partie de l'héritage littéraire de Tchék-
hov qui reste à part, avec une valeur intrinsèque spé-
ciale: ce sont ses œuvres dramatiques.
Là encore Tchékhov a commencé par des saynètes
humoristiques, tel l'Ours, le Jubilé, la Demande en ma-
riage; mais ce sont les drames comme la Mouette, Ivanov,
l'Oncle Vania, les Trois Sœurs, ln Cerisaie, qui ont con-
sacré sa gloire de dramaturge.
Le célèbre Théâtre d'Art de Moscou s'attacha tout spé-
cialement à la réalisation scénique de ces drames, et ce
fut là une véritable révélation d'art dramatique qui
marque une époque dans l'histoire du théâtre russe.
La Cerisaie, écrite en 1903, est la dernière en date
parmi les œuvres dramatiques de Tchékhov, c'est pour-
quoi, peut-être, cette comédie présente une sorte de syn-
thèse de toute l'activité de son auteur, la quintessence de
sa valeur sociale. Elle peut être considérée en même
temps comme son chef-d'œuvre artistique.
Affranchi de toutes les traditions vieillottes, de tous
les préjugés consacrés de la dramaturgie classique,
Tchékhov nous donne dans la Cerisaie non pas un drame
de mouvement, de heurts tragiques ou comiques, tou-
jours plus ou moins artificiels, puisque voulus et arran-
gés à dessein, — mais une reconstitution idéale, purifiée
de la vie comme elle est, vraie, sans artifice ni prémédita-
La Cerisaie. 325
tion. L'impression n'en est que plus poignante et pro-
fonde.
D'aucuns verront une infériorité dans ce détachement
des règles sacrées aux « faiseurs » de pièces de théâtre.
Ceux-là ne comprendront jamais ni la beauté sublime
et neuve des œuvres de votre grand Maeterlinck, ni la
signification profonde de certaines pièces d'Ibsen. Sans
être leur émule ni leur élève, Tchékhov se place à côté
de ces deux sommets de l'art dramatique contemporain,
tout en restant essentiellement russe par la teneur sociale
et psychologique de ses drames.
Ouj, elle est bien russe, cette Cerisaie, avec tout ce
monde qui la peuple, les intérêts qui s'y heurtent, les
pauvres âmes humaines qui y souffrent, pitoyables même
quand elles sont grotesques... Cette Cerisaie qui a vu
grandir tant de générations de gentilshommes, qui a
abrité tant de grandeurs et tant de décadences de la
vieille vie patriarcale et qui tombe sous la hache impa-
tiente du mercanti, serf d'hier, maître de l'heure pré-
sente, — c'est un profond symbole de la crise sociale
russe, commencée avec l'abolition du servage et qui se
prolonge jusque dans le « communisme » d'à présent...
Tous ces personnages, — aussi bien les seigneurs déca-
dents que les précurseurs balourds du capitalisme, que
cette mère inconsciente et frivole, tenue ëaptive par le
passé, ou que les jeunes qui aspirent à une vie inconnue
et nouvelle, — tous ils font partie intégrante d'un tout
organique, tous sont des fruits qui ont mûri sur un même
arbre; mais la désagrégation fait son œuvre, disloque,
entrechoque, disperse aux quatre vents les membres de
cette unité organique qu'était la vieille Russie patriar-
cale...
Tchékhov ne critique pas cette vie ni ses représentants ;
son drame n'est ni un acte d'accusation, ni une plaidoi-
rie. Il constate, il fait vibrer devant nous, un instant, la
vie elle-même; mais, profondément humain, c'est avec
326 Le Flambeau.
un lyrisme soutenu, avec une sympathie apitoyée qu'il
réalise son œuvre d'art.
Je me garderai bien de faire une analyse de la Cerisaie;
j'en laisse la primeur au lecteur compréhensif, sans la
déflorer par des commentaires qui sentent toujours l'am-
phithéâtre d'anatomie.
Entrez avec l'auteur dans ce coin perdu de la vie russe,
vous saisirez vous-même les battements du cœur — par-
fois si faibles — de cette pauvre vie.
« Vous vous plaignez qu'il n'y ait pas de mouvement »,
écrivait Tchékhov, je ne sais trop à quel propos, à un
de ses amis : « le mouvement y est, mais, comme le mou-
vement de la terre autour du soleil, il n'est pas percep-
tible pour nous qui y participons. »
Ces paroles de l'écrivain pourraient très bien servir
d'épigraphe à la Cerisaie.
Alexandre Eck.
Paris, juillet 1921.
LA CERISAIE
Comédie en quatre actes de A. P. Tchékhov.
Première version française par C. Mostkova et A. Lamblot. (i)
ACTE II
Un champ. Une vieille chapelle affaissée, abandonnée depuis long-
temps. A côté un puits, de grandes dalles, qui furent autrefois des
pierres tombales. Un vieux banc. On aperçoit la route qui mène à la
propriété de Gaïev. En retrait s'élance une ligne assombrie de peu-
pliers. C'est là que commence le jardin des cerisiers. Au loin, une
rangée de poteaux télégraphiques. A l'horizon se silhouette une grande
ville qu'on ne voit que par temps clair. Le soleil va bientôt se coucher.
(Charlotte, Yacha et Douniacha sont assis
sur le banc. Debout, Epikhodov joue de la gui-
tare. Tous sont pensifs. Charlotte, coiffée d'une
casquette défraîchie, a enlevé le fusil de son
épaule et en arrange la courroie.)
charlotte (pensive)
Mes pièces d'état-civil n'étant pas en règle, j'ignore
mon âge, et je crois toujours être très jeune. De mon
enfance, je me rappelle ceci : mes parents allant par les
foires, donnant des représentations, et ma foi, de très
bonnes, et moi, faisant des sauts périlleux et toutes sortes
de tours. Père et mère morts, une dame allemande
m'adopta et me fit faire des études. Voilà. Ensuite je
devins gouvernante. Mais d'où suis-je, qui suis-je? Je
l'ignore... Quels étaient mes parents? Il se peut qu'ils
(1) Voyez le Flambeau, 4e année, n° 6, 30 juin 1921, p. 212
328 Le Flambeau.
n'aient jamais été mariés.., qu'en sais-je? (Elle tire une
pomme de sa poche et se met à la grignoter) . Je n'en sais
rien. (Silence.) Et je voudrais tant causer à cœur ouvert,
mais avec qui?... Je n'ai personne, moi.
epikhodov (joue de la guitare et chante) .
« Que m'importe le monde,
« Amis, ennemis?... »
Que c'est agréable de jouer de la mandoline!
DOUNIACHA
C'est une guitare, et non pas une mandoline. (Elle
se regarde dans une petite glace et se met de la poudre.)
EPIKHODOV
Pour un insensé amoureux, c'est une mandoline. (//
chante.)
a Pourvu que le cœur se réchauffe
« D'un grand amour partagé. »
(Yacha chante avec lui.)
CHARLOTTE
Ce qu'ils chantent effroyablement, ces gens-là! Fi! on
dirait des chacals.
douniacha (à Yacha)
Quel bonheur tout de même d'avoir été à l'étranger!
YACHA
Oui, évidemment. Je ne puis pas ne pas partager votre
avis. (// bâille, puis allume un cigare.)
EPIKHODOV
Evidemment, bien sûr! A l'étranger, tout est depuis
longtemps déjà « organisé »...
La Cerisaie. 329
YACHA
Cela se conçoit.
EPIKHODOV
Etant un homme éclairé, je lis des livres remarquables.
Et malgré cela, je ne parviens pas à comprendre ce que
réellement je désire. Dois-je vivre ou tout simplement
me brûler la cervelle? Néanmoins, j'ai toujours un revol-
ver sur moi ; le voici. (// le montre.)
CHARLOTTE
Eh bien, j'ai fini; je m'en vais. (Remettant son fusil.)
Toi, Epikhodov, tu es un homme fort sensé et très redou-
table; les femmes doivent être folles de toi, Brrr! (Mar-
chant.)Tous ces gens sensés sont si stupides, et je n'ai
personne à qui me confier... Seule, toujours seule. Je n'ai
personne. Et... et qui suis-je? Pourquoi suis-je? Je
l'ignore. (Elle s'éloigne à pas lents.)
EPIKHODOV
A vrai dire, sans aborder d'autres sujets, je dois recon-
naître que la destinée se comporte envers moi sans pitié
aucune, telle la tempête envers un frêle esquif. Si je me
trompe, admettons-le. Eh bien, alors, pourquoi en ai-je
eu un nouvel exemple, ce matin même à mon réveil?
Que vois-je? Sur ma poitrine, une araignée effrayante...
comme ceci (// fait un geste des deux mains.) De même
pour le cidre. J'en prends pour me désaltérer et n'y vois-
je point quelque chose d'ignoble, mais d'ignoble au plus
haut degré! Une espèce de cafard, quoi! (Silence.)
Avez- vous lu Bokle? (Silence.) Je vais vous importuner,
Mademoiselle, mais j'ai quelques mots à vous dire
DOUNIACHA
Parlez.
EPIKHODOV
Je voudrais bien en tête à tête... (Il soupire.)
00
330 Le Flambeau.
douniacha (gênée)
Si vous voulez... Mais apportez-moi d'abord ma pèle-
rine. Elle est à côté de l'armoire. Il fait un peu humide,
ici.
EPIKHODOV
C'est cela... J'y vais... Je sais, à présent, ce que je ferai
de mon pistolet... (// prend la guitare et s'éloigne en
jouant) .
YACHA
Vingt-deux malheurs, va ! Entre nous soit dit, c'est un
homme stupide. (// bâille.)
DOUNIACHA
Je crains qu'il ne se brûle la cervelle. (Silence.) Je
suis toujours inquiète, tourmentée. Quand les maîtres
m'ont prise chez eux, j'étais encore petite, et voilà que
je me suis déshabituée de la vie des paysans. Tenez, j'ai
les mains blanches, blanches comme celles d'une demoi-
selle. Je suis devenue si délicate, sensible, raffinée. Je
crains tout, tout m'effraie. Et si vous, Yacha, vous jouiez
de moi, eh bien, je ne sais ce qu'il adviendrait de mes
nerfs.
yacha (l'embrassant)
Petite caille, va! Evidemment, une jeune fille doit se
respecter ; ce que je déteste le plus chez elle, c'est la mau-
vaise conduite.
DOUNIACHA
Je vous aime passionnément. Vous êtes instruit, vous
savez causer de tout. (Silence.)
yacha (bâillant)
Oui, certes... A mon avis, si une jeune fille est amou-
reuse, eh bien, c'est qu'elle est immorale. (Silence.)
La Cerisaie. 331
Comme c'est agréable de fumer un cigare en plein air!...
(Attentif.) On vient... Ce sont les maîtres.
douniacha (l'embrassant éperdûment)
Yacha !
YACHA
Rentrez. Prenez ce sentier, comme si vous étiez allée
vous baigner à la rivière. On peut vous voir, et croire que
j'avais un rendez-vous. Je ne tolère pas cela.
douniacha (toussotant)
Le cigare m'a donné la migraine... (elle sort).
(Yacha reste assis près de la chapelle. Entrent
Loubov, Gaïev et Lopakhine.)
LOPAKHINE
Il faut vous décider, le temps presse. La question est
toute simple. Consentez-vous, oui ou non, à affermer
vos terres? Répondez d'un mot: oui ou non. Rien que
d'un mot.
LIOUBOV
Qui fume ici d'infects cigares? (Elle s'assied.)
GAÏEV
Il n'y a pas à dire, on a beaucoup plus de facilités
depuis qu'il y a un chemin de fer. (// s'assied.) Voilà,
nous sommes allés déjeuner en ville... De la rouge au
milieu! Je voudrais bien rentrer faire une partie de
billard...
LIOUBOV
Rien ne presse.
lopakhine (suppliant).
Rien qu'un mot. Voyons, donnez-moi une réponsef!
332 Le Flambeau.
gaïev (bâillant)
Hein, que dit- il?
lioubov (examinant le contenu de sa bourse).
Hier encore, j'avais beaucoup d'argent. Aujourd'hui,
quasiment rien. Et dire que, par économie, ma pauvre
Varia nourrit tout le monde de laitage et qu'à l'office,
on ne donne aux vieux serviteurs que des haricots ; tandis
que je dépense sans compter, stupidement... (Elle laisse
tomber la bourse, des pièces dfor s'éparpillent.) La voilà
encore tombée... (Elle est dépitée.)
YACHA
Ne vous dérangez pas, Madame, je vais les ramasser.
(// ramasse les pièces.)
LIOUBOV
S'il vous plaît, Yacha. Et pourquoi suis-je allée déjeu-
ner en ville... dans votre ignoble restaurant à orchestre
où les nappes puent le savon?... Et pourquoi tant boire,
Léonide, tant manger, à quoi bon tant parler? Tantôt,
tu as encore fait tout un discours, et mal à propos évi-
demment, sur l'époque de 1870... sur les « décadents »!
Et à qui encore? au garçon de restaurant!
LOPAKHINE
Oui.
gaïev (avec un geste d'ennui)
Décidément je suis incorrigible... (à Yacha, avec
humeur.) C'est agaçant, à la fin, tu es toujours dans les
jambes. *
yacha (riant)
Je ne peux pas entendre votre voix sans rire.
gaïev (à sa sœur)
Ou moi, ou lui.
La Cerisaie. 333
LIOUBOV
Allez-vous en, Yacha, allez...
yacha (rendant le porte-monnaie à Lioubov).
Je m'en vais, Madame... (// a peine à réprimer son
rire.) Tout de suite. (// s'éloigne.)
LOPAKHINE
Dériganov, le richard, convoite votre propriété. On
dit qu'il viendra en personne à la vente.
LIOUBOV
Où avez-vous entendu cela?
LOPAKHINE
On en cause, en ville.
GAÏEV
La tante de Yaroslaw a promis d'envoyer de l'argent.
Mais quand et combien? Mystère...
LOPAKHINE
Combien, à votre avis: 100, 200,000?
LIOUBOV
Vous allez vite, vous, nous nous contenterions bien
de 10 ou de 15,000.
LOPAKHINE
Excusez-moi, mais je n'ai jamais encore rencontré de
gens si imprévoyants, si inexpérimentés, si bizarres.
Voyons, on vous parle clairement : votre propriété va se
vendre et vous semblez l'ignorer.
LIOUBOV
Que faire alors, dites, que faire?
334 Le Flambeau.
LOPAKHINE
Je vous le dis chaque jour; chaque jour je vous le
répète : le jardin des cerisiers, ainsi que les terres, doivent
être affermés pour y bâtir des villas. Et cela immédiate-
ment, puisque nous sommes à la veille de la vente. Enfin,
veuillez comprendre. Dès que vous aurez consenti, vous
serez sauvée. On vous donnera autant d'argent que vous
voudrez.
LIOUBOV
Des villas, des villégiateurs. Excusez-moi, mon cher,
mais que c'est banal !
GAÏEV
Je suis tout à fait de ton avis.
LOPAKHINE
Non, mais des fois! Je vais finir par crier, hurler ou
m'évanouir. Vous m'avez achevé (s'adressant à Gaïev.)
Espèce de commère !
GAÏEV
Hein?
LOPAKHINE
Commère I (// veut partir.)
lioubov (effrayée).
Non, non, mon cher, restez, je vous en prie. Peut-être
ensemble trouverons-nous quelque chose.
LOPAKHINE
Il n'y a rien à trouver.
LIOUBOV
Je vous en prie, restez, on est plus tranquille tout de
même, plus rassuré avec vous. (Silence.) Je suis comme
La Cerisaie: 335
à la veille d'une catastrophe; comme si la maison allait
s'écrouler sur nous.
gaïev (plongé dans ses pensées)
Carambolage au coin... croisé au milieu.
LIOUBOV
Que d'erreurs, que de fautes n'avons-nous pas com-
mises!...
LOPAKHINE
Allez, vous exagérez...
gaïev (s' envoyant un bonbon dans la bouche)
On dit que j'ai croqué ma fortune en bonbons: (Il rit.)
LIOUBOV
Oh, mes erreurs... j'ai toujours été dépensière, dissi-
pant l'argent comme une folle. De plus, j'ai épousé un
homme qui ne faisait que des dettes. Mon mari est mort à
force de boire du Champagne; il buvait atrocement. Puis,
par malheur, je me suis éprise d'un autre, me suis liée et
c'est précisément alors — mon premier châtiment —
que j'ai reçu un coup en plein cœur. Ici, dans la rivière,
se noya mon enfant... Alors je me suis enfuie, enfuie à
l'étranger, sans esprit de retour, affolée, perdant la tète,
pour ne plus voir cette rivière... Mais lui, me poursuivit...
impitoyablement, grossièrement. J'achetai une villa près
de Menton, car il y était tombé malade. Et durant trois
longues années, les jours comme les nuits, je n'ai su ce
qu'était le repos, le malade me torturant jusqu'à m'en
dessécher l'âme. Mais l'an dernier, quand on dut vendre
la villa pour dettes, je partis pour Paris. Et là, il m'a dé-
pouillée, quittée et s'est lié à une autre. J'ai tenté alors
de m'empoisonner... C'est si stupide, tout cela, j'en suis
honteuse... Et soudain, j'eus la nostalgie de la Russie,
du pays, de ma fillette... (Elle essuie ses larmes.) Oh,
336 Le Flambeau.
mon Dieu, mon Dieu! Soyez charitable, pardonnez mes
péchés, ne me châtiez pas davantage. (Elle tire de sa
poche un télégramme.) Je l'ai reçu aujourd'hui de Paris.
Il m'implore, me supplie d'y retourner... (Déchirant le
télégramme.) On dirait qu'il y a de la musique quelque
part. (Elle écoute.)
GAÏEV
C'est notre fameux orchestre juif. Tu te rappelles,
quatre violons, une flûte et une contrebasse.
LIOUBOV
Tiens, il existe toujours! Il faudrait l'inviter, à l'occa-
sion organiser une petite soirée.
lopakhine (écoutant).
On n'entend rien. (// fredonne.) Par intérêt, l'Alle-
mand franciserait un Russe. (// rit.) Quelle pièce amu-
sante, hier, au théâtre!
LIOUBOV
Je gage qu'elle n'avait rien d'amusant. Ce ne sont
pas les pièces que vous devriez regarder, vous autres,
mais plus souvent vous-mêmes. Quelle vie ennuyeuse et
terne vous avez tous, que de bavardages inutiles!
LOPAKHINE
Ça, par exemple, c'est vrai. Il faut le reconnaître, notre
vie est stupide... (Silence.) Mon père était un moujik,
un idiot ne comprenant rien. Au lieu de me faire
apprendre quelque chose, une fois saoul il ne faisait que
me battre, et toujours avec un bâton. Au fond, je suis
nigaud et idiot comme lui. Je n'ai rien appris et j'ai une
écriture et une orthographe abominables. Une vraie
honte.
La Cerisaie. 337
LIOUBOV
Vous devriez vous marier, mon ami.
LOPAKHINE
Oui... c'est vrai.
LIOUBOV
Avec Varia. C'est une jeune fille excellente.
LOPAKHINE
Oui.
LIOUBOV
Elle n'est pas de la noblesse, mais c'est une travail-
leuse, et le plus important pour vous, elle vous aime. Il
me semble d'ailleurs qu'elle vous plaît depuis longtemps
aussi .
LOPAKHINE
Eh bien... je ne dis pas non... c'est une jeune fille
excellente (Silence.)
GAÏEV
On m'offre une situation à la banque: 6,000 par an...
qu'en dis-tu?
LIOUBOV
Va, avec ton habileté, reste plutôt tranquille...
(Phyrse entre, apportant un pardessus.)
phyrse (à Gaïev)
Mettez-le, s. v. p., il fait humide.
gaïev (endossant le pardessus)
Tu m'ennuies, mon vieux.
PHYRSE
C'est bon, c'est bon... ce matin encore, vous êtes sorti
sans prévenir. (// examine Gaïev.)
338 Le Flambeau,
LIOUBOV
Comme tu as vieilli, Phyrse î
PHYRSE
Plaît-il?
LOPAKHINE
On te dit que tu as bien vieilli.
PHYRSE
Dame, il y a longtemps que je vis. Votre père n'était
pas encore au monde, qu'on allait me marier. (Il rit.)
A la libération, j'étais déjà premier valet de chambre.
Moi, je n'ai pas consenti, alors, à me libérer. Je suis resté
près de mes maîtres... (Silence.) Et je me souviens que
tout le monde se réjouissait. Mais pourquoi cette joie?
Ils n'en savaient rien eux-mêmes.
LOPAKHINE
Autrefois, on était très bien d'ailleurs, on fouettait au
moins.
phyrse (qui n'a pas entendu)
je vous crois. Les moujiks étaient près des maîtres,
les maîtres près des moujiks. Et à présent, chacun pour
soi. C'est à n'y rien comprendre.
GAÏEV
Tais-toi, Phyrse. Demain, je dois aller à la ville. On
m'a promis de me présenter à un général qui peut prêter
sur lettre de change.
LOPAKHINE
Cela n'aboutira à rien, vous ne parviendrez pas à
payer les intérêts.
La Cerisaie. 339
LIOUBOV
Mais il radote, il n'y a aucun général.
(Entrent Trofimov, Ania et Varia.)
GAÏEV
Tiens, les voilà.
ANIA
Maman se repose...
lioubov (affectueusement)
Viens, viens... Mes chéries. (Elle embrasse Ania et
Varia.) Si vous saviez combien je vous aime. Asseyez-
vous l'une près de l'autre, comme ça. (Tous s'asseyent.)
LOPAKHINE
Notre étudiant perpétuel, toujours avec des jeunes
filles.
TROFIMOV
Cela ne vous regarde pas.
LOPAKHINE
Il aura cinquante ans bientôt, mais il est toujours
étudiant.
TROFIMOV
Je n'aime pas vos blagues stupides.
LOPAKHINE
Drôle que tu es, pourquoi te fâcher?
TROFIMOV
Pourquoi m'ennuies-tu?
lopakhine (riant)
Permettez-moi de vous poser une question : Que pen-
sez-vous de moi ?
340 Le Flambeau.
TROFIMOV
A mon avis, mon cher Lopakhine, vous, homme suffi-
samment riche déjà, serez bientôt millionnaire; et, tel
un fauve qui dévore tout ce qu'il rencontre, reste néan-
moins indispensable à la transformation de la matière,
de même toi... (Rire général.)
VARIA
Parlez-nous plutôt des planètes, Pétia.
LIOUBOV
Non, continuons notre conversation d'hier, voulez-
vous?
TROFIMOV
A propos de...?
GAÏEV
De l'homme fier.
TROFIMOV
Nous en avons parlé longuement déjà, mais sans abou-
tir à rien. L'homme fier tel que vous le concevez a
quelque chose de mystique, et il se peut qu'à votre point
de vue, vous ayez raison. Or, tout bonnement, tout sim-
plement, qu'y a-t-il de raisonnable en cette fierté puisque
l'homme n'est pas parfait physiologiquement, puisque
dans sa plus grande majorité, il est grossier, inintelligent,
profondément malheureux ? Il faudrait cesser de s'extasier
devant soi-même. Ce qu'il faut plutôt, c'est travailler.
GAÏEV
A quoi bon... l'on mourra tout de même.
TROFIMOV
Qu'en sait-on? Et puis, qu'est-ce que la mort?
L'homme possède peut-être une multitude de sens divers,
La Cerisaie. 341
dont seuls les cinq connus de nous périssent avec lui,
tandis que les autres subsistent.
LIOUBOV
Comme vous êtes sensé, Pétia !
lopakhine (ironique).
Excessivement.
TROFIMOV
Tout en perfectionnant ses forces, l'humanité évolue.
Ce qui, pour elle, est à présent l'inaccessible, lui devien-
dra un jour compréhensible et proche. Mais pour cela,
il faut travailler, il faut aider ceux qui cherchent la vraie
voie; les aider de tout son être. Parmi les gens cultivés
de ma connaissance, la grande majorité ne cherchent rien,
ne font rien et actuellement encore, sont incapables de tra-
vailler. Tout en se disant cultivés, ils tutoient les domes-
tiques, traitent les moujiks comme des bestiaux, étudient
mal, ne lisent rien congrument. Des sciences, ils n'en
font que parler et en art, se connaissent peu. Nous
sommes tous sérieux, avons l'air grave, parlons de choses
importantes, raisonnons. Et cependant, parmi nous, la
plupart vivent comme des sauvages. Au moindre pré-
texte, ils se querellent et cognent, mangent hideuse-
ment, dorment dans des endroits malpropres, mal aérés.
Et partout des punaises, la puanteur, l'humidité, la mal-
propreté morale... Et il est à croire que toutes ces paroles,
belles d'intention, ne sont là que pour masquer la vérité à
soi-même et aux autres. Montrez-moi donc où sont nos
crèches dont on parle tant? Où sont nos salles de lecture?
On n'en trouve que dans les romans. En réalité, rien de
cela n'existe. Il n'y a que la malpropreté, la banalité,
l'asiatisme. J'ai horreur, je déteste les visages austères,
j'abhorre les conversations sérieuses. N'en parlons plus.
342 Le Flambeau.
LOPAKHINE
Tenez, je me lève ordinairement vers cinq heures du
matin et je travaille de l'aube à la nuit. J'ai toujours
des sommes importantes, tant à moi qu'aux autres, et
je vois bien ce que valent les hommes. Il suffit de com-
mencer une affaire quelconque pour comprendre com-
bien il y a peu de gens honnêtes, convenables. Parfois,
quand je ne peux dormir, je songe: ô mon Dieu! vous
nous avez donné des forêts énormes, des champs
immenses, les horizons les plus lointains; mais, dites,
pour y vivre, ne devrions-nous pas, nous aussi, être des
géants?...
LIOUBOV
Voilà que vous avez besoin de géants... Ils ne sont
beaux que dans les contes, autrement ils font peur.
(Epikhodov traverse le fond de la scène en
jouant de la guitare.)
lioubov (pensive).
C'est Epikhodov.
ania (pensive).
Epikhodov.
GAÏEV
Le soleil se couche, mes amis.
TROFIMOV
Oui.
gaïev (pas trop haut, comme s'il déclamait)
O divine nature, tu resplendis d'un éclat éternel, toi si
belle et indifférente, toi que nous appelons notre mère,
tu réunis en toi seule l'existence et le néant ! Tu animes et
tu détruis!
varia (suppliante)
Petit oncle.
La Cerisaie. 343
ANIA
Mon oncle, tu recommences !
TROFIMOV
Envoyez plutôt la rouge au milieu par un doublé.
GAÏEV
Mais oui, je me tais.
(Tous sont assis, pensifs. Seul Phyrse, dou-
cement, marmote quelque chose. Soudain, l'on
entend un bruit lointain comme tombant du ciel.
Le bruit d'un câble qui se brise, bruit expirant,
douloureux.)
LIOUBOV
Qu'est-ce?
LOPAKHINE
Je ne sais. Ce doit être quelque part, dans les mines,
une cage qui s'est abîmée. Mais très loin...
GAÏEV
Peut-être aussi un oiseau... une sorte de héron.
TROFIMOV
Ou un hibou.
i.ioubov (frissonnante).
Cela m'est pénible, je ne sais pourquoi.
(Silence).
PHYRSE
A la veille du malheur, c'était la même chose : le hibou
a crié, le samovar miaulait sans cesse.
GAÏEV
Avant quel malheur?
PHYRSE
Mais avant la libération (Silence.)
344 Le Flambeau.
LIOUBOV
Ecoutez, mes amis, le soir tombe, rentrons. (A Ania.)
Qu'as-tu, fillette? Tu as les larmes aux yeux (elle)
V embrasse) .
ANIA
Rien, maman, ce n'est rien.
TROFIMOV
Il y a quelqu'un.
(Un chemineau paraît, coiffé d'une casquette
blanche fort usée. En pardessus. Il est légère-
ment saoul.)
LE CHEMINEAU
Permettez-moi de vous demander si je puis arriver
par ici à la gare.
GAÏEV
Oui, prenez cette route.
LE CHEMINEAU
Je vous remercie sensiblement. (Il toussote)... Beau
temps... (Récitant) :
(( Frère, ô mon frère de souffrance... (1)
« Va sur le Volga. N'entends-tu pas gémir? (2)
(s' adressant à Varia) : Mademoiselle, veuillez donner, je
vous prie, une trentaine de kopecks à un sujet russe
affamé.
(Varia effrayée pousse un cri).
lopakhine (avec humeur)
Franchement, il y a une limite à toute infamie I
lioubov (effrayée)
Tenez... prenez ça... (Elle cherche dans son porte-
(1) Vers de Nadson.
(2) Vers de Nekrassov.
La Cerisaie. 345
monnaie) y c'est égal, je n'ai pas de monnaie... voilà un
louis.
LE CHEMINEAU
Je vous remercie sensiblement. (// s'en va. Rire
général.)
varia (effrayée)
Moi, je m'en vais, je m'en vais. O maman, à l'office
ils ne mangent pas à leur faim et vous lui donnez un louis !
LIOUBOV
Que faire de moi, sotte que je suis? En rentrant, je te
donnerai tout ce que j'ai. Lopakhine, vous me prêterez
encore !
LOPAKHINE
Volontiers.
LIOUBOV
Rentrons, mes amis, il se fait tard. Dis, Varia, pendant
ton absence, nous t'avons fiancée, Mes félicitations.
varia (les larmes aux yeux)
On ne badine pas avec ces choses, maman.
LOPAKHINE
Ophélie, retire-toi dans un cloître...
GAÏEV
Les mains me démangent. Il y a déjà tout un temps
que je n'ai plus joué au billard.
LOPAKHINE
O Ophélie, ô nymphe, ne m'oublie pas dans tes
prières.
LIOUBOV
Rentrons, le dîner approche.
23
346 Le Flambeau,
VARIA
Ce qu'il m'a effrayée! J'en ai des battements de cœur.
LOPAKHINE
Je vous rappelle, mesdames et messieurs, que le
22 août, le Jardin des Cerisiers sera mis en vente. Ne
l'oubliez pas!
(Tous sortent, sauf Trofimov et Ania.)
ania (riant)
Merci au chemineau, il a effrayé Varia et nous voilà
seuls.
TROFIMOV
Varia craint de nous voir tomber amoureux et ne nous
quitte d'un pas. Elle ne peut comprendre, dans l'étroi-
tesse de son cerveau, que nous soyons au-dessus de
l'amour. Eloigner ce qui l'empêche d'être libre et heu-
reux, le mesquin et l'illusoire, voilà le but et le sens de
notre vie. En avant! Irrésistibles, nous allons vers l'étoile
étincelante qui scintille là-bas, dans le lointain. En avant,
ne restez pas en arrière, les amis !
ania (battant des mains)
Oh, que vous parlez bien! (Silence.) Il fait merveil-
leux, ici, ce soir.
TROFIMOV
Oui, splendide.
ANIA
Qu'avez-vous fait de moi, Pétia? Qu'ai-je à ne plus
aimer comme autrefois le Jardin des Cerisiers? Que je
l'aimais alors! Il me semblait qu'il n'existait pas sur terre
un endroit plus beau que notre jardin.
TROFIMOV
Toute la Russie est notre jardin. La terre est somp-
La Cerisaie. 347
tueuse et vaste, et l'on y trouve encore des coins miracu-
leux. (Silence.) Songez-y, Ania; votre grand-père, votre
bisaïeul et tous vos ancêtres, étaient des possesseurs
d'âmes vivantes. Est-il possible que vous ne voyiez pas,
de chaque cerise, de chaque feuille, de chaque branche
de votre jardin, des êtres humains qui vous fixent, que
vous n'entendiez pas des voix?... Oh, c'est horrible!
Votre jardin est effrayant! Et, quand le soir ou la nuit,
on le longe, les vieilles écorces des arbres ont des reflets
blafards et il semble alors que les cerisiers voient en
rêve ce qui se passa il y a cent, deux cents ans, et que
des visions douloureuses les tourmentent. Il n'y a pas à
dire, nous sommes en retard d'au moins deux cents ans.
Nous n'avons encore rien d'établi, rien de positif quant
à notre passé. Nous ne faisons que raisonner, nous
lamenter de nostalgie, ou encore boire de la vodka. Et
pourtant, il est de toute évidence que, pour commencer
une vie nouvelle, il nous faut, tout d'abord, expier celle
d'hier ou, plutôt, en finir avec le passé; or, ce passé,
on ne le rachètera que par la souffrance, que par un
labeur âpre et persistant. Je voudrais que vous saisissiez
cela, Ania.
ANIA
Depuis longtemps déjà, la maison que nous habitons
n'est plus la nôtre et je m'en irai, je vous le promets.
TROFIMOV
Si vous en avez les clefs, jetez-les dans un puits et
fuyez. Comme le vent, soyez libre.
ania (extasiée)
Que vous avez bien dit cela !
TROFIMOV
Croyez-moi, Ania, soyez confiante. Je n'ai pas trente
ans, je suis jeune, j'étudie encore. Mais combien j'ai déjà
348 Le Flambeau.
souffert! Dès l'hiver, j'ai faim, je suis malade, tourmenté
et misérable comme un gueux. Et où, où le destin ne
m'a-t-il chassé? Où ne suis-je pas allé déjà? Mais quand
même, mon âme, à chaque instant de ma vie, était emplie
de présages inexprimables. Et je pressens le bonheur,
Ania, je le vois déjà...
ania (pensive)
La lune se lève.
(Au loin, Epikhodov joue la même chanson
triste que tantôt. La lune se lève. Quelque part,
près des peupliers, Varia appelle : « Ania, où
es-tu?»)
TROFIMOV
Oui, la lune se lève (Silence.) Il vient, le bonheur, il
est là, de plus en plus proche. J'entends déjà ses pas. Et
si même ce n'était pas nous qui devions le voir, le
connaître, qu'importe? Ce seront les autres, alors.
LA VOIX DE VARIA
Ania, où es-tu?
TROFIMOV
Toujours cette Varia (dépité). C'est révoltant!
ANIA
Eh bien, allons vers la rivière, il y fait beau.
Allons...
Ania, Ania!
(A suivre.)
TROFIMOV
(Ils s'en vont.)
LA VOIX DE VARIA
RIDEAU.
Les Œuvres d'art inspirées par Dante
Un proverbe latin, aux riches assonances, disait autre-
fois: Nomen, omen, un nom est un présage.
Il n'a jamais été mieux réalisé que par Raphaël, l'Ar-
change de la peinture et celui de la vue, le deuxième des
trois grands Italiens dont le monde civilisé a, successi-
vement, célébré les centenaires, en ces trois récentes
années.
Léonard, Raphaël, Dante.
Au 4e chant du Paradis, le poète écrivait: Afin que
l'intelligence humaine saisisse les choses divines, force
est de leur prêter des formes sensibles. Ainsi l'Ecriture
condescend à nos facultés en attribuant à Dieu des pieds
et des mains, tout en signifiant par là bien autre chose,
et représente, sous un aspect humain: la Sainte Eglise,
Gabriel, Michel et l'autre qui rendit la santé à Tobie,
E Valtro che Tobbia rifece sano.
Le troisième archange n'est pas nommé, il n'est fait
allusion qu'à son geste de charité vers le vieillard aveugle
de la Bible.
L'étude anxieuse des mystères d'au delà s'arrête sou-
vent à 3es précisions téméraires ou à d'inutiles hésita-
tions. Qui peut à présent, devant certaines constatations
troublantes, dire s'il y a là de simples coïncidences ou
des prédestinations lointaines? Dieu seul le sait.
Le mot poète signifie: celui qui accomplit. Avec leur
admirable sens de la proportion, les Grecs n'avaient pas
350 Le Flambeau.
séparé ie labeur de l'exécution, de l'inconscience de la
rêverie. Mais il advient parfois que l'enthousiasme créa-
teur dépasse l'œuvre, comme un vin écumant déborde la
coupe qui devait le contenir. Le poète devient alors l'ins-
pirateur et, par d'autres moyens d'expression, des
œuvres nouvelles se produisent, parallèles à la sienne.
Dante, inspirateur, ne peut être comparé qu'au prince
des poètes, Homère, ô Troinrriç, et à celui qu'on a nommé
F Homère du romantisme, le multiple Shakespeare.
Tenter de réunir en une liste complète tous les
ouvrages de peinture, de gravure, de sculpture et de
musique que fit naître, par son exemple, le grand Flo-
rentin, serait un effort inutile : leur valeur est trop iné-
gale, leur nombre trop grand. On peut dire même que
la liste est loin de pouvoir être close, car les deux épi-
sodes les plus connus de la Divine Comédie n'ont pas
encore été traités par le moyen qui convient le mieux.
Le supplice d'Ugolin, dont, avant tout, les violents
effets du clair-obscur peuvent exprimer la sombre hor-
reur, a été supérieurement représenté par des sculpteurs.
L'émouvant récit de Françoise de Rimini dont, seule, la
musique peut suivre les phases douloureuses dans l'af-
freuse rafale qui l'enveloppe, a été forcément, mais
avec succès, divisé par 'des peintres.
Qu'il nous soit donc permis de rappeler trop briève-
ment le souvenir de noms très illustres et de n'étudier
à part que quelques œuvres contemporaines que nous
avons pu voir de près.
Leur description sera d'autant plus exacte et, si leur
nombre est réduit, la diversité de leur interprétation
prouvera, assurément, l'ampleur de l'inspiration à qui
elles doivent l'existence-
Les Œuvres d'art inspirées par Dante, 351
On a retrouvé des miniatures dans des copies manus-
crites de la Divine Comédie, dont la date remonte au
au xive et au xve siècle.
La première édition de Dante, accompagnée de gra-
vures, est celle de Florence 1481 ; ensuite, celles de Bres-
cia 1487 et de Venise 1491, 93 et 97.
Le nombre des éditions s'accroît considérablement au
xvr siècle, il diminue au xvne.
Au xviir paraissait la suite des dessins du sculpteur
anglais Flaxman, dont la ligne simple retenait longuement
l'attention d'Ingres, et au xixe, l'illustration de G. Doré,
qui prodiguai*, dans cet énorme travail, son brillant talent
d'improvisateur.
Les gravures de la première édition de Florence
étaient des interprétations, peu fidèles, des compositions
que Botticelli avait commencées, à la demande de Lo-
renzo dî Pier Francesco dei Medici. Ce fut son dernier
ouvrage, inachevé. Tout l'art du maître de la grâce mor-
bide et des élégances recherchées se voit encore dans
l'illustration du 28e chant du Paradis.
C'est cette grande page de poésie mystique, où Dante
et Béatrice s'élèvent au ciel, parmi les chœurs des anges,
chantant éternellement la gloire du Très Haut et, comme
si l'artiste avait espéré marquer sa place dans la Cité
céleste, que Savonarole avait fait entrevoir à ses disci-
ples, sur une tablette portée par un des anges, il a écrit,
en lettres minuscules, son nom: Sandro di Mariano.
Les plus grands noms de l'Art italien sont inséparables
de celui de Dante, le créateur de la littérature nationale,
le protagoniste de la réaction de l'individualisme contre
la tyrannie du dogmatisme.
Giotto a peint son portrait. Raphaël l'a placé dans son
Parnasse. L'œuvre entier de Michel-Ange porte l'em-
preinte de son esprit. Signorelli, Fra Angelico, les Orca-
gna, les maîtres du Campo Santo et tant d'autres ont
352 Le Flambeau,
proclamé l'autorité de son génie dans des œuvres
fameuses, qu'il serait impertinent de dénombrer ici.
Les diverses écoles d'Italie n'ont pas cessé d'enrichir
ce trésor d'hommages, auquel ont largement contribué
les écoles étrangères, d'Angleterre, avec Sir Johsua Rey-
nolds et Lord Leighton Watts et Rossetti ; de France avec
Ingres et Delacroix, Scheffer et Flandrin, Carpeaux et
Rodin, Cabanel et Gérome, pour ne citer que des artistes
défunts.
Notre souvenir le plus lointain de la figure de Dante
est la reproduction gravée d'un tableau de Gérome.
Sous les murs de la ville, le soir, les citadins se repo-
sent du labeur du jour et devisent, étendus sur l'herbe
fraîche; les mères se joignent aux ébats des enfants,
dont les cris joyeux résonnent plus clairs, à présent que
le travail s'est tu.
C'est l'heure qu'a chantée Virgile, en un vers qu'éga-
lent, seules, les pages les plus sereines de Claude et du
Poussin: Majoresque cadunt altis de montibus umbrae.
Déjà l'ombre s'allonge au pied de la montagne et voici
que s'avance, silencieusement, un personnage sombre.
Il marche si lentement qu'il semble parfois immobile,
sous son long manteau aux plis droits. Un chaperon, aux
lignes dures, encadre un visage plus dur encore; l'hor-
reur a scellé ses lèvres et son regard intérieur épouvante.
Il passe, et un enfant, qui jouait, s'inquiète à sa vue-
Il interroge sa mère: Qui est cet homme? Elle répond:
Cet homme' c'est celui qui revient de l'Enfer.
Puis, ce fut au Louvre, la Barque du Dante, l'œuvre
de début d'E. Delacroix, peinte il y a un siècle. Elle
montrait déjà la qualité essentielle de son génie: l'ex-
pression dramatique par la couleur, et créait d'emblée
Les Œuvres d'art inspirées par Dante. 353
cette atmosphère sulfureuse, si caractéristique du roman-
tisme. Dès l'abord, l'impression est sinistre. Contre la
barque, qui porte les deux poètes, les damnés haineux
se tordent avec rage, dans le clapotis lugubre de l'eau
morte. Au fond, rougeoient des masses informes:
vapeurs ou murailles et le quatrain de Baudelaire revient
à la mémoire :
Delacroix, lac de sang, hanté des mauvais anges,
Ombragé par un bois de sapins toujours vert
Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
Passent, comme un soupir étouffé de Weber.
A la Bibliothèque de la Chambre des Pairs, le maître
peignait, vingt ans plus tard, le passage du 4e chant de
l'Enfer, où Dante et Virgile rencontrent, dans un lieu
majestueux, les grands poètes et les plus grands hommes
de l'antiquité.
Dans le Jardin des Tuileries, s'érige le groupe en
bronze de Carpeaux: Ugolin et ses enfants. Le sculpteur
a choisi l'instant où le prisonnier, entendant murer la
tour et forcené de douleur, se mord les mains. Ses fils,
croyant que la faim le pousse, se pressent contre lui et
le supplient de reprendre ces chairs qu'il leur a données.
Dans un groupe de Rodin, on voit Ugolin se traînant
sur les genoux parmi les cadavres de ses enfants; avan-
çant ses mâchoires démentes, mais saisi d'effroi à l'idée
de cet horrible repas.
Plusieurs peintres, sir Joshua Reynolds, notre compa-
triote de Biefve, Banfi et Diotti ont aussi représenté cet
épisode, qui a souvent inspiré les musiciens.
Vincent Galilée, le père du philosophe, avait écrit: il
Lamento del conte Ugolino.
354 Le Flambeau.
La composition de Donizetti avait été dédiée à La-
blache et celle de Zingarelli eut de nombreuses inter-
prétations.
Divers chants de la Divine Comédie avaient été mis
en musique, au cours du xvie siècle, par Josquin, Wil-
laert et d'autres compositeurs belges et l'on a pu enten-
dre, encore, des ouvrages inspirés par le poète à Listz et
à Ambroise Thomas.
Quatre grands peintres ont traité l'épisode — divisé —
de Françoise de Rimini.
Ingres et Rossetti, le crime; Scheffer et Watts, le châ-
timent.
Le petit panneau d'Ingres montre avec quel intérêt il
avait consulté les mmiatures des anciens manuscrits.
L'ingénuité charmante des attitudes, l'élégance précieuse
du dessin, l'extrême fini de l'exécution font de cet
ouvrage une délicieuse calligraphie d'une puérilité sa-
vante
L'œuvre de Rossetti est toute de passion. Les amants
sont assis, l'un contre l'autre; le livre fatal est ouvert sur
leurs genoux ; les mains se sont prises et, par un mouve-
ment instinctif, se sont rapprochées des gorges qui
s'étranglent; les doigts s'étreignent à se briser; les
regards se pénètrent, les lèvres se joignent. Le péché a
fait d'eux sa proie. La mort est proche. L'expiation va
suivre. C'est l'Enfer.
Au fond d'un gouffre de ténèbres, mugit l'ouragan,
entraînant dans le noir tourbillon qui jamais ne s'arrête,
les âmes charnelles dont l'amour enivra la raison. Dans
la violence de la tourmente, elles passent, rapides, en
prolongeant de lamentables cris et le poète est saisi de
compassion. II a vu deux ombres qui paraissent insépa-
Les Œuvres d'art inspirées par Dante. 355
râbles, il les appelle à lui et il entend les paroles poi-
gnantes :
« Il n'est plus grande douleur que se rappeler le sou-
venir du temps heureux, dans la misère. »
Et c'est alors ce beau poème d'amour navré, dont
Carlyle a écrit
Woven in rainbows on a ground of eternal black.
Dans le tableau d'A. Scheffer, popularisé par la gra-
vure de Calamatta, le groupe des amants tristement enla-
cés est emporté dans l'espace, sous les yeux des deux
poètes. Le peintre semble avoir cherché surtout, après
l'effet dramatique du geste, la correction des lignes et la
rondeur des modelés.
Dans l'œuvre de Watts domine le sentiment du sou-
venir éternel et du désir infini.
Les amants criminels sont enveloppés des longs plis
du suaire, déchiré par la tempête. Leurs mains cherchent
encore à s'étreindre; le frêle et livide visage de Fran-
cesca tend son regard noyé d'extase vers celui de Paolo,
plus douloureux sous la conscience plus lourde de sa
faute. Si amère est cette douleur, que le poète a senti
son cœur défaillir de pitié. Il est tombé comme tombe un
corps mort et le couple damné s'engloutit à jamais dans
l'horrible ouragan de l'éternelle nuit.
Des coureurs se passant le flambeau figuraient le sym-
bole antique de la pensée en marche.
Dans le grand courant d'histoire, qui se dirige du
S.-E. vers le N-E., le peintre-poète anglais D.-G. Ros-
setti paraît avoir été prédestiné à transporter dans la
Grande-Bretagne la lumière de l'art italien.
Né à Londres, d'un proscrit napolitain, il ne vit jamais
l'Italie; pas plus, d'ailleurs que Delacroix, l'introducteur
356 Le Flambeau.
du coloris vénitien dans la peinture française. Le père
de Rossetti — que son fils, en un très beau sonnet,
remercia de lui avoir donné le prénom de Dante — est
considéré comme un des plus savants commentateurs de
la Divine Comédie. Il avait élevé ses enfants dans l'admi-
ration du grand visionnaire et les plus belles œuvres du
peintre-poète ont été conçues et exécutées sous l'influence
de l'AlighierL
La permière est une composition d'après un passage
de la Vita Nuova décrivant l'auteur en train de dessiner
un ange le jour anniversaire de la mort de son amie.
Puis c'est un diptyque : La salutation de Béatrice, sur la
terre (d'après la Vita Nuova) et la salutation en Eden
(d'après un passage célèbre du Purgatoire).
C'est aussi, dans ce poème, au 5e chant, qu'est citée
l'agonie de la Pia de Tolommei, la femme de Nello délia
Pietra de Sienne.
Elle avait été enfermée par son mari dans une forte-
resse des Maremmes pour qu'elle y meure, lentement
empoisonnée par les miasmes. L'angoisse de son beau
visage est pénible à regarder et le geste des mains,
effrayant: l'une torturant l'autre de son anneau con-
jugal.
Le dessin: la Barque d'amour, illustre un charmant
sonnet adressé à Guido Cavalcanti, et c'est la lecture,
encore, de la Vita Nuova qui inspira les trois ouvrages
les plus remarquables du peintre : Beata Beatrix, le Rêve
de Dante et la Dame de pitié.
La Beata Beatrix fut peinte en souvenir de Lizzie Sid-
dal, sa femme bien-aimée, morte si jeune et qui avait si
souvent posé pour lui la figure de Béatrice.
La pensée de la mort n'a jamais été exprimée avec
plus de beauté. Il n'y a rien là de la déchéance physique,
Les Œuvres d'art inspirées par Dante. 357
c'est le calme moral avec l'idée chrétienne de la béatitude
finale pour l'élue, et l'exécution de cette peinture est
d'une émotion si intense qu'il semble y vivre un charme
analogue à celui du « Portrait ovale » décrit dans le conte
d'E. Poe.
Le Rêve de Dante est la composition la plus impor-
tante de Rossetti. Elle est d'une noble ordonnance, son
dessein est de grande allure et sa couleur somptueuse.
Dante raconte, vers la fin de son livre, qu'un jour,
accablé de tristesse au souvenir de la mort de Béatrice,
Fî vit qu'une dame le regardait de sa fenêtre, avec un
sentiment de douce compassion. Cet incident est le sujet
d'une œuvre supérieure dont le peintre chercha la réa-
lisation à plusieurs reprises, sous les titres de : la Donna
délia finestra ou The lady of pity.
ï! paraît y avoir concentré tout l'esprit du grand
visionnaire, dont la prodigieuse complexité, par les émo-
tions directes de la vie/ s'étend des plus brutales cruau-
tés du châtiment infernal, aux suavités les plus immaté-
rielles de la clémence céleste. Cette dame de pitié est une
créature étrange, où se mêlent les élégances morbides
de Botticelli et la rudesse puissante de Michel-Ange.
Une chevelure violente couvre en partie un front volon-
taire. La barre courbée des sourcils domine des yeux où
peuvent passer des lueurs de crime et resplendir l'illu-
mination du don total. Les lèvres pourpres et charnues,
annoncent des amours périlleuses et mortelles. Les
mains, aux doigts allongés, semblent passionnées jus-
qu'au meurtre.
Elle était à la fenêtre, elle a vu la détresse profonde
du poète; elle l'a comprise, et ces mains se sont croi-
sées, simplement, sur la barre d'appui; de ces yeux
émane une caresse apaisante pour une âme tourmentée,
et de ces lèvres descend le baiser d'une sœur sur un
front qui souffre.
358 Le Flambeau.
Au 8e cercle de l'Enfer, Virgile, voyant Dante près de
succomber à la fatigue, lui dit: « Relevez-vous, ce n'est
pas dans la molesse que la gloire vous attend — la gloire,
— ce sillon lumineux que tout homme doit laisser après
lui, s'il n'a pas glissé dans la vie, comme la fumée dans
l'air et l'écume sur l'onde. »
En cet instant nous avons l'honneur de commémorer
le sixième centenaire de la mort de Dante.
Sa pensée, nous la comprenons, ses émotions, nous
les éprouvons, ses visions, nous les voyons toujours et
celui, que la marche divine de Béatrice conduisait vers
la splendeur des astres et l'infini des étoiles, fait songer
à ces soleils éteints, dont la lumière n'était parvenue à
la terre qu'après des milliers de siècles et dont l'éclat
rayonne encore à nos yeux éblouis.
Fernand Khnopff,
Le Mouvement pan=nègre
La civilisation européenne étend sur le monde entier
sa prééminence morale et sa supériorité matérielle. Ce-
pendant, on peut penser que" la domination d'une race
privilégiée aura pour limite la période d'assimilation et
d'adaptation de ses découvertes par les peuples étran-
gers. Il serait vain de croire que la suprématie de la
race blanche pourra se maintenir intacte — dans le do-
maine de la puissance matérielle tout au moins — quand
les hommes des autres parties du monde auront appris,
grâce à nos procédés, à connaître et à coordonner leurs
propres forces. Déjà nous sentons nos contrées riches
de passé trembler sous les pieds du Barbare.
On n'oublie pas l'exemple japonais. Demain, peut-
être, la Chine, après avoir profité à son tour des pro-
grès réalisés par l'Europe, remplira celle-ci de crainte.
Plus tard, sans doute, les immenses peuplades de
l'Afrique, enfin sorties de leur longue sauvagerie, se
dresseront en émules — ou en ennemies — des peuples
fatigués de notre continent.
La guerre a hâté l'avènement de l'époque nouvelle où
les races, devenues rivales en puissance, chercheront à
se ravir mutuellement la souveraineté du globe.
Pour ne parler que de la race noire, la plus arriérée
de toutes, des indices singuliers nous révèlent un mou-
vement qui ne devrait pas être sans inquiéter les défen-
seurs traditionnels de la civilisation gréco-latine.
Est-ce à 'dire qu'il faille maintenir les nègres dans leur
barbarie, par crainte de ce qu'ils pourraient nous faire
subir le jour où nous les aurions éclairés? Non pas.
360 Le Flambeau.
Mais il faut, en leur apportant notre culture, veiller à ce
qu'ils n'en prennent point les moyens sans l'esprit et il
faut examiner froidement le danger que leur rivalité —
ou, au sens numérique, leur supériorité — nous susci-
teraient, si nous étions imprévoyants et trop uniquement
idéalistes.
Certes, fl est sacré, le droit cher à M. Wilson et à
M. Lloyd George, le droit des peuples à disposer d'eux-
mêmes. Mais encore faui-il que les peuples à qui nous
donnerons conscience de ce droit ne commencent pas,
dès qu'ils en useront, par vouloir nous priver de notre
propre liberté d'action...
Nous sommes personnellement fort partisans des géné-
reuses idées de collaboration des races. Nous estimons,
en particulier, que le plus sûr moyen de développer notre
Congo est d'introduire de large façon le concours des
noirs dans les services publics, de gouverner par l'inter-
médiaire des chefs indigènes et, pour ces fins, de déve-
lopper l'instruction. Nous croyons savoir que ces théo-
ries sont celles du Ministre des Colonies, M. Franck,
depuis son retour d'Afrique. Mais cela ne doit point nous
faire négliger les manifestations insinuantes et insolites
du mouvement pan-nègre.
Au demeurant, ce mouvement n'émane pas tant de
l'Afrique elle-même, de l'Afrique barbare encore et mys-
térieuse, que d'initiatives extérieures. Ces initiatives,
que le courant des idées humanitaristes actuelles ne fait
que développer, ont des racines assez anciennes. C'est
dans les contrées anglo-saxonnes que nous devons — je
pense — en chercher l'origine, de même que c'est dans
ces pays que nous alions découvrir leur développement
d'aujourd'hui.
La race noire a fourni, depuis des siècles, des esclaves
à l'humanité, sans que, parmi la grande foule des nègres,
se dressât l'apôtre ou le chef qui pût exiger la libéra-
tion. Nul Spartacus à la peau de bronze n'a surgi
Le Mouvement pan-nègre. 361
jusqu'ici. Il y eut, cependant, de-ci de-là, des révoltes
et des insurrections; l'on n'a pas perdu la mémoire de
certains noms, tel celui de cet insurgé nègre chanté par
Lamartine, Toussaint Louverture, qui, de 1796 à 1802,
dirigea la rébellion de Saint-Domingue er qui, s'adres-
sant à Napoléon, lui écrivait : « Le premier des noirs au
premier des blancs ». En Afrique même, et jusque dans
notre Congo, on évoque encore le souvenir de puissants
rois indigènes qui se dressèrent dans l'insoumission.
En Amérique, on vit, avant la libération des esclaves,
quelques-uns des leurs essayer de créer un vaste mouve-
ment de révolution raciale ; cependant la guerre de Séces-
sion, qui, de T860 à 1865, eut pour cause même l'escla-
vage et qui amena sa suppression, fut dirigée unique-
ment par des blancs. Depuis lors, dans le grandissant
mouvement d'émancipation nègre qui se dessine aux
Etats-Unis, ce sont des Yankees à teint clair qui sont les
promoteurs de l'Idée. Un noir influent, comme ce Mar-
cus Garvey dont nous parlerons plus loin, n'a fait que
reprendre des théories élaborées par ses anciens maîtres.
*
* •
Telle est une des caractéristiques les plus frappantes
de ce mouvement: c'est qu'il se révèle bien plus comme
la conception de gens d'une autre race, qui s'efforcent
de mettre en action les nègres, que comme une initiative
des intéressés eux-mêmes. Ces derniers, s'ils jouent par-
fois un rôle, ne le font qu'en sous-ordres.
Un certain esprit anglo-saxon, fait de l'idéalisme huma-
nitaire des protestants et du farouche amour de la liberté
des Américains, est le principe générateur du pan-né-
grisme.
La fondation de Sierra-Leone, en 1787, par les Anglais,
fut une des premières manifestations de ce sentiment.
On sait qu'en 1772 Lord Mansfield avait fait décréter
24
362 Le Flambeau.
que tout esclave qui toucherait le sol de l'Angleterre
deviendrait libre. D'autre part, après la révolution amé-
ricaine, l'armée britannique avait libéré une partie des
soldats noirs qui avaient appartenu à son armée d'occu-
pation.
Ces nègres libres menaient une existence précaire.
C'est la raison pour laquelle, en 1787, environ quatre
cents d'entre eux furent envoyés dans un district de
Sierra-Leone, racheté au souverain indigène dans cette
intention. Cinq ans après, douze cents nègres, qui
s'étaient échappés des Etats-Unis au Canada, furent éga-
lement renvoyés sur la côte d'Afrique. Cependant Sierra-
Leone, de nos jours encore, est une colonie britannique
où il m'a semblé, pour y être passé, que les indigènes
ne sont ni plus ni moins libres que dans les autres colo-
nies...
En 1783, cette généreuse pensée d'accorder des terres
en pleine propriété à des nègres avait déjà été proposée
sans grand succès. V American Colonisation Society, qui
se dévoua à la cause, ne fut créée qu'en 1816 et c'est
seulement en 1822, après des traités avec les princes
indigènes, que cette entreprise de colonisation atteignit
quelque développement.
Il existe ainsi, maintenant encore, sur la côte de Gui-
née, une vraie république noire, celle de Libéria, qui
fêtera bientôt le centenaire de son indépendance. Ce
libre pays a néanmoins senti, à certains moments, que
des menaces se dressaient à ses frontières et c'est pour-
quoi son gouvernement fut porté à solliciter l'appui des
Etats-Unis, dont on répète qu'ils veulent « rendre
l'Afrique aux Africains ». Le président Taft envoya, en
1909, une commission spéciale en Libéria, et, en 1918,
les Américains consentirent encore à cette république un
emprunt de cinq millions de dollars.
D'autre part, nous n'oublions pas que déjà il se pro-
duisit, dans les différentes contrées où des communautés
Le Mouvement pan-nègre. 363
nègres trouvent trop lourde la suzeraineté des blancs,
des conflits et des soulèvements; ceux-ci, d'ailleurs, ne
furent jamais couronnés par un succès définitif. Aux
Etats-Unis, où vivent de dix à douze millions de nègres
ou négroïdes, certains hommes de couleur, enflammés
par les démocratiques idées d'égalité que leur dévelop-
pent sans trop de discernement des pasteurs illuminés,
ont provoqué à maintes reprises des insurrections: je
me souviens d'avoir été témoin de sanglantes émeutes
à Chicago et à Washington, vers le début de 1919. Le
principal organisme qui, là-bas, s'attache à créer un sen-
timent racial entre les noirs d'Amérique et ceux d'Afrique
est VU Hivernal Negro Improvement Association.
Dans l'Afrique du Sud, nous savons qu'il existe des
groupements similaires et, en octobre 1920, on eut à
déplorer, au cours d'émeutes à Port-Elizabeth, la mort
ou les blessures de nombreux habitants. Dans le Sud-
Ouest-Allemand, en 1903, un nègre converti appartenant
à la Rhenish Missionary Society, Henry Witboi, profita
d'un soulèvement pour proclamer que le temps était
venu pour son peuple de se libérer du contrôle des
hommes blancs. Au Congo belge même, il se produisit
des révoltes, d'un caractère plus spontané d'ailleurs,
dont on n'a pas perdu le tragique souvenir. Et dans les
colonies françaises d'Afrique, au Sénégal notamment,
on eut, vers la fin de la guerre, à réprimer de véritables
troubles insurrectionnels.
Ainsi, dans toute l'étendue du vaste continent noir, se
révèlent, de sanglante façon, de nouvelles idées d'indé-
pendance et des manifestations, chaque jour plus accen-
tuées, de xénophobie.
*
* *
Le nègre, en prenant conscience de sa qualité humaine,
en saisissant plus ou moins ces notions d'égalité dont
notre sentimentalisme imprègne toute notre action, corn-
364 Le Flambeau.
mence à comprendre qu'il serait peut-être possible pour
lui de se libéfer du joug européen. Un serviteur noir
me confessait une fois, au Congo, qu'il était très dési-
reux de conserver les rudiments de progrès matériel,
c'est-à-dire de confort, que nous avions apportés dans
son pays, mais qu'à part cela il n'était pas loin de par-
tager l'avis d# ses frères de race qui espéraient voir le
gai matin où « l'on flanquerait tous les blancs dans le
fleuve et dans la mer ».
La guerre, je le répète, n'a fait que fortifier ces idées.
Et de doux idéalistes américains les ont bénévolement
encouragées. J'ai sous les yeux un intéressant petit livre
paru en 1918, à New- York, sous ce titre: Africa and the
War. Dans la préface, l'auteur, M. Benjamin Brawley,
commence par déclarer: « L'Alsace et la Lorraine, la Bel-
<( gique, les Balkans et même la Russie, tout devient
« d'importance secondaire à côté de l'accablante ques-
« tion de la possession et du développement du conti-
« nent africain. Le nègre, et non point le Belge ou le
a Russe, est, après tout, le cœur du problème. » Il est
vrai qu'en 1917, quand la Grande-Bretagne n'était pas
encore très certaine de pouvoir s'emparer de la plus
importante part des possessions africaines de l'Alle-
magne, M. Lloyd George croyait nécessaire d'affirmer
que <( ces colonies seraient mises à la disposition d'une
conférence dont les décisions auraient pour premier
objectif de satisfaire les vœux et les intérêts des natifs ».
Peu de mois après, M. Wilson parlait dans le même sens.
En 1919, l'Angleterre, qui se sentait victorieuse, n'a,
croyons-nous, plus songé à s'enquérir de l'avis des natifs.
M. Wilson et le peuple américain, qui aiment moins
l'hypocrisie, ont encore proposé au Congrès de Ver-
sailles de laisser les nègres disposer d'eux-mêmes. Cela
fit beaucoup rire à l'époque et on ne tint guère compte
de cette suggestion. Mais certains noirs instruits et cer-
tains Yankees utopistes n'ont pas oublié. L'auteur
Le Mouvement pan-nègre. 365
d'Africa and the War daigné cependant reconnaître lui-
même (p. 38) que les nègres sont actuellement trop sau-
vages pour se gouverner seuls. Cela est bien notre avis.
Le même auteur émet, quelques pages plus loin, des
appréciations qui paraissent infiniment moins raisonna-
bles. J'ai déjà rappelé quelles sont les difficultés que susr
cite, aux Etats-Unis, la prolifique et peu instruite masse
des anciens esclaves. Ces nègres, dont les pères durent,
au lendemain de la guerre de Sécession, la liberté au
président Lincoln, ont accompli depuis lors beaucoup de
progrès. Il paraît, d'après un annuaire publié par eux
il y a quelques mois, que les noirs d'Amérique, qui ne
possédaient, en 1866, que douze mille immeubles, en ont
aujourd'hui plus de six cent mille et sont propriétaires
de plus de vingt millions d'acres de terres cultivées; à
la place de leur vingt mille fermes de jadis, ils en
exploitent maintenant un million; le nombre de leurs
illettrés, lisons-nous dans une revue, est tombé de qua-
tre-vingt-dix à trente pour cent; on compte cinq cents
écoles et collèges nègres qui sont fréquentés par un
million huit cent mille noirs et quarante-cinq mille tem-
ples où prient quatre millions et rdemi de fidèles noirs.
Les nègres des États-Unis ont acheté, pendant la guerre,
pour deux cent vingt-cinq millions de dollars de bons de
la Défense nationale...
Ceci était nécessaire à établir pour comprendre la
raison qui fait écrire à M. Brawley, notre auteur, que
les Français et les Anglais, épuisés par la guerre et ne
trouvant plus d'hommes à envoyer dans leurs colonies,
pourraient bien employer un nouveau système qu'il
expose ainsi: « Alors le nègre américain, si longtemps
« proscrit, jaillira soudain, comme l'une des plus impor-
<( tantes activités de la nation. Son record, comme com-
« battant, est bien connu. Durant les trois dernières
« années, il a su combler très largement le vide produit
« dans les entreprises industrielles du Nord (des Etats-
366 Le Flambeau.
« Unis) par la cessation soudaine de l'émigration. Main-
« tenant, l'Afrique appelle aussi des travailleurs, non
« par douzaines, non par centaines, mais par milliers et
« douzaines de milliers... »
Vous comprenez: M. Brawley est un vrai Américain
et, par conséquent, il superpose aisément un côté pra-
tique et utilitaire à son fond de quaker idéaliste: les
noirs gênent les Américains; les Européens manquent
d'hommes pour civiliser l'Afrique. Eh bien, envoyons
les millions de nègres d'Amérique — qui possèdent déjà
une teinture de civilisation — vers leurs frères de
l'Afrique centrale, dans la terre de leurs aïeux. Ainsi,
réunie, forte, autonome et livrée à elle-même, la race
de Cham aura conquis, dans la justice, sa liberté; nous
retrouvons ici la poussée vers le pan-négrisme. Et notre
bon Américain, parlant du peuple noir, ajoute, en une
formule qu'il nous semble avoir déjà entendue autre
part: « C'est le peuple choisi de Dieu! »
*
* *
Ne croyez pas que la singulière opinion que je viens
d'exposer ici soit celle d'un seul homme. Comme je l'ai
dit, l'idée pan-nègre possède des origines lointaines que
l'on retrouve, d'une pari, en Angleterre et en Amérique,
d'autre part, en Ethiopie; et elle s'amplifie. On peut en
donner de multiples exemples, et le Correspondant dans
un article sur « La question nègre et l'élection présiden-
tielle aux Etats-Unis » (25 septembre 1920), la revue
Les Lettres (septembre 1920) et L'Illustration (26 mars
1921) en ont parlé récemment.
Nous apprenons ainsi qu'il y a une douzaine d'années,
M. John Temple Grave proposait une séparation com-
plète entre les noirs et les blancs d'Amérique, avec trans-
port des premiers, soit vers l'Amérique du Sud, soit vers
l'Afrique. Mais — objectaient déjà les adversaires du
Le Mouvement pan-nègre. 367
projet — cette conception est peu pratique et priverait
les Etats-Unis de plus de dix millions de travailleurs.
Il est vrai que le major R.-W. Shufeld, du corps de
santé de l'armée américaine, découvrait dans America' s
Greatest Problem, The Negro, que l'on pourrait avanta-
geusement remplacer les noirs des Etats-Unis par « ces
<( milliers de paysans belges qui sont aujourd'hui sans
« foyer ou sans moyens de transport à cause des ravages
<( des armées allemandes en Belgique. » Merci, major!
Gardez vos nègres et laissez-nous nos paysans...
Le mouvement pan-nègre, utopiste et inquiétant,
s'étend. Les noirs de l'Afrique Orientale Anglaise, réu-
nis à Accra en congrès, ont envoyé à Londres des délé-
gués chargés de réclamer la suppression de toutes les
mesures qui entravent le libre essor de leur peuple et
ils ont demandé, notamment, la création de lignes de
navigation dirigées par eux et à leur usage exclusif.
Ils ont vu leurs théories appuyées, comme il fallait s'y
attendre, par M. Edmund-D. Morel, l'ennemi « person-
nel » de la Belgique et l'adversaire, d'une façon générale,
de toute colonisation. Le promoteur de la Congo Reform
Association vient de publier un livre, The Black Man's
Burden, qui constitue un réquisitoire violent contre les
procédés des blancs en Afrique. M. Morel qui a, autre-
fois, été aux gages de V Allemagne, continue l'œuvre de
sa vie. L'Allemagne, qui n'a plus un pouce de territoire
colonial, va chercher, évidemment, à créer aux Alliés
des difficultés dans leurs possessions d'outre-mer. Elle
rencontrera pour cela l'aide des Bolcheviks, des traîtres
comme M. E.-D. Morel en Angletere et des doux uto-
pistes comme le sénateur Lafontaine en Belgique. « Il
(( est impossible, comme l'écrivait très justement M. Hen-
« riquet dans un récent article du Neptune, il est impos-
« sible de ne pas voir de connexion entre les désirs de
<( revanche de l'Allemagne, le plan bolchevique de révo-
« lution coloniale, la publication d'un livre tel que le
368 Le Flambeau.
« Black Man's Burden et le mouvement dont certaines
« associations nègres sont le siège. »
Aux Etats-Unis, une agitation de race se perpétue et
grandit. En août 1920, se tint, à New-York, une session
de trente jours de V International Negro Conférence qui
organisa un meeting à Madison Square Garden au cours
duquel, nous apprend le Correspondant, M. Marcus
Garvey, nègre, président de YUniversal Negro lmpro-
vement Association et des General African Communities
League dit ceci : « Le temps est venu pour les quarante
« millions de noirs de réclamer l'Afrique, non pas de
« demander à l'Angleterre, à la France, à la Belgique,
« à l'Italie: « Pourquoi êtes-vous ici? » mais de leur
« donner l'ordre de sortir!... » Et plus loin : « Nous rédi-
« gérons un Bill of Reglets pour toutes les races nègres,
<( avec une Constitution pour gouverner leurs destinées.
« La plus sanglante de toutes les guerres est encore à
« venir, lorsque l'Europe essayera ses forces contre
« l'Asie. Ce sera là l'occasion pour les nègres de tirer
« l'épée pour la rédemption de l'Afrique! »
Un type original que ce Marcus Garvey. Intelligent,
relativement cultivé, il est devenu l'apôtre du pan-né-
grisme intégral. A la fois idéaliste et homme d'affaires,
il a lancé une compagnie de navigation, la Black Star
Line, dont les six millions de dollars de capital ont été
entièrement souscrits par des noirs. C'est lui qui est par-
venu à concrétiser toutes les tendances vagues qui se
manifestaient à travers le monde en faveur des Chamites:
depuis le jour où il reçut dans le corps quatre balles de
revolver tirées par un exalté, il fait figure de martyr et
ses frères de couleur ne discutent plus sa parole. Elle ne
manque d'ailleurs point de saveur, cette parole, ni d'au-
dace, puisque M. Marcus Garvey professe que les Egyp-
tiens, les Grecs et les Phéniciens ont emprunté leur civi-
lisation aux noirs et que Jésus-Christ émit, sans l'ombre
d'un doute, un nègre.
Le Mouvement pan-nègre. 369
M. Maurice Dekobra, qui a entendu le prophète péro-
rer en décembre 1920 à New-York, nous a rapporté un
de ces discours. Je ne résiste pas, étant donné l'impor-
tance qu'a prise la personnalité de M. Marcus Garvey, au
plaisir d'en copier un passage:
« Mes amis, clamait au milieu d'une vaste assemblée le chef pan-
<( nègre, si nos frères blancs nous aiment, nous les aimerons; mais
« s'ils nous haïssent, nous les haïrons aussi. Nous dénions aux Anglais
« le droit de nous exploiter ; nous nous indignons que les Belges bruta-
« lisent nos frères africains... Quant aux Français... Nous avons jus-
« tement ce soir, parmi nous, un noble représentant de ce pays, et
« nous lui dirons en toute franchise: Que la France nous prouve son
« libéralisme I Et qu'il fasse savoir aux tirailleurs sénégalais qu'ils
« ont, en Amérique, des frères assez civilisés pour les initier à la
(( politique européenne (acclamations) ; car, en somme, qui a gagné la
« guerre? C'est le sang des nègres sur les champs de bataille des
<( blancs. MM. Clemenceau (il prononçait Klemenko) et Lloyd George
« auraient été bien embarrassés pour finir la guerre s'ils ne nous
« avaient pas eus (hourras). Oui, mes amis, si les noirs n'avaient pas
« été là, le kaiser serait aujourd'hui dans le palais de Buckingham
« (vociférations, trépignements, cris d'animaux variés). Or, vous
« savez quelle fut la reconnaissance des blancs, comment ils surent
« gré aux noirs d'avoir combattu pour leur cause? Ils ne nous donnent
« même pas un siège à la Conférence de la Paix (grognements désap-
« probateurs). Mais ils furent punis par le ciel et expièrent bientôt
« leur ingratitude. MM. Klemenko, Lloyd George et Wilson s'arra-
« chèrent les cheveux autour du tapis vert (hilarité). M. Wilson tomba
<( malade et dut rentrer précipitamment aux Etats-Unis. M. Lloyd
« George fut rappelé en Angleterre par ses bons amis d'Irlande et
« M. Klemenko, pour passer sa mauvaise humeur, alla tuer des singes
(( en Afrique (ouragan de clameurs joyeuses et de huées d'allé-
« gresse). Voulez-vous que je vous dise ce que nous pensons, nous
« les pauvres noirs, nous les fils de singes, nous qui portons encore
« la queue du quadrumane notre ancêtre? Nous rions de ces blancs
« infatués et nous leur déclarons que, puisque nous, les gorilles,
« nous, les crânes pointus, nous étions assez bons pour nous faire
« tuer sur les champs de bataille européens et pour aider nos... édu-
« cateurs!... à gagner leur guerre, ils auraient au moins pu nous
« accorder cette liberté au nom de laquelle ils s'entre-tuaient... Mais
« nous avons appris à tuer aussi et, je vous le demande, mes amis":
« Que sera-ce donc quand nous nous battrons pour notre propre
« cause?... »
Ce long verbiage donne le ton tout à fait caractéris-
370 Le Flambeau.
tique que ces messieurs nègres en sont arrivés à em-
ployer dans leurs réunions. Qu'en pensez-vous, poète
hindou Rabindranath Tagore, qui nous conseilliez, il y
a quelques mois, l'alliance de l'Est et de l'Ouest, prépa-
ratoire à celle du Nord et du Sud?
Ah! comme Ton voit que ces noirs, qui appuient si
bien la construction de théories sociales et politiques sur
le maniement du glaive, appartiennent au pays de
M. Wilson!
D'autre part, n'entendons-nous pas Lénine et Trotsky,
dans un des manifestes communistes de Moscou, leur
faire écho en proclamant: « Esclaves coloniaux d'Afrique
<( et d'Asie, l'heure de la dictature prolétarienne en
« Europe sonnera pour vous comme l'heure de la déli-
« vrance »?
*
* *
Ces prêches et ces cris doivent nous intéresser parti-
culièrement, nous autres Belges. D'abord, parce que
c'est vers les énormes territoires du Congo que se
tournent tout naturellement les regards des pan-nègres,
qu'ils aient la peau blanche ou la peau noire. On s'en
va répétant que ce domaine est beaucoup trop vaste pour
notre capacité coloniale. On rappelle, à la suite de
M. E.-D. Morel, de prétendues atrocités. Les nègres
américains, au cours des réunions dont j'ai parlé, après
avoir chanté leur hymne : « Ethiopie, ô terre de nos ancê-
tres... » poussaient des huées contre les Belges, en agi-
tant leur étendard noir, vert et cramoisi. Et le mouve-
ment trouvera peut-être un iour un excellent auxiliaire
dans le pan-islamisme, qui lui ouvre les voies et que
certains de nos fonctionnaires ne craignent point de favo-
riser.
Oui, c'est vers le Congo que vont les rêves des pan-
nègres. Discrètement, ils étudient déjà le terrain et pré-
parent leur campagne. Sous divers prétextes d'études,
Le Mouvement pan-nègre. 371
ils envoient dans notre colonie des missions auxquelles,
selon une courtoise et absurde coutume, le gouverne-
ment belge accorde des facilités extraordinaires qu'il
refuse en général à nos nationaux ; car, depuis certaines
campagnes menées jadis contre notre administration, on
ressent une telle crainte de l'opinion de nos rivaux — ou
de nos ennemis — qu'on n'ose rien leur refuser...
C'est ainsi que je tiens de bonne source qu'il se pro-
mène actuellement, de par le Congo, une mission améri-
caine poursuivant des études afin de « favoriser l'éduca-
tion des noirs ». C'est la mission du Phelp's Stokes
Fund. Notre gouvernement est-il bien certain que ces
messieurs, qui voyagent partout à leur guise, qui ra-
content ce qu'ils veulent, qui observent ce qui les inté-
resse et qui (( éduquent les noirs » selon leurs propres
conceptions, n'ont pas une idée de derrière la tëtt?
Trouve-t-on, par ailleurs, qu'il soit vraiment opportun
et d'utile politique indigène de laisser des pasteurs nègres
accomplir, sous le voile de l'évangélisation, la propa-
gande que l'on devine?
On trouve, en différents centres commerciaux du Congo,
une petite publication pan-nègre, rédigée en Amérique,
et qui s'appelle The Negro World. Comment y arrivâ-
t-elle?
N'avons-nous pas vu, dans notre bon Bruxelles même,
et notamment au cours des débats du récent Congrès
Colonial, des noirs revendiquer, avec un air de suffi-
sance fort réjouissant, les droits que confère leur très
haute conception de la civilisation? C'est ainsi que
L'Avenir colonial belge, journal qui paraît à Kinshasa,
s'étant permis de taquiner un de ces messieurs, nommé
Paul Panda Farnana, secrétaire de VUnion Congolaise
de Bruxelles, celui-ci parvint à se faire interviewer et à
répondre, par ce moyen, en deux colonnes de première
page de la Dernière Heure. Le ton de cette interview
n'est pas sans rappeler étrangement celui des paroles
372 Le Flambeau.
que prononçaient, à New-York, les noirs de VUniversal
Negro Improvement Association.
C'est le même nègre qui envoyait au directeur du Soir
une longue missive, bourrée de citations hétéroclites —
destinées à prouver sans doute une culture étendue —
dans le genre de cette phrase extraite des Grands Initiés
de M. Edouard Schuré: « Aux temps préhistoriques,
c'est la race nègre qui a introduit la civilisation en
Europe... »
Ce bon M. Paul Panda, qui possède, paraît-il, ses
diplômes d'ingénieur agricole de l'Ecole de Gembloux,
a trouvé dans notre pays de précieux auxiliaires dans la
personne du sénateur Lafontaine et dans celle de M. Paul
Otlet. Ces derniers ont même été jusqu'à offrir aux
noirs, que les Etats-Unis ne tenaient plus à voir se réunir
chez eux, l'hospitalité du Palais Mondial à Bruxelles,
pour leur Congrès pan-nègre.
Le Congrès a pour président M. Biaise Diagne, député
noir au Parlement français et haut-commissaire pour le
Sénégal, et pour secrétaire le docteur W.-E. Burghardt
du Bois qui, nous raconte-t-on, est un Américain de sang
mélangé français, allemand et nègre, ainsi qu'un des
plus fidèles disciples du fameux apôtre Marcus Garvey.
Ce parfait métèque a donné à la National Association
for the advancement of coloured people des indications
intéressantes sur le mouvement pan-nègre. Qu'on me
permette une dernière citation : après avoir rendu un
nommage ému à M. Lafontaine et à M. Paul Otlet qui,
nous apprend-il, est communément appelé « le père de
la Société des Nations », M. Burghardt du Bois ajoute,
d'après VAfrican World (4 juin 1921) :
« Sans aucun doute, une renaissance de la culture nègre s'annonce,
« et elle sera guidée par l'intelligence et la compréhension. Une indi-
ce cation de cette renaissance est la prochaine publication en Allemagne
(( d'une collection de quinze volumes de littérature nègre, de pro-
« verbes, de folklore, de poésie. La publication est l'œuvre de Léo
« Frobenius et sera intitulée Atlantis. »
Le Mouvement pan-nègre. 373
Il aurait, en effet, été surprenant que pour travailler
à la renaissance de la culture nègre {ils ont donc eu jadis
une haute culture qu'il est opportun de faire revivre,
les noirs?) il n'y eût pas eu quelques Allemands à côté
de MM. Lafontaine et Otlet... Comme ces deux person-
nages doivent envier l' American coloured qui possède à
la fois du sang français, allemand et nègre! Que voilà
donc du vrai internationalisme! Voyez-vous la douce
jubilation de M. le sénateur Lafontaine s'il pouvait, un
jour, nous prouver qu'il est à la fois belge, allemand,
français et nègre?
En dehors du Congrès pan-nègre, M. Paul Otlet a
d'ailleurs préparé les plans d'une définitive section des
Africains, au Palais Mondial, section qui comprendrait
« une documentation dans les quatre formes sous les-
quelles se présente toute documentation dans le Centre
International ». Des esprits simples pourront évidem-
ment s'étonner de voir un sénateur belge offrir l'hospi-
talité d'un palais belge aux tenants d'un mouvement dan-
gereux en lui-même parce que tout gonflé d'un naïf uto-
pisme et dirigé principalement contre les nations coloni-
satrices et, en particulier, contre la Belgique. Mais l'Etat
belge est bon prince...
♦
* *
Certes, la barrière de couleur, the colour bar, comme
disent les gens de l' Union-Sud-Africaine, doit dispa-
raître. Nous admettons, pour notre part, que les pré-
jugés de race sont absurdes. Nous sommes les premiers
à vouloir que le sort de la race noire soit amélioré; que
là où des abus existent ils soient redressés; que Ton
s'occupe de l'éducation, de la formation intellectuelle et
— par après — de la liberté des nègres. Mais il faut pro-
céder avec ordre. Et, vraiment, il nous paraît dangereux
que de tendres idéologues, au surplus souvent ignorants
374 Le Flambeau.
de ces questions, aillent, sous le prétexte de « renais-
sance de la culture nègre » créer des ambitions injus-
tifiées, provoquer des mouvements de xénophobie qui
peuvent être périlleux pour toute notre civilisation en
Afrique, et fourrer dans la tètt de ces dignes noirs qu'en
se passant des blancs ils arriveront plus vite au parfait
bonheur, dans la plus haute culture.
Tous les peuples qui ont le bonheur de gérer des ter-
ritoires en Afrique doivent travailler de tout cœur à
l'émancipation matérielle des nègres et à leur dévelop-
pement moral et intellectuel.
Nous sommes, répétons-le, très partisans, au Congo,
d'un système de gouvernement qui tiendrait compte des
coutumes indigènes au lieu de les détruire, qui établirait
la collaboration judiciaire des blancs et des noirs, qui se
servirait des chefs nègres comme représentants de notre
autorité, qui, enfin, ferait travailler un personnel admi-
nistratif de couleur, devenu l'intermédiaire compétent et
responsable entre des Européens peu nombreux et la
grande masse de la population. Nous restons, en un mot,
et pour reprendre l'heureuse expression du colonel Ber-
trand au Congrès colonial de 1920t favorables à la poli-
tique de collaboration et non à celle d'assimilation.
Mais, dans toutes ces réformes, on doit tenir compte
des réalités avant de faire de l'idéologie: vouloir donner
à la race noire une autonomie, une autorité, des initia-
tives dont elle est encore incapable d'user sagement et
qu'elle est même incapable de comprendre, serait une
absurdité.
Avant tout, il nous faut veiller à ce qu'au nom
de principes sentimentaux on n'aille pas saper notre
autorité en Afrique. Tout le monde admet que les nègres
ne peuvent encore ni se gouverner ni se civiliser tout
seuls. Si donc nous abandonnions le pouvoir que nous
possédons, il serait bien vite repris par d'autres, peut-
être par ceux-là mêmes qui, aujourd'hui, nous déroulent
Le Mouvement pan-nègre. 375
leurs belles théories. Les noirs ne seraient pas plus libres,
mais nos censeurs de Belgique n'auraient plus rien à
dire dans la gestion de notre colonie. Est-ce un tel résul-
tat qu'ils cherchent? Car, en fin de compte, — et nous
avons de cela quelques exemples récents — l'idéalisme
est d'un beaucoup meilleur profit pour le malin que pour
le sincère.
Pierre Daye.
Quelques Poètes français (Taajoard'hai
L'effroyable guerre, parmi les ruines qu'elle a faites,
il en est une qu'aucune sorte de réparation ne saurait
jamais relever. C'est, entre les quinze cent mille fils de
France qu'elle a tués dans la force de l'âge, la mort de
quatre cent cinquante jeunes écrivains, dont les noms
sont inscrits dans le marbre sur les murs de notre Pan-
théon. L'Allemagne a frappé à la tètt: mais il faut bien
dire — non pour sa décharge, mais pour notre honneur
— que nous avons fait tout ce qu'il fallait pour cela.
Car dans le grand élan qui a dressé tout d'abord ensem-
ble la Belgique et la France contre l'éternelle Barbarie,
tandis que l'Allemagne utilitaire mettait à l'abri les siens,
qui s'est levé en premier parmi nous? Constatons-le une
fois de plus, pour le plus grand honneur de la pensée
humaine: ce sont les intellectuels. L'armée de la plume
n'a pas cru qu'il était suffisant de combattre sur le pa-
pier : elle a pris le fusil au premier appel, et quatre cent
cinquante des meilleurs d'entre elle ne sont pas revenus.
Je ne vous citerai pas ce palmarès funèbre. A côté des
Péguy, des Psichari, des Alain-Fournier, des André du
Fresnois, des Marcel Drouet, des Pierre Gilbert, des
Louis Coâ>t, des Lionel des Rieux, des Emile Clermont,
qui auront au moins eu la chance de laisser après eux
une œuvre parfois achevée, capable de sauver leurs noms
de l'oubli, capable en tout cas de nous faire connaître
exactement ce que nous avons perdu, les perdant —
combien d'autres n'avaient encore donné que des pro-
messes qu'une vie de paix leur eût permis, peut-être, de
Quelques poètes français d'aujourd'hui. 377
tenir! Nous ne pouvons songer à ceux-là que comme à
ces arbres de nos régions de l'Aisne et de l'Oise que les
Allemands ont coupés dans leur première retraite du
printemps de 1917, et que nous avons vus, fauchés au ras
du sol, qu'ils couvraient de leurs branches déjà fleuries
— et dont la touchante floraison ne devait être suivie
d'aucuns fruits. Ce qu'il y a pour nous d'inconsolable
dans la disparition de ces poètes à peine éclos, c'est que
nous ne pouvons le plus souvent pleurer en eux qu'une
Muse anonyme, non révélée encore. Quel Lamartine,
quel Chénier n'est pas tombé avec eux? Quel monde pro-
digieux de musique et de rêverie s'est éteint avec leurs
regards... Donnons donc une pensée pieuse à la tombe
perdue, où dort peut-être de son dernier sommeil, comme
le soldat français inconnu de l'Arc de l'Etoile, le génie
inconnu que la guerre nous a enlevé.
Parmi nos poètes morts, je ne parlerai que de trois
d'entre eux: Emile Despax, Jean-Marc Bernard et Paul
Drouot. Ils me semblent les plus représentatifs de cette
génération sacrifiée, qui s'est donnée volontairement.
Leurs noms ne sont sans doute pas tout à fait étrangers
au lecteur belge; leur œuvre tronquée, inachevée valait
cependant plus que par des promesses...
Emile Despax, tué à Crouy d'une balle au front le
premier jour de son arrivée au combat, est l'auteur d'un
livre de vers publié en 1905, qui, tout de suite avait
classé ce poète parmi les plus purs et les plus sûrs arti-
sans du vers classique: La Maison des Glycines, solide
recueil de stances, d'élégies, où nous avions pu discerner
dès lors, à côté d'une maîtrise parfaite, la descendance
la plus directe de Chénier, de Lamartine, de Hugo même,
et parfois aussi de Verlaine. Il y a chanté tout à tour
l'amour, les jeunes filles et la gloire, et ce grand tour-
ment d'être un homme conscient de la Destinée. Quand
j'ai lu ce livre pour la première fois, en songeant au beau
25
378 Le Flambeau.
visage ardent du poète, doucement bercé par l'heureuse
harmonie de ses plaintes amoureuses, j'avoue n'avoir pas
donné toute mon attention à ce qui m'y a si fort frappé
depuis: cette espèce de sombre prescience d'une mort
qui viendrait trop tôt. Maintenant que nous savons que
Despax n'est plus, combien nous paraissent émouvantes
et chargées d'une affreuse divination, des strophes comme
celles-ci :
Ne cherche pas plus loin. Je ne puis pas te dire...
Je puis mourir ce soir, je puis partir demain —
J'ai ma part du baiser, j'ai ma part du sourire,
J'ai ma part de l'amour et du bonheur humain...
... Pour l'amour et l'orgueil du langage de France,
J'ai fait seul, et Dieu sait au prix de quel effort!
Ce livre: un peu d'amour, de rêve et de souffrance;
Vienne à présent la mort!
Je ne regrette rien. De la terre. Une pierre,
Si l'on veut. Si l'on veut aussi, quatre cyprès...
C'est la loi. Naître, ouvrir ses yeux à la lumière,
Et les fermer après...
Et voici la dernière pièce du recueil. Elle est intitulée
Utlima, et est dédiée à son frère par le poète qui ne
devait rien publier depuis ce livre; c'est donc vraiment
sa dernière parole :
// pleut. Je rêve. Et je crois voir entre les arbres
De la place qui luit,
Un buste en pierre blanche et le socle de marbre.
Mon frère passe et dit: C'est lui.
Quelques poètes français d'aujourd'hui. 379
Mon frère, vous aurez aimé les ports, les îles,
Surtout le ciel, surtout la mer;
Moi, les livres, les vers parfaits, les jours tranquilles
Et nous aurons beaucoup souffert.
*
* *
Pour Jean-Marc Bernard, qui signait Jean-Marc Ber-
nard Dauphinois, qui voulait montrer par là qu'avant
toute chose, il appartenait à sa terre et à sa province, il
n'a laissé, outre quelques plaquettes introuvables et, dans
des revues, des épigrammes acérées et des études sur
quelques poètes qu'il aimait, qu'un recueil d'Amours,
bergeries et jeux, Sub tegmine fagi. C'était un esprit déli-
cieux, la fantaisie et la grâce même, mêlée au plus par-
fait savoir. — « C'était Ariel, a dit de lui le poète Fagus;
la générosité du cœur dans la raison ailée... »
Jean-Marc, par ses goûts et par sa culture, appartenait
à ce groupe ami du bel ordre classique qui, sous le dra-
peau de Y Action Française, marchait et marche encore
sous la conduite de M. Charles Maurras; ses poètes, ses
écrivains de prédilection, c'étaient ceux du xvr et du
xvii9 siècles à la règle sévère, à l'ordonnance inflexible,
cependant toujours dominée par le souci constant d'enfer-
mer une pensée, une émotion humaine dans un vase au
contour précis, fait de la plus durable matière. Ce qu'il y
a de très remarquable chez Jean-Marc Bernard, c'est
qu'en dépit de cette discipline rigoureuse, celui-là était
avant tout un poète. Il est même probablement le seul
véritable poète de cette école traditionaliste et rationa-
liste de Y Action Française, où l'on compte — politique
à part — tant de clairvoyance critique et si peu d'ima-
gination. Nourri aux siècles les plus raisonnables, Miner-
vien par volonté, goût de mesure et de clarté, Jean-Marc
Bernard était un poète fantaisiste, qui, somme toute,
doit plus à Villon, à Ronsard, à Théophile de Viau, à
380 Le Flambeau.
Saint-Amand qu'à Malherbe; un Banville moins le
romantisme et le verbalisme, un délicieux poète enfin,
ami du sourire et de la gaieté, des belles filles et du vin
nouveau. Ecoutez ce petit poème : il donne bien la mesure
et la manière de ce gentil esprit virgilien :
jetons les livres allemands
Par les fenêtres, à brassées.
Foin des cuistres et des pédants
Et vivent les claires pensées!
Mieux vaut, couché sur le gazon,
Relire, loin des philologues,
Catulle, Horace, Anacréon
Et le Virgile des Eglogues.
Car V antiquité nous instruit.
Chacun de ses auteurs répète :
Le Temps irréparable fuit;
Cueille le jour, dit le poète.
Ah! contentons-nous désormais
De ces vérités éternelles,
Que nous méditerons en paix
Sous les raisins de ces tonnelles.
Puisque se lamenter est vain,
Ne pleurons point la mort des choses :
« Versons des roses en ce vin,
(( En ce bon vin versons des roses. »
Goûtons la joie et le chagrin
Que tour à tour chaque heure apporte:
Car la Mort pourrait bien demain
Frapper du poing à notre porte...
A-t-on assez répété, dans les derniers temps de cette
douceur de vivre qui a immédiatement précédé la guerre,
Quelques poètes français d'aujourd'hui. 381
que nous étions, en France, un peuple fini, sans ressort,
sans moralité? L'événement a, je pense, suffisamment
démontré le contraire. Mais n'est-ce pas très beau, très
savoureux, que ce soit précisément parmi nos poètes les
plus élégiaques, chez ceux qui ne semblaient faits que
pour chanter sans fin cette fameuse douceur de vivre que
l'on ait pu trouver le plus bel exemple de vigueur et la
plus grande capacité de redressement? Comme le tendre
Despax, comme le fragile Drouot, la guerre a bandé de
puissants ressorts inattendus dans le cœur du léger Jean-
Marc. Parti, malgré sa réforme, au début de 1915, blessé
une première fois en avril, revenu au front presque aussi-
tôt, avant de tomber devant Souchez, en juillet, il avait
eu la force et le loisir d'écrire encore quelques vers, dont
cet admirable De profuridis, que son ami Henri Marti-
neau a publié dans le premier numéro de la série consa-
crée par le Divan aux écrivains morts pour la France :
Du plus profond de la tranchée
Nous élevons les mains vers vous,
Seigneur! Ayez pitié de nous
Et de notre âme desséchée!
Car plus encor que notre chair
Notre âme est lasse et sans courage,
Sur nous s'est abattu l'orage
Des eaux, de la flamme et du fer!
Vous nous voyez couverts de boue
Déchirés, hâves et rendus...
Mais nos cœurs, les avez-vous vus ?
Et faut-il, mon Dieu, qu'on l'avoue ?
Nous sommes si privés d'espoir,
La paix est toujours si lointaine,
Que parfois nous savons à peine
Où se trouve notre devoir.
382 Le Flambeau.
Eclairez-nous dans ce marasme,
Réconfortez-nous et chassez
U angoisse des cœurs harassés.
Ah! rendez-nous V enthousiasme!
Mais aux morts, qui, tous, ont été
Couchés dans la glaise ou le sable,
Donnez le repos ineffable,
Seigneur! ils Vont bien mérité...
Un mois, jour pour jour, avant la mort "de Jean-Marc
Bernard, dans cette même région de l'Artois où furent
livrés les terribles combats de la fin du printemps de 1915,
un autre poète était tué ; et celui-là, — ce n'est pas une
affection fraternelle qui me le fait penser et dire, —
celui-là, c'était le meilleur, le plus doué, le plus grand de
nous tous; c'est Paul Drouot. Il portait dans un corps
débile une âme admirable. Héritier d'un des plus beaux
noms de l'Epopée, arrière petit-neveu du général Drouot
que l'Empereur avait surnommé le sage de la Grande
Armée, Paul Drouot avait voulu faire la campagne comme
tout le monde. Terrassé par la maladie, incapable de
porter le sac et le fusil, il tint bon ; c'est lui, qui sous le
feu, en plein jour, ira chercher devant les tranchées alle-
mandes le corps de son chef, le commandant Madelin,
tué un instant auparavant. On veut lui donner la médaille
militaire : il la refuse, il ne croit pas la mériter.
Dans ses beaux recueils de la Chronique de la Grande
Guerre notre maître Maurice Barrés, au lendemain de la
mort de Drouot, a publié la dernière lettre du poète, qui
rapporte la mort de son chef. Par la fierté du ton, l'hu-
manité profonde, les sentiments d'honneur, de modestie,
de dévouement, c'est une page d'anthologie, digne d'être
apprise par cœur dans les écoles, et d'être placée en tèt&
de l'édition complète des œuvres de Drouot, quand on
pourra songer à réunir en un volume compact les trois
livres de vers publiés par ce poète, entre 1906 et 1912:
Quelques poètes français d'aujourd'hui. 383
la Chanson d'Eliacin, la Grappe de raisin, Sous le vocable
du chêne, et ses Derniers vers, recueillis Tan dernier à
la Belle Edition. Paul Drouot était un poète lyrique. Il
ne jouait pas du pipeau, ni de la flûte. C'est sur la lyre
qu'il chantait; et vraiment, dans ces temps où la poésie
est si sage, — quand elle n'est pas folle — il nous a
réellement donné le magnifique spectacle d'un poète
inspiré. Il avait le nombre, et la couleur, et le don des
images. Il avait l'accent, l'émotion, la foi sacrée. Et en
outre il avait quelque chose à dire qu'il tirait d'une âme
retentissante et d'une sensibilité passionnée.
Ballotté entre les violences de la chair et les appels
d'une foi mystique, prodigieusement cultivé, ayant lu tous
les poètes, nourri des plus grands, continuellement entre-
tenu dans son amour des plus hautes cimes intellectuelles
par une connaissance profonde de Shakespeare, de
Goethe, de Dante, de Shelley, de Keats, de Byron et
de nos plus superbes romantiques, Paul Drouot, dans
son œuvre incomplète, inachevée, malhabile, mais géné-
reuse, débordante, bouillonnante, n'a donné qu'une faible
partie de sa mesure. Sa maturité eût été prodigieuse : il
n'avait pas encore trouvé sa discipline. Mais ce jeune tor-
rent jetait dans sa poésie un flot d'une richesse sans
pareille; et je crois que dans toute la génération litté-
raire de ce temps, l'accord est à peu près unanime sur son
nom pour le désigner comme un de ceux qui, vraiment,
s'il eût vécu, eussent doté la poésie française, sinon d'un
génie nouveau, du moins d'une personnalité très haute et
très forte.
J'aurais voulu, pour vous donner une idée digne de
lui, trouver dans les poésies de Paul Drouot une de ces
pièces uniques, facilement détachables, et qui ne risquât
point d'être abîmée, quand on l'isolerait. C'est assez
difficile. La poésie de Drouot, c'est un mouvement per-
pétuel, où les passions se heurtent avec une extrême
violence. Dans ce court fragment, V Inconnaissable, vous
384 Le Flambeau.
reconnaîtrez cet accent mystérieux qui est celui des vrais
poètes :
La beauté n'aime pas qu'on la loue 'd'être belle.
Il lui suffit de triompher dans tous les yeux,
Et de montrer d'un bras ferme et qui fut une aile,
Aux peuples rassemblés la profondeur des deux.
Ce qu'un lâche flatteur ajoute à sa victoire,
C'est l'oripeau qui voile un corps splendide et nu,
Et ce qu'il trouve à dire est si peu pour sa gloire
Que la beauté rougit d'être si mal connue!
Qu'on célèbre son col, son torse ou son visage,
D'admirer son génie seule elle a le pouvoir,
Car le Dieu qui l'habite est plus qu'un autre sage
Et ne découvre rien que ce qui s'en peut voir...
Drouot connaissait sa force et sa limite, il a particulière-
ment bien exprimé, — et je trouve cela très émouvant,
par ce que cela révèle de scrupule et de mécontentement
de soi-même, — les durs combats de la pensée et de la
forme dont l'esprit d'un poète lyrique est le théâtre.
Ecoutez-le encore, dans ce beau tumulte d'images:
Non, mes vers ne sont point parfaits — mais la lumière
Et les ténèbres tour à tour jaillissent d'eux,
Comme d'un incendie la fumée et le feu!
Hélas! mes vers n'ont rien de pur ni d'impassible!
L'astre qui les sillonne et l'éclair qui les crible
jettent sur leurs fronts blancs de farouches lueurs
Qui font briller, parmi leurs lauriers, la sueur
Des combattants, le sang des vainqueurs, et les larmes
Des vaincus descendant de leurs joues sur leurs armes
Brisées — car tout un peuple est en proie dans mes vers
Au désespoir de ne point survivre à ma chair!
Quelques poètes français d'aujourd'hui. 385
Et pourtant je voudrais d'une ardeur insensée,
Je voudrais qu'une fois ma Forme et ma Pensée
Connussent cet instant de suprême beauté
Où, corps à corps, le soir du sac d'une cité,
Deux amants ennemis, nus et tordus de haine,
Dans le déchaînement de leur rage inhumaine,
Par le plaisir aux rets l'un de l'autre surpris,
Etouffent d'un brusque baiser un même cri!
Ce morceau suffirait pour montrer la manière de ce
poète chaleureux. Toutefois, lisons encore quelques-uns
de ses vers qui nous touchent le plus, parce que nous y
voyons, en même temps que le magnifique appel de sa
race, comme le sombre pressentiment de la mort brutale
qui devait suspendre cette voix avant qu'elle ait pu faire
entendre ses accents les plus décisifs :
Et je sentais en moi renaître, flot suave
De poudre fraîche et de vieux vin, le sang rdes braves
Dont nous ne portons plus aujourd'hui que le nom,
Et qui sous la mitraille et parmi le canon,
Fusillant, fusillés, repus, gorgés de gloire,
Soupiraient du souci de la seule victoire,
Marchaient jusqu'à leur dernier reste de chaleur
Et ne tombaient que frappés d'une balle au cœur!
*
* *
En lisant les vers d'un Despax, d'un Jean-Marc Ber-
nard, d'un Drouot, morts à la guerre, nous savons quels
poètes la guerre nous a pris. Hélas! par contre, elle
ne nous en a pas donné un seul en échange.
C'est un fait qu'on peut expliquer. Si l'on considère
les pages admirables que la guerre, dans son temps, a pu
inspirer au grand Hugo, et qu'on en tire cette conclusion
que la guerre est, par la multiplicité de ses visages, des
386 Le Flambeau.
sentiments qu'elle provoque, de l'horreur qu'elle
engendre, de l'héroïsme qu'elle excite, un des plus riches
et des plus amples thèmes à développements poétiques,
on est bien obligé de se dire que si, de celle que nous
venons de mener, féconde en forts contrastes, en cou-
leurs déjà légendaires, en splendeur et en misère humaine,
aucun poète n'a su tirer encore une vaste inspiration,
ce n'est pas la faute de la guerre, mais des poètes.
Parmi les contemporains, ceux qui l'ont faite ne se
sentent pas le courage de la chanter : ils ont trop conservé
de son horreur dans les yeux et de son dégoût dans le
cœur, pour être tentés d'exalter encore ce que, par
ailleurs, elle a pu comporter de beauté farouche. Cepen-
dant, ils ont trop compris la splendeur de leur propre
sacrifice pour n'exprimer que sa hideur. Ainsi, eux seuls
jusqu'ici qui auraient le droit d'en parler, l'ayant faite,
— ceux qui ne l'ont point faite n'ayant qu'un devoir:
n'en pas dire un mot — ils se sont tus. Que plus tard,
quand la légende aura recouvert de son aile diaprée la
sombre tristesse du charnier et de la ruine, que plus tard
— comme Hugo l'a fait pour l'Epopée, mais bien après
elle — un grand poète nouveau s'empare de ces thèmes
éclatants et en reconstruise une vaste synthèse lyrique,
c'est parfaitement possible. Aujourd'hui, bornons-nous
à le constater: la guerre, qui nous a tant pris, n'a pas
encore enfanté son poète .
Toutefois, voilà le miracle. Ce que les hommes n'ont
pu faire, ou n'ont pas voulu, une femme douée des dons
les plus étonnants, la dixième des Muses, l'éloquence, la
pitié, le verbe et le souffle personnifiés, Mme la comtesse
de Noaiiies, l'a tenté, et du premier coup elle vient de
le réussir magnifiquement, dans la première partie de
son dernier recueil de vers, les Forces éternelles, paru
cet hiver.
Admirable renouvellement du mythe ancien ! Il ne fal-
lait que des pleureuses autour des tombeaux de l'Anti-
Quelques poètes français d'aujourd'hui. 387
quité! De même, au-dessus de toutes nos tombes, la
seule voix qui s'élève et chante, c'est une voix de femme.
Et, second miracle, cette voix de femme chante bien.
Elle chante bien parce qu'elle chante juste, et que la
plainte qu'elle élève, c'est la plainte de l'humanité elle-
même. Ohî ne cherchez pas dans ses vers orageux,
funèbres, désolés, ni vaines excitations, ni ridicule goût
pour le trop facile panache, ni malédictions aussi faciles
à l'adresse de l'ennemi détesté! Nous n'apercevons dans
les vers dictés par la guerre à la comtesse de Noailles,
que l'horreur de la mort, de la douleur, de l'implacable
sacrifice, qu'une admiration en larmes pour tant d'hé-
roïques vertus; que l'hébétement total de la conscience
humaine, impuissante en face de tant de souffrances,
cependant que la nature, les choses, le ciel même,
assistent dans l'indifférence à l'universelle dévastation.
Le plus remarquable est que pour laisser tout son
caractère d'universalité à son émotion, Mme de Noailles
a voulu faire taire tout ce qui, peut-être, en elle-même,
eût comporté de critique et de réprobation, au nom de ses
convictions personnelles, à l'égard de la guerre, de ceux
qui l'ont voulue, de ceux qui n'ont pas su ou pas pu l'em-
pêcher. C'est qu'elle a compris qu'il s'agit là d'une
« monstrueuse » guerre, mais aussi d'une « juste »
guerre, selon l'admirable mot de Charles Péguy. C'est
qu'elle sait que si, dans les jours de fer et de feu
La bonté dans les deux fait une immense pause,
pourtant à travers l'humaine déraison
L'amour, épars et sûr, respire en toutes choses,
et qu'il aura finalement le dernier mot; et que la conclu-
sion de tout drame humain se résout toujours dans ce
triple conseil stoïque: Espère, endure, attends.
Cependant, comme elle a bien senti la beauté du sacri-
388 Le Flambeau.
fice des hommes! Nul humain plus que Mme de Noailles
ne pouvait d'ailleurs concevoir plus profondément, et,
partant, exprimer mieux la splendide abnégation que
c'est, pour un mortel, que de donner sa vie quand il la
donne par amour; car nul n'a mieux senti qu'elle, et
mieux dit, ce que c'est que de cesser de vivre. Quel mer-
veilleux et consolant spiritualisme se dégage de ces vers
dédiés aux morts pour la Patrie :
Mourants, nous envierons leur turbulent destin,
Nous dirons, en songeant à leur grand sacrifice :
L'azur brillait, c'était quelquefois le matin
Quand il fallait partir au feu. Le frais feuillage
Se mouvait comme Veau drainant ses coquillages.
On voyait s'éveiller le doux monde animal.
V odeur de la fumée et du chaume automnal
Répandait son furtif et pénétrant bien-être...
Les volets dans le vent battaient sur les fenêtres...
Le village était gai, sentant qu'il serait fier...
On respirait l'odeur de la gloire dans l'air...
Les femmes apportaient des glaïeuls et des mauves
Du verger. Les enfants se faisaient signe entre eux
Que les aînés partaient pour d'ineffables jeux.
On s'empressait, nouant à la hâte aux armures
Les fleurs, prêtes déjà pour les tombes futures...
Quelle émotion aussi dans ces autres vers sur la Marne :
La Terre les recouvre. On ne sait pas leurs noms.
Ils ont l'herbe et le vent avec lesquels ils causent.
Nous songeons. — Par delà les vallons et les monts
On entend le bruit sourd et pâmé du canon
S'écrouler dans Véther entre deux longues pauses.
Et puis le soir descend. Le fleuve au grand remous,
A jamais ignorant de son apothéose,
Quelques poètes français d'aujourd'hui. 389
S'emplit de la langueur du crépuscule et dort...
Je regarde, les yeux hébétés par le sort,
La gloire indélébile et calme qu'ont les choses
Alors que les hommes sont morts...
Ce que nous aimons dans ces vers de Mme de Noailles
inspirés par la guerre, c'est l'absolu détachement dont
elle y fait preuve à l'égard du côté épisodique, anecdo-
tique, délibérément écarté. Seul, le sentiment y règne, et
l'effroi, la compassion, la reconnaissance. Et par là,
dépassant la circonstance même, bonne pour de tou-
chantes mais un peu vulgaires images d'Epinal, ces
poèmes prennent un magnifique caractère de généralité,
à quoi l'on reconnaît la véritable destination du poème
lyrique, où seul, l'élément philosophique et moral doit
dominer. C'est par là que Mme de Noailles, si étonnam-
ment pourvue des dons les plus divers, rejoint les grands
poètes, et particulièrement les grands poètes romantiques.
Elle a comme eux le sentiment de l'universel et de la plus
vaste mesure. Elle en a aussi le solide, puissant et victo-
rieux coup d'aile, qui, sans effort, la transporte au plus
haut de ces régions célestes où dans une vague brume
lunaire nous imaginons avec un tendre plaisir voir voguer
l'alcyon Lamartine, ou entendre rugir le lion Hugo.
Cependant, dans les Forces éternelles, comme dans ses
précédents recueils, elle reste elle-même; étant femme,
d'abord. Et nous qui admirons de tout notre cœur ce
poète unique dans notre temps, nous concédons volon-
tiers que son génie de femme, elle le paie parfois par
quelques-uns de ces défauts qui sont la rançon du génie :
trop souvent tenté de négliger les petits détails de gram-
maire ou de prosodie, quand il sait bien, par contre, qu'il
ira plus haut et plus loin que ne pourraient jamais le faire,
ni même l'espérer, des talents plus purs, plus corrects et
plus mesurés.
Est-il nécessaire après avoir indiqué à contre-cœur ces
390 Le Flambeau.
incorrections légères, d'insister sur les qualités éclatantes
de la comtesse de Noailles, la robustesse et l'ampleur de
son souffle, la largeur de son mouvement, la vigueur de
son rythme? On connaît ses mérites. Mais nous avons
encore à signaler beaucoup mieux : à savoir la pénétration
analytique de cet esprit si subtil, si riche en intuitions de
toutes sortes. Il y a dans la dernière partie des Forces
éternelles, dans le livre intitulé Poèmes de l'amour,
quelques-uns des vers les plus pénétrants que l'amour
ait jamais dictés à une femme. Aucune, en effet, depuis
l'inégale, charmante et passionnée Marceline Desbordes-
Valmore n'a exprimé comme elle cette autre part du
mystère de l'amour où les hommes n'accèdent pas, dont
les femmes seules ont la clef, et que faute peut-être de
loisir, de connaissance de soi-même ou de goût pour la
vérité, bien peu — à l'exception d'une Religieuse Portu-
gaise, ou d'une Julie de Lespinasse — parviennent à
mettre au jour, et qui est la part des femmes dans
l'amour; le domaine fermé où, seules, elles peuvent errer,
en larmes d'elles-mêmes, et qu'elles ne disent point, et
que nous ne connaîtrons peut-être jamais.
L'exceptionnel de la poésie amoureuse de la comtesse
de Noailles nous paraît résider dans un extraordinaire
mélange de sensibilité féminine et de mâle, robuste et
clairvoyante intelligence. Son cœur est d'une femme; sa
vue est d'un homme. Souvent, les analystes, les poètes,
ont dit, pour en tirer de superbes contrastes, pour en
gémir magnifiquement, cette part de violence et de fré-
nésie, de combats sans fin que l'amour représente, et,
jusque dans le plus vif désir de se confondre avec l'objet
chéri, quelle barrière infranchissable s'élève parfois entre
les amants, des deux côtés de laquelle, épuisés dans leurs
tentatives, rompus dans leur élan, retombant sans cesse
dans leur solitude congénitale,
Les deux sexes mourront chacun de leur côté.,.
Quelques poètes français d'aujourd'hui. 391
Aucune femme pourtant n'avait fait entendre le chant
qui s'élève de son cœur désolé, solitaire au milieu du
don le plus total d'elle-même, quand au lieu d'être une
délicieuse aveugle, elle a ce prodigieux malheur — mais
sublime! mais plus désirable encore que tous les demi-
bonheurs ! — d'être toujours et à un égal degré, sensible
et clairvoyante, isolée et tendant les bras.
Dans les cinquante dernières pages des Forces éter-
nelles, Mme de Noailles vient à son tour d'apporter un
précieux trésor de sentiments nouveaux, et dont l'expres-
sion frémissante retentira longtemps dans le cœur de
ceux qui en auront su recevoir, écouter et comprendre,
sous la mélodieuse apparence du chant, l'ardente, déchi-
rante et plaintive confidence. Ainsi quand elle nous fait
entendre
Le grand gémissement du rêve dans la chair
et qu'elle nous montre le plaisir, bref incendie enivrant
Qui s'éteint
Et nous laisse sa cendre impalpable et funèbre;
quand elle s'écrie:
Quel est donc le souhait rde ces deux corps qui tremblent
Enlacés, se faisant plus serrés, plus étroits.
Comme pour se tapir dans le néant ? Il semble
Qu'ils cherchent un tombeau dans leur suave effroi.
Et la volupté n'est, peut-être, je le crois
Que l'essai de mourir ensemble...
qui ne serait saisi par la force tragique et la nouveauté
d'un tel accent dans une bouche de femme? Comme elle
les a bien dits, ces effrayants combats du cœur et de
l'esprit, l'épouvante du rêve au milieu du plaisir, et ces
puissants désirs opposés qui, depuis le début des mondes,
dressent l'un contre l'autre ainsi que deux insatiables
392 Le Flambeau.
ennemis, l'éternelle Dalila et l'éternel Samson de la
légende! Jamais encore nous n'avions trouvé dans un
livre un aussi dramatique cri de douleur devant l'incapa-
cité pour un cœur humain de se plier à la domination d'un
autre cœur, que celui qui s'élève de ces vers poignants,
à placer auprès des plus beaux de Vigny, dans la Colère
de Samson:
C'est après les moments les plus bouleversés
De l'étroite union acharnée et barbare
Que, gisant côte à côte et le front renversé,
Je ressens ce qui nous sépare!
Tous deux nous nous taisons...
Vous rêvez immobile et je ne puis savoir
Quel songe satisfait votre esprit vaste et calme.
Et moi je sens encore un invincible espoir
Bercer sur moi ses jeunes palmes!...
...Et je vous vois content! Ma force nostalgique
Ne surprend pas en vous ce muet désarroi
Dans lequel se débat ma tristesse extatique...
Que peut-il y avoir, ô mon amour unique,
De commun entre vous et moi?...
N'est-ce pas que de semblables notations dépassent de
beaucoup les jeux de l'habituelle poésie? Comme en pré-
sence de ces profondes vérités arrachées à la plus sou-
terraine vie du cœur, les charmants divertissements des
ordinaires joueurs de flûte, des savants sertisseurs de
médailles paraissent vains, de second plan et dépourvus
d'émotion humaine ! Comme le poète capable d'écrire de
tels vers a droit à être mis au rang des plus grands ! Pas
de doute sur ce point. Les Forces éternelles, en dépit des
petites querelles de détail qu'on leur peut chercher, c'est
un livre lourd dans la main d'une incomparable richesse.
Nous nous inclinons devant lui avec une pleine admi-
Quelques poètes français d'aujourd'hui. 393
ration. Nous lui sommes même reconnaissants de ses
imperfections car elles nous fournissent encore une occa-
sion nouvelle de constater qu'elles ne sont rien, quand
on les met en balance avec tous les autres dons du génie,
et qu'il s'agit de décider si des questions secondaires de
technique, de savoir faire et d'habileté, peuvent un instant
infirmer ou diminuer la valeur d'une œuvre inspirée,
dont la splendeur lyrique n'a d'égale que le magnifique
caractère de vérité et d'humanité.
*
* *
Je ne pense pas du tout manquer au respect que l'on
doit aux Muses, en parlant tout de suite après le beau
livre de Mme de Noailles, du succulent et truculent recueil
que M. Raoul Ponchon s'est enfin décidé à publier cet
hiver, à peu près vers la même époque, et qui s'intitule
sans vergogne La Muse au cabaret.
je ne sais si Raoul Ponchon est connu du lecteur belge
comme il le doit être. S'il ne Test pas, c'est fort dommage
pour lui, mais je suppose que ce doit l'être, peut-être bien
davantage encore, pour vous. Il n'y aurait d'ailleurs rien
d'étonnant à cela, car jusqu'à cette Muse au cabaret, le
nom de Raoul Ponchon a cela de particulier en France
qu'il y était le nom d'un poète célèbre sans avoir jamais
publié un seul livre. Seulement, voici quelque quarante
ans que toutes les semaines, cet homme vraiment extra-
ordinaire publie dans les journaux, naguère dans le
Courrier Français, et dans le Journal plus spécialement
depuis vingt ans, des petits poèmes qu'il intitule modeste-
ment Gazettes rimées, et qui, à proprement parler, sont
de véritables petites odes. C'est P actualité qui les inspire,
autant que la philosophie et la bonne humeur. Cela tient
à la fois de la satire et de l'épigramme, de la chanson et
de l'ode lyrique. Et le prodige, c'est que le poète Raoul
Ponchon a réussi là cette chose unique: séduire Pim-
26
394 Le Flambeau.
mense public d'un grand journal d'information par le seul
prestige de la poésie.
Car les vers de Raoul Ponchon appartiennent à la plus
véritable poésie, et relient leur auteur à une tradition
séculaire chez nous, la tradition de la poésie bachique,
dont François Villon fut le premier anneau, et qui, après
Rabelais — rappelez-vous les vers superbes du deuxième
chapitre de Gargantua — trouva dans l'école des Goinfres,
au début du xvne siècle, avec Saint-Amand, Théophile de
Viau, Dassoucy, Faret et quelques autres « beuveurs très
illustres », des continuateurs tout à fait remarquables
par l'accent lyrique, non moins que par la capacité
stomachale.
Comme Saint-Amand, Raoul Ponchon est un poète de
café. Depuis quarante ans, c'est au café qu'il tient ses
assises, de Montmartre au Quartier latin, et qu'on le
trouve, à toute heure du jour, attablé, la pipe en gueule
et l'œil frisé, devant quelques pots de bière, ou, quand
la chose était encore possible, un beau verre d'absinthe
opaline. Ponchon figure donc parmi nous un des derniers
représentants du Parnasse assoiffé; et non l'un des
moindres. Car Verlaine, en son temps, l'estimait comme
tel, et Jean Richepin, avant de devenir académique, célé-
bra fort drôlement ses dons de biberon, et sa trogne ver-
meille, notamment dans ce vers fameux :
J'allumerai ma pipe aux braises de ton nez!
Mais Dieu merci ! Raoul Ponchon ne va pas au café
seulement pour y boire: sans quoi nous serions tous
poètes. C'est aussi au café qu'il écrit ses vers. Et ces
vers sont d'une matière excellente, plus richement rimes
qu'aucun Rothschild ne le pourrait faire, et mesurés avec
une science du rythme digne de La Fontaine et de Ban-
ville, dont Ponchon se réclame d'ailleurs, avec une par-
faite modestie, comme le plus filial disciple. Enfin, ce que
Quelques poètes français d'aujourd'hui. 395
Ton ne saurait assez dire, c'est la malice, la verve, la
drôlerie de ses petits poèmes, tout fleuris de bonne hu-
meur gauloise et de bon sens français, et le mouvement
de leurs strophes, la variété de leur coupe, la bonne ver-
deur de leur langue drue et ferme, digne de la plus vigou-
reuse tradition classique, tant culinaire qu'esthétique.
Oyez Le Gigot, par exemple, et s'il ne fait pas penser
à quelque toile des meilleurs petits maîtres hollandais :
Quand le gigot paraît au milieu de la table,
Fleurant l'ail et couché sur un lit respectable
De joyeux haricots,
L'on se sent beaucoup mieux, son charme nous pénètre,
Tout un chacun voyant son appétit renaître
Aiguise ses chicots.
On avait bien mangé mille rien-d 'œuvres et autre...
Mais... quel sera le rôt? songeait le bon apôtre
De convive anxieux.
Bravo! C'est un gigot! Une servante brave
Vient d'entrer, dans ses bras portant, robuste et grave,
Le fardeau précieux.
Alors l'amphitryon, le père de famille,
Se demande tandis que son œil le fusille:
Sera-t-il cuit à point?
Il l'est, n'en doutez pas, et chacun le proclame
Dès qu'il a vu plonger une invincible lame
Dans son doré pourpoint.
Son sang de tous côtés ruisselle en filets roses.
Sa chair est admirable et ferait honte aux roses.
Le plus indifférent
Des convives, muet tout à l'heure et morose,
S'épanouit du coup, débite mainte prose,
Devient même encombrant...
396 Le Flambeau.
Vous êtes, ô gigot! le plat de résistance...
... Votre chair est savante. En la verte prairie
Vous ne deviez brouter que des fleurs, je parie,
Dédaigneux des chiendents;
Vous êtes tendres plus qu'une jeune épousée
Gigots d'agneaux! Argile idéale et rosée
Qui fondez sous nos dents!
Lorsque vous gambadiez aux profondes vallées
Sur les montagnes ou dans les plaines salées,
Ignorant les bouchers,
Vous étiez des Jésus que la Grâce décore,
Mais vous êtes bien plus attendrissants encore
Sur des fayots couchés.
Aussi vous mange-t-on par pure gourmandise,
Et machinalement comme une friandise,
Sans mesure, sans fin,
Car ainsi que Va dit un docteur en Sorbonne:
Vit-on jamais gigot faire mal à personne ?
Il se mange sans faim...
Et ce poème, à la gloire de l'eau? Pour une fois que
Raoul Ponchon a accordé sa lyre en faveur de ce liquide
sans saveur, cela vaut bien qu'on l'écoute:
Sécheresse
Les champs ont soif, les malheureux!
Moi de même. Pitié pour eux!
Vierge Marie,
Aussi pour moi, je vous en prie.
Voyez, clochant sur leurs fémurs,
Les blés avant qu'ils ne soient mûrs.
A la malheure!
Ils seront fichus tout à l'heure.
Quelques poètes français d'aujourd'hui. 397
Et moi, Madone, qui n'ai bu
Depuis la mort du père Ubu,
Voyez ma gorge...
Il n'y passerait ui grain d'orge.
Voulez-vous faire des heureux ?
Du vin pour moi, de l'eau pour eux.
Oh! l'œuvre pie
Que de guérir notre pépie!
Intercédez, reine des lis !
Auprès de votre divin fils;
Rien ne le touche
Comme un mot dit par votre bouche!
Dès qu'il entendra votre voix,
Je suis sûr qu'il me dira: Bois,
Te désaltère.
Il dira, de même, à la terre.
Et dans l'instant il répandra
Un bienfaisant Niagara
D'une main preste,
D'eau divine et de vin céleste.
Voici de l'eau, Vous dira-t-il,
Chère maman, à plein baril,
A pleine tonne,
Pour que la campagne mitonne.
Voilà du vin pour ton Ponchon!
Voilà du vin pour ce cochon
Qui croit que vivre
Ne vaut qu'autant que l'on est ivre.
Et tout aussitôt je verrai
Un vin sympathique et doré
Sourdre, rapide,
Dans mon verre à cette heure vide.
398 Le Flambeau
Tout aussitôt les lourds épis
Réveillés sans plus de répits,
Gonflés de sèves,
Se tiendront droits comme des glaives.
Et vous verrez les pauvres gens
A pas nombreux et diligents
En vos chapelles
Apporter leurs primes javelles.
En procession ils iront
Ceindre, ô Madone, votre front
De marguerites
Et de lis, vos fleurs favorites.
Et moi, le profane rimeur,
Si y en dois croire la rumeur,
Moi dont la Muse
Est une bacchante camuse,
Je saurai bien dans un couplet
Vous égrener un chapelet
De rimes blanches,
Sur ma lyrette des dimanches!
♦
* *
Je ne voudrais pas que l'on prît mon silence à l'égard
de certains poètes et de certaines doctrines pour une
condamnation pure et simple. Essayons donc un très bref
tableau du mouvement poétique contemporain.
Quels sont nos maîtres, tout d'abord ; et où en sont-ils?
Je viens de vous en signaler un, dans la personne de
Mme de Noailles, qui, après sept années de silence, est
revenue à la poésie avec ce magnifique livre, les Forces
éternelles. Jean Moréas est mort depuis onze ans; mais
son œuvre éclatante, les Stances, à laquelle il faut ajouter
Quelques poètes français d'aujourd'hui. 399
un VIIe livre dont les fragments étaient demeurés jusqu'à
Tan dernier épars en mainte revue, continue d'exercer
un vif prestige sur l'esprit de toute la génération qui,
revenue des vains écarts du néo-symbolisme, s'essaie à
renouer la grande chaîne de la tradition classique. Henri
de Régnier, en qui je m'en voudrais de ne pas saluer,
toutes les fois que j'en rencontre l'occasion, notre maître
le plus vénéré, le plus admiré et le plus aimé, Henri de
Régnier va, prochainement, réunir tous ses vers, eux
aussi dispersés depuis la publication de son dernier
recueil, le Miroir des Heures, paru en 1912. Je m'en
voudrais aussi de ne pas vous nommer un autre pur et
savant poète, Paul Valéry, demeuré après vingt ans d'une
silencieuse retraite toute remplie de spéculation philoso-
phique, le disciple et le continuateur fidèle de la noble
tradition de Mallarmé. Nous attendons avec beaucoup
d'impatience le livre où il rassemblera ses belles odes,
la Pythie, la Jeune Parque, le Cantique des colonnes, et
mainte autre page d'une perfection si rare.
A la suite de ces divers écrivains, nous voyons briller
toute une jeune escouade de poètes épris de beaux
rythmes réguliers, fidèles tenants du vers et de la pro-
sodie classiques : Jean- Louis Vaudoyer, Joachim Gasquet,
Pierre Camo, Albert Erlande, Tristan Derême, Roger
Allard, Guy Lavaud, Lucien Dubech, Abel Bonnard,
Charles Derennes, Pierre Benoit, Léo Larguier, pour ne
vous citer que ceux-là. Et, pour employer la très vilaine
terminologie dont on se sert pour désigner les partis poli-
tiques, nous pouvons dire que ceux-là constituent la droite
de la jeune littérature, étant de nature conservateurs en
matière d'art, et soucieux de ne couper aucun pont der-
rière eux.
A leur opposé, je citerai les noms des partisans de la
liberté totale, et, tout de suite après M. Paul Claudel,
M. André Gide, M. Georges Duhamel, les noms de
Charles Vildrac, de Jules Romains, d'Arcos, de Jouve,
400 Le Flambeau.
d'André Spire, de Léon-Paul Fargue, collaborateurs fort
divers de la Nouvelle Revue française, qui cherchent
à exprimer des sentiments et des rapports nouveaux dans
une forme également renouvelée.
Je ne me sens, quant à moi, véritablement pas assez
impartial, pour vous dire qui a raison, entre cette gauche
et cette droite. Tout en prenant un extrême plaisir à
reconnaître le talent de beaucoup d'entre ces hardis nova-
teurs, je pense toutefois vous faire assez connaître de quel
côté vont plus particulièrement mes préférences person-
nelles, quand je vous aurai fait simplement remarquer
que ce pauvre vieux vers classique, aujourd'hui si honni,
a suffi pendant trois cents ans à exprimer tous les senti-
ments et tous les pensers de la poésie française — et que
de Ronsard à Moréas, de Racine à Hugo, de Chénier à
Verlaine, les plus grands s'en sont contentés.
Je n'ai d'ailleurs pas le loisir d'entrer ici dans des
considérations particulières sur des questions de forme et
de doctrine. Cependant, il me semble qu'il y aurait un
grand inconvénient à ne pas dire un mot d'une nouvelle
école qui fit du bruit, ces temps derniers: plus de bruit
d'ailleurs que de musique. Je veux parler des Dadaïstes,
de l'école Dada.
Vous savez ce dont il retourne. Pendant la guerre,
en Suisse, quelques jeunes gens qui ne la faisaient pas,
se réunissaient, en de petites soirées dites littéraires, et
se divertissaient à prononcer des mots sans suite, ponc-
tués de bégaiements enfantins. C'est là l'origine — pro-
bablement germanique — de Dada.
Depuis, ces jeunes gens, — sans doute tentés par ce
qu'il y a d'enivrant, pour de très jeunes gens, dans le fait
d'affirmer des négations, — ces" jeunes gens ont déve-
loppé leur programme, si l'on peut s'exprimer ainsi,
et Dada s'est manifesté en public dans des conditions
dont il n'y a rien à dire, si ce n'est que la publicité en a
été fort soigneusement organisée. Le Dadaïsme, c'est,
Quelques poètes français d'aujourd'hui. 401
littérairement parlant, du bolchevisme intégral : la néga-
tion de toutes les règles, de toutes les formes, de toutes
les lois admises jusqu'ici entre les hommes pour se faire
entendre entre eux. L'art nouveau consiste donc à ajouter
des mots sans lien, sans ponctuation, sans syntaxe, les
uns à côté des autres: afin, paraît-il, de reproduire par
la juxtaposition non liée des vocables, l'impression toute
nue que reflète la vision de l'univers dans le cerveau.
Nous ne voyons pas du tout ce que ce primitivisme ajoute
à l'univers ou à sa représentation. Mais il n'y aurait rien
à dire, encore une fois, s'il ne s'agissait là que d'une
simple nouvelle école littéraire. Après tout, des écoles lit-
téraires nouvelles, nous en avons déjà vu naître un certain
nombre, dont les exagérations n'ont pas eu une très
grande importance, étant donné que là où il y a talent,
il y a vie, et que là où il n'y a pas de talent, il n'y a
rien. Or, Dada le proclame lui-même: II n'y a rien.
Vous n'êtes rien. Je ne suis rien. Dada même n'est rien.
Contrairement à l'autre bonhomme dont Duclos disait:
« Un tel est un sot, c'est moi qui le dis et lui qui le
prouve », Dada n'est rien, mais c'est à la fois lui qui le
dit et lui qui le prouve.
Donc, il n'y aurait pas grand mal à ce que de braves
petits jeunes gens oisifs se divertissent à chanter Dada.
Le malheur est que, au lendemain d'une guerre dont
les ruines ne seront pas relevées de sitôt, et qui, non
moins que dans le monde matériel, a jeté pour de longues
années le désarroi dans les esprits, le malheur est qu'une
telle manifestation — mettons intellectuelle — est de
nature à semer chez le public un dangereux germe d'in-
différence à l'égard des choses de la pensée. Comment!
Depuis six mille ans qu'il y a des hommes, et qui pensent,
tous les écrivains se sont ingéniés, ont dépensé des tré-
sors de patience, de savoir, de vertu, d'amour, pour
essayer d'apporter un peu d'ordre, un peu de clarté dans
la faible somme de nos connaissances; et l'on sait assez
402 Le Flambeau.
combien est fragile, combien il faut à tout instant pré-
server et défendre cette lente acquisition de l'esprit hu-
main, qui n'est rien de moins que la civilisation.
Et voilà qu'une poignée d'énergumènes sans feu ni
lieu dans l'univers pensant, voudrait s'efforcer de dé-
truire cet infinitésimal apport des siècles, tout simple-
ment parce qu'ils n'y ont rien compris, et que pour faire
parler de soi, ils estiment qu'il n'y a rien de tel que de
détruire ?
Comme le public ne suit pas le mouvement Dada, la
chose n'a pas d'importance en soi. Mais là où elle en a,
c'est ici: c'est que jamais, plus que maintenant, la pensée
humaine n'a eu plus besoin de la bonne volonté de tous.
Or, n'est-ce pas décourager à plaisir la majeure partie
du grand public, déjà si sollicité par d'autres soucis que
celui de penser, que de l'ébaubir par des manifestations
aussi outrancières que celles de nos cubistes et de nos
dadaïstes les plus effrontés? Incapable de faire sainement
la part du bluff, de la farce et de l'exagération pour le
plaisir d'étonner, comment réagit-il, ce grand public,
devant les folies de nos jeunes bolchévistes de l'avant-
garde littéraire? Il s'arrête, écoute un instant le boni-
ment, n'y comprend goutte, hoche la tète, et puis s'en va :
« Quoi, dit-il, c'est cela la littérature? Très peu pour
moi! » Et il s'en détourne, pour aller au cinéma, où il
n'a même plus à fournir l'effort de lire son feuilleton
que d'habiles industriels, pour lui éviter de penser, dé-
coupent en photographies animées à son intention. Ainsi
le fossé se creuse de plus en plus large, entre le public et
les intellectuels. A qui la faute? En fin de compte, à ces
intellectuels, s'ils ne prennent pas les devants et ne font
pas tout ce qu'il est possible de faire, pour empêcher
que, par le fait de quelques amateurs exagérés de réclame
et de publicité personnelle, se propage dans l'esprit public
une confusion qui finalement ne sera préjudiciable qu'à
l'intelligence. On pourrait s'interdire, par principe, de
Quelques poètes français d'aujourd'hui. 403
parler des sectateurs de Dada. Mais je crois que la
méthode du dédain n'est pas toujours une bonne poli-
tique. Encore faut-il signaler de temps en temps les dan-
gers où ils nous exposent. Quant à leurs œuvres, il
nous paraît qu'on les peut négliger, jusqu'à ce jour du
moins, complètement. Ce n'est un dommage pour
personne.
* *
Nous fermerons ici cette parenthèse un peu longue.
Je voudrais encore parler d'un poète.
Ce poète, c'est Paul-Jean Toulet, mort en septembre
dernier, à 53 ans, qui a passé toute sa vie dans une obscu-
rité quasi complète, n'ayant été admiré que de ceux qui
l'ont approché, loué que des revues qui le publiaient, et
connu, jusqu'à ces tôt dernières années, que d'un très
petit nombre de lecteurs amateurs de curiosités.
Je ne dirai point sa vie. Elle était cachée. Elle ne fut
pas commode. J'ai connu, pour ma part, Toulet, il y a
une douzaine d'années, chez une amie où il fréquentait ;
puis je le retrouvai à ces soirées du café Weber et du bar
de la Paix, où, chaque soir, notre ami tenait ses assises,
au milieu d'un très petit groupe de jeunes écrivains qui
l'aimaient et qui l'admiraient autant pour son ardeur
étrange, son courage secret, son esprit étincelant et son
vaste savoir, que pour ses écrits parfaits et charmants, au
tour unique, inimitable. Toulet ressemblait à un person-
nage du Greco descendu de son cadre: son ironie était
terrible, ses mots célèbres, sa conversation étonnante. Elle
n'était pas brillante, exactement, ni très suivie. Mais il
savait tout, et fort bien ; il s'entendait aussi sûrement en
numismatique qu'en grammaire, en architecture qu'en
poésie, en épigraphie qu'en syntaxe. Je pense que son
esprit mordant lui avait fait beaucoup d'ennemis; et peut-
être faut-il voir là une des causes de son long et trop
compréhensible insuccès. Il faut ajouter qu'à peine
404 Le Flambeau.
donnait-il un livre à un éditeur, cet éditeur faisait inconti-
nent faillite ; à peine une revue commençait-elle à impri-
mer un de ses manuscrits, elle cessait aussitôt de paraître.
Nonobstant ce manque de chance, Toulet a publié plu-
sieurs romans, qui sont délicieux d'ironie, de tendresse,
de malice et de style: Mon amie Nane, les Tendres
Ménages, M. du Paur, le Mariage de don Quichotte, et
des contes: Comme une Fantaisie, Behanzigne, etc. Plu-
sieurs petites revues ont donné des fragments d'un de ses
livres qui doit paraître, YAlmanach des Trois Impostures,
où l'on trouvera un recueil de pensées, d'anecdotes et de
brèves notations sur la vie, les femmes et l'amour, d'un
tour éblouissant, et de la plus rare saveur psychologique.
Cependant, le chef-d'œuvre de Toulet, celui dont les
anthologies futures conserveront un choix qui sera plus
tard l'honneur de la poésie de ce temps aux yeux de la
postérité, ce sont ses vers, réunis il y a un mois sous le
titre de Contrerimes, auxquels cet amant exigeant de la
forme parfaite a donné vingt ans de savant polissage —
et qu'il n'aura pas eu la joie suprême de voir imprimés
dans le livre où ils doivent rester.
Les vers de Toulet ne ressemblent à rien. Ils font seu-
lement penser à ces Hai-kai, où les poètes japonais
enferment une image précieuse dans trois petites phrases
courtes, aériennes; ils sont cependant plus longs: en
général réunis par deux ou trois strophes de quatre vers
où l'octosyllabe alterne avec les vers de six pieds, le 23
et le 3e rimant le plus souvent ensemble, ce qui produit,
l'un étant plus court que l'autre, un délicieux déhanche-
ment du rythme pour une oreille qui s'y entend. De là
d'ailleurs le nom de Contrerimes. Là, Toulet a donné sa
mesure; et c'est la mesure d'un très grand artiste, com-
parable à La Bruyère, si l'on peut comparer un poète à
un prosateur. Peu d'idées générales, peu de fougue, peu
de lyrisme à grand tapage, mais un art extrêmement
ramassé, concis, à contour de médaille longuement
Quelques poètes français d'aujourd'hui. 405
burinée, la plus grande richesse de syntaxe, les tours les
plus rares, jusque dans l'emploi d'un certain argot adroi-
tement accepté quand il est de bonne formation ; un esprit
infini, de l'ironie, de la tendresse, une vigueur de trait
étonnante, et, par-dessus tout, un sentiment unique du
rythme et de la musique poétique, — telles sont à nos
yeux, et aux yeux de toute la jeune génération littéraire
de ce temps, les mérites des vers de Toulet. Au reste,
je ne saurais faire mieux que de céder au plaisir de citer
quelques-unes de ces strophes parfaites.
Voici, par exemple, Orgueil:
Molle rive dont le dessin
Est d'un bras qui se plie,
Colline de brume embellie
Comme se voile un sein;
Filaos au plaintif ramage,
— Que je meure, et demain
Vous ne serez plus si ma main
N'a fixé votre image...
Ou bien encore :
D'une amitié passionnée
Vous souvient-il encor,
Azur, aérien décor,
Montagne Pyrénée,
Où me trompa si tendrement
Cette ardente ingénue,
Qui mentait, fût-ce toute nue,
Sans rougir seulement!
Au lieu que toi, sublime enceinte,
Tu es couleur du temps;
Toute bleue avec le printemps,
En août, d'hyacinthe.
406 Le Flambeau.
Voici huit vers, qui en disent long :
Dans le lit vaste et dévasté
J'ouvre les yeux près d'elle.
Je V effleure: un songe infidèle
L'embrasse à mon côté.
Une lueur tranchante et mince
Echancre le plafond;
Très loin, sur le pavé profond
J'entends un seau qui grince...
Et ceci :
Ces gammes, de tes doigts hardis
C'était déjà des gammes
Quand n'étaient pas encor des dames
Mes cousines, jadis.
Et qu'aux toits noirs de la Rafette
Où grince un fer changeant,
Les abeilles d'or et d'argent
Mettaient l'aurore en fête.
Et ceci
Saigon: entre un ciel d'escarboucle
Et les flots incertains,
Du bruit, des gens de fièvres teints,
Sur le sanglant carboucle,
Et, seule où l'œil se récréât,
Pendant au toit d'un bouge,
L'améthyste, dans tout ce rouge,
D'un bougainvilléa.
Tel aujourd'hui, sous la voilette,
Calice double et frais,
Mon regard vous boit à longs traits,
Beaux yeux de violette...
Quelques poètes français d'aujourd'hui. 407
Enfin, citons encore ces autres vers, où nous voulons
voir autre chose que de l'adresse, mais aussi peut-être
la pudique plainte de l'homme trop fier pour en dire plus
long:
Quand l'âge, à me fendre en débris,
Vous-même aura glacée,
Qui n'avez su de ma pensée
Me sacrer les abris;
Qui, du saut des boucs profanée,
Pareille sécherez
A l'herbe dont tous les attraits
C'est une matinée;
Que vous direz : où est celui
De qui j'étais aimée ?
Embrasserez-vous la fumée
D'un nom qui passe et luit?
Voici le dernier maintenant:
La vie est plus vaine une image
Que l'ombre sur un mur.
Pourtant l'hiéroglyphe obscur
Qu'y trace ton passage
M'enchante, et ton rire pareil
Au vif éclat des armes;
Et jusqu'à ces menteuses larmes
Qui miraient le soleil.
Mourir non plus n'est ombre vaine.
La nuit, quand tu as peur,
N'écoute pas battre ton cœur:
C'est une étrange peine.
N'est-ce pas que voilà un accent nouveau, et fort, tel
qu'on n'en avait point entendu résonner de semblable,
408 Le Flambeau.
dans notre poésie française, depuis les Stances de
Moréas? Un grand nombre, parmi les jeunes, professent
une vive admiration pour notre cher et grand Toulet. Ils
se plaisent à le considérer comme un maître. Un maître,
oui, Toulet l'a été, non pas qu'il faille l'imiter, car sa
réussite est particulière, et son génie n'était qu'à lui, si
profondément marqué au coin de sa manière, qu'à l'imi-
ter, on ne pourrait que donner dans le pastiche. Mais par
la sûreté de son rythme, la perfection de son style, l'art
longuement mûri de sa poésie, autant que par la fière
pudeur de son cœur et la dignité de ce que nous savons
de sa vie, Paul-Jean Toulet a donné un très haut et très
précieux exemple. Ce sont des vertus qui ne nourrissent
pas leur homme; mais qui attirent à ceux qui en sont
pourvus, avec l'admiration des connaisseurs, l'amitié de
l'élite pensante qui, en dépit des temps difficiles où nous
sommes, place au-dessus de tout le divin service des
Muses et l'inflexible amour de la beauté.
Emile Henriot.
L'Enseignement professionnel
et l'Enseignement des Adultes
Nous vivons dans une époque où l'harmonie sociale
est troublée profondément. Et l'on accuse le capital,
l'odieux capital d'être le fauteur du désordre. Il n'est pas
surprenant toutefois que celui-ci ait trouvé des défenseurs
convaincus autant qu'habiles qui entreprennent en sa
faveur une véritable croisade... Ils démontrent, aisément
d'ailleurs, son rôle important; ils s'étendent avec com-
pétence et érudition sur ce facteur primordial dans l'éco-
nomie mondiale, dans l'évolution de la société. Ils n'ont
pas tort et l'on ne peut que se réjouir des efforts qu'ils
accomplissent pour éclairer le problème et mettre en juste
lumière une question trop souvent résolue par des for-
mules simplistes et tendancieuses.
Mais ils semblent perdre fréquemment de vue que la
raison du malaise social n'est pas l'irrespect voué au
capital, dont nul ne peut contester sérieusement l'impor-
tance et la fécondité. Ce qui suscite des réserves justi-
fiées, c'est la forme actuelle de la propriété du capital
(travail accumulé) et l'attribution des bénéfices qu'il pro-
cure. En dehors même des capitalistes qui n'ont rien fait
pour le constituer et le faire fructifier, « profiteurs » peu
intéressants, ceux qui exploitent les ressources du capital
ne sont pas vraiment les seuls qui aient coopéré à sa for-
mation. Par conséquent, ont-ils le droit d'en tirer tous
les avantages à l'exclusion des producteurs en masse,
peut-être aussi qualifiés?
Sans doute fait-on valoir, pour justifier la part léonine
27
410 Le Flambeau,
que les manieurs de capital s'adjugent, leur intelligence,
leur supériorité sociale, leurs responsabilités, leurs capa-
cités, les études faites, etc., etc. Et, par contre, on
invoque l'ignorance de la multitude des producteurs ano-
nymes, dont l'entendement n'aurait pas suffisamment
d'horizon pour assumer la gestion de ce moyen formida-
ble : le capital. Pourtant, ils ont contribué à le constituer.
Ils en prennent conscience, ils s'agitent en faveur d'un
ordre de choses nouveau, ils troublent l'ancienne quiétude
sociale.
Quoi qu'il en soit de l'antagonisme qui résulte de cette
agitation, on ne peut contester l'effort de gestation de la
société actuelle. De plus, la volonté des « orphelins » du
capital à prendre des responsabilités dans son maniement
est évidente.
A leur ignorance, relative, on oppose à présent la haute
idée qui guide les ouvriers devenus les rois de la société
moderne, ainsi que s'exprimait M. le Ministre Wauters
dans un récent discours au « Musée du Livre » sur l'ave-
nir de l'enseignement technique. Et il ajoutait: « L'in-
struction les a émancipés. L'égalité politique en a fait des
citoyens complets. Dans l'usine, ils discutent de leurs
salaires et des règlements. Ils aspirent à y partager des
droits nouveaux et des devoirs nouveaux.
« C'est dans ce partage des devoirs et des droits que
la confiance renaîtra et que nous irons vers une organi-
sation nouvelle, en évitant des périodes de conflits.
« Certains ont préconisé la participation aux bénéfices.
Elle est trop individuelle dans une corporation donnée.
La classe ouvrière aspire à des méthodes généralisées et
n'admettrait pas qu'une corporation tire un profit au
détriment des autres.
(( De plus, les ouvriers ne consentiront pas à accepter,
les yeux fermés, le chiffre des bénéfices qui leur sera
fourni. Le jour où ils en toucheront une part, ils vou-
L'Enseignement professionnel. 411
dront savoir d'où ceux-ci viennent, les augmenter ou
éviter les pertes. C'est te droit de regard.
« Cette idée d'associer les travailleurs aux capitalistes
et aux techniciens a déjà été appliquée dans de grandes
firmes américaines.
, <( La participation aux bénéfices ne donnerait qu'une
paix illusoire. Nous allons au contrôle.
(( La transformation doit se faire sans désordre, en
produisant des richesses.
« La base en est une forte éducation générale et tech-
nique de la classe ouvrière. »
La transformation est indéniable; elle est inévitable.
La grande guerre qui a secoué la société moderne jus-
que dans ses fondations ies plus profondes, a été l'événe-
ment formidable marquant la fin d'un régime, et la con-
stitution, encore nébuleuse, du régime à venir.
Sans doute la conclusion de M. le Ministre Wauters est
posée en vue d'une réalisation conforme à un idéal social
que nous n'avons pas à discuter ici.
Notre but n'est pas non plus de prophétiser sur l'orga-
nisation sociale prochaine, dont il est téméraire d'ailleurs
de prédire l'agencement.
Les théoriciens des systèmes futurs les mieux conçus
se sont trompés, d'une manière générale.
Nul ne sait de quoi demain sera fait, et le jeu des con-
vulsions sociales anéantit les prévisions les plus savantes.
Il est certain toutefois que la transformation s'accomplit
surtout par l'émancipation du travail et il est compréhen-
sible que ceux qui se préoccupent des travailleurs s'éver-
tuent à les mettre à même de jouer le rôle encore impar-
faitement déterminé qu'ils devront certainement remplir
dans la société à venir. La forte éducation générale
et technique est donc indispensable et impérieusement
souhaitable.
412 Le Flambeau.
Mais à côté de cette conclusion d'ordre général et élevé,
une conclusion analogue s'impose par des considérations
de fait plus tangibles, plus accessibles à l'entendement
commun, si important comme propulseur de réformes.
S'il est une question urgente à résoudre dans les cir-
constances spéciales actuelles et qui semble devoir requé-
rir tout particulièrement l'attention publique, c'est celle
de l'enseignement professionnel envisagé dans toute son
ampleur.
En effet, si l'on admet que la restauration économique
du pays est intimement liée à l'existence d'une main-
d'œuvre éduquée, on conclura que, sans délai, il convient
de s'occuper de l'organisation de l'apprentissage.
Pourrait-on nier, en effet, que le relèvement du pays
ne se fera d'une manière heureuse que si la main-d'œuvre
qui y est employée réalise cette restauration dans les con-
ditions les pius avantageuses?
Déjà avant la guerre on constatait qu'en Belgique, mal-
gré des qualités virtuelles incontestables, malgré une
ardeur au travail que nul ne peut mettre en doute., la
main-d'œuvre était loin d'atteindre la perfection.
Il est avéré, dit un rapport présenté à la Chambre de
commerce de Bruxelles, que « si la Belgique excelle dans
les produits bruts et demi-finis, elle ne brille pas précisé-
ment au premier rang des nations industrielles produc-
trices de produits finis. Suivant l'expression judicieuse et
laconique d'un membre, la Belgique fabrique des rails
et du ciment, elle ne produit pas de machines à coudre
ou des montres.
« Cette situation est évidemment de nature à nous han-
dicaper non seulement dans notre pays, mais encore et
surtout pour l'exportation. »
Vient la guerre avec toutes ses misères; la longue
période d'occupation, outre qu'elle rouille le travailleur,
L'Enseignement professionnel. 413
n'est pas propice à relever et à développer renseignement
professionnel et l'apprentissage. Ou bien le pouvoir occu-
pant contrecarre de toutes ses forces les initiatives nou-
velles ou bien les conditions pénibles des organisations
scolaires et professionnelles rendent très relatifs les
efforts en vue du développement technique ; qu'on ajoute
à cela la pénurie des matières premières, la déchéance
de l'industrie et l'on aura un ensemble de conditions
énervant considérablement l'éducation professionnelle.
La guerre finie, la démobilisation introduit sur le mar-
ché du travail les anciens combattants dont certains sont
partis en campagne alors que leur instruction profession-
nelle était loin d'être terminée; d'autres ont eu le temps
de laisser s'atténuer leurs qualités techniques pendant
une longue présence sous les armes.
Après l'armistice, les gros salaires sont offerts aux tra-
vailleurs, la main-d'œuvre est rare, tant les travaux à
accomplir sont nombreux et urgents. Il n'est pas abso-
lument nécessaire d'être ouvrier qualifié pour être em-
bauché, même à un salaire des plus rémunérateurs. L'ou-
vrier ne voit pas l'utilité immédiate d'une instruction pro-
fessionnelle approfondie.
Si l'on ajoute à tout ceci qu'il n'existe pas de statut
légal concernant l'enseignement professionnel, lequel vit
sous le fameux régime de la liberté subsidiée, on se ren-
dra aisément compte de la nécessité d'envisager sérieu-
sement le problème qui s'est posé.
Comme pour l'enseignement primaire une mesure
radicale s'impose : l'obligation. Qu'elle ne nous effraie pas.
En France, elle a été votée sans discussion, il y a peu
de temps; en Angleterre, on n'a pas attendu la fin des
hostilités pour l'établir; en Allemagne une loi sur l'ap-
prentissage date de 1902, et, en vertu des dispositions
légales, ià où existe une école technique, la fréquentation
est obligatoire pour les apprentis ayant moins de 18 ans.
En Autriche, en Hongrie, en Norvège, au Danemark,
414 Le Flambeau.
en Hollande, dans certains cantons de Suisse, il existe
des dispositions légales sur l'apprentissage, l'enseigne-
ment professionnel.
Nous devons en Belgique regagner le temps perdu.
Il ne semble pas que l'on puisse invoquer le respect
du principe de la liberté ; il s'agit, non pas de violer une
de nos garanties constitutionnelles les plus précieuses et
à laquelle il serait criminel de toucher, mais précisément
de garantir la liberté des individus en leur donnant des
capacités professionnelles qui les armeront pour l'exer-
cice rationnel de leurs facultés et de leurs droits.
L'obligation ici constitue une mesure de conservation
économique et sociale.
Il ne s'agirait pas d'imposer à la classe laborieuse
seule, jusqu'à 18 ans, par exemple, une instruction pro-
fessionnelle obligatoire, alors qu'on en dispenserait les
citoyens qui ne se disposent pas à gagner manuellement
leur vie.
Il devrait êire entendu que la loi créerait l'obligation
pour tous de s'instruire jusqu'à 18 ans, sauf pour ceux
qui attesteraient avant cet âge des aptitudes profession-
nelles suffisantes. Ce serait, en somme, l'institution de
l'enseignement obligatoire des adultes faisant logique-
ment suite à l'enseignement obligatoire primaire. Cette
réforme pourrait se réaliser très rapidement par la pro-
fessionnaîisation générale de l'enseignement actuel des
adultes, là où il existe, et la création d'institutions s'en
inspirant, là où elles font défaut.
M. Gheude, député permanent et président du Conseil
de perfectionnement de l'enseignement technique du
Brabant, a élaboré sur l'enseignement professionnel obli-
gatoire, un avant-projet de loi organique qui s'inspire de
cette conception et la concrète.
II prévoit la création dans tout le pays d'un enseigne-
L'Enseignement professionnel. 415
ment « non spécialisé » théorique et pratique à la fois,
appelé à servir de base à un développement précisé et
perfectionné et comportant un minimum de connaissances
de nature à augmenter le savoir professionnel et à rele-
ver le niveau général des travailleurs, et ce programme
s'applique aussi bien aux jeunes gens qu'aux jeunes filles.
Il n'est pas superflu d'indiquer ici les branches pré-
vues pour cet enseignement: langue maternelle, dessin,
mathématiques appliquées aux professions, certains élé-
ments d'ordre pratique, l'hygiène professionnelle, et
pour les filles, l'enseignement ménager, les travaux à
l'aiguille, l'hygiène et la puériculture.
Cet enseignement serait donc obligatoire jusqu'à dix-
huit ans, exception faite pour ceux qui poursuivent des
études moyennes ou supérieures ou qui fréquentent des
institutions d'enseignement spécial, ou qui possèdent les
aptitudes professionnelles suffisantes, constatées à la
suite d'un examen dont la loi fixerait l'organisation.
Evidemment, seraient dispensés aussi de l'obligation,
les arriérés, insuffisants physiques ou mentaux.
Mais le projet de loi prévoit également l'organisation
d'un enseignement professionnel proprement dit, que les
jeunes gens suivront au fur et à mesure de sa création,
et qui se substituera, pour les intéressés, à l'enseignement
non spécialisé à créer immédiatement dans tout le pays,
lequel serait en somme une sorte de préparation à l'en-
seignement professionnel spécialisé.
La formule à laquelle M. Gheude s'est arrêté pour cet
enseignement professionnel est la formule du demi-temps.
Celui-ci comporte en principe l'apprentissage concomi-
tant à l'atelier ou à l'usine, et à Pécole-atelier, c'est-
à-dire que d'après notre auteur, l'apprenti attaché à une
industrie recevrait du patron les heures de liberté néces-
saires pour suivre, pendant la journée, des cours métho-
diques organisés dans des établissements d'enseignement
416 Le Flambeau.
professionnel. Mais ii ne faut pas se méprendre sur la
signification du terme demi-temps.
Le régime ne partage pas nécessairement la journée
en deux parties égales, l'une consacrée à l'apprentissage
chez le patron, l'autre à l'éducation professionnelle à
Técole-atelier.
L'avant-projet prévoit un minimum de 300 heures par
an pour cette dernière fréquentation, ce qui représente
à peine en moyenne une heure par jour et il n'est pas
nécessairement dit que cet enseignement, qui ne com-
porte que 300 heures au moins, doive se donner tous les
jours.
Ce sont là les idées d'un protagoniste de l'enseigne-
ment professionnel qui s'est spécialisé dans la matière
et qui a apporté à la solution du problème un esprit
lucide et généreux.
M. le Ministre Wauters dans le discours que nous
avons rappelé, a exposé, assez sommairement du reste,
les idées de son département sur la question.
Le journal le Peuple les a résumées. En voici l'es-
sentiel :
(( L'enseignement, a dit le Ministre, doit sortir de l'in-
dustrie. Pour organiser l'enseignement technique, il nous
manque des élèves, il nous manque des maîtres, il nous
manque des locaux et du matériel.
« L'enseignement technique ne doit pas être aux mains
de l'Etat. Décentralisons.
« Œuvre de patience et de longue haleine, il faudra
dix à quinze ans d'efforts persévérants pour la mettre
debout, en respectant nos mœurs et nos habitudes.
<( Le Conseil supérieur de l'enseignement technique et
professionnel met la dernière main au projet de loi des-
tiné à régler le problème. »
L'Enseignement professionnel. 417
Depuis, ce Conseil a arrêté les termes d'un avant-pro-
jet comportant l'obligation de 14 à 16 ans
On a envisagé aussi la concomitance de l'enseignement
et du travail à l'atelier ou à l'usine et l'obligation pour
les maîtres de rester attachés à l'industrie.
Remarquons qu'au vote 8 membres du Conseil seule-
ment ont approuvé, 9 se sont abstenus et parmi eux
les plus experts dans la question!
Malgré les lacunes de l'exposé qui précède, on peut
cependant en déduire les éléments du problème qu'il con-
vient de résoudre pour l'éducation de la main-d'œuvre:
l'enseignement aux adultes; l'enseignement professionnel.
Une autre question sera certainement soulevée à ce
propos: c'est celle de V apprentissage, du contrat d'ap-
prentissage, et la Commission syndicale, qui a émis une
série de vœux sur le sujet, s'est étendu sur ce point.
D'autres projets, au surplus, ont vu le jour : à la Cham-
bre, M. Van Caeneghem, président d'honneur de la
Fédération chrétienne de l'enseignement professionnel, a
déposé un projet de loi que les sections ont examiné.
Les syndicats chrétiens ont édité tout récemment une
brochure contenant un avant-projet qui s'inspire visible-
ment de la législation sur l'enseignement primaire.
Un essai de projet de loi sur l'apprentissage d'après
les lois française, hollandaise, suisse, autrichienne a paru
sous la signature de M. Jules Guyot, chef de bureau au
/vlinistère de l'Industrie et du Travail dans la Revue
Catholique, Sociale et Juridique.
Pendant la guerre un projet sur l'apprentissage pro-
fessionnel fut établi par MM. Soenens et Gevaert et il a
été édité avec une préface de M. Beco, Gouverneur du
Brabant.
On le voit, les solutions ne manquent pas.
418 Le Flambeau.
Mais la diversité dans le détail, si non dans le fond,
retardera le vote de mesures décisives. Or, celles-ci sont
urgentes et il est désirable d'aboutir promptement.
Si nous examinons les objections que l'on pourrait
faire aux projets préconisés, il est nécessaire d'en rete-
nir quelques-unes, qui ont de l'importance, et, tout
d'abord, de signaler la difficulté de réunir dans une
même loi organique des éléments aussi vastes et tranchés
dans leur développement, que les éléments de base du
problème: enseignement des adultes, enseignement pro-
fessionnel, apprentissage.
Au surplus, une formule générale sera très malaisé-
ment déterminée qui intéressera non seulement les
grosses industries organisées qui semblent retenir trop
souvent et trop exclusivement la sollicitude de ceux qui
se consacrent au problème, mais aussi le travail à domi-
cile, l'agriculture, l'éducation des femmes. Et il faut pré-
voir une solution complète pour les femmes. Il serait
décevant de ne s'occuper dans un projet de loi de cette
importance que de la femme qui gagne sa vie à l'usine
et de ne pas envisager la formation sociale de la femme
réalisant sa mission primordiale, c'est-à-dire sa mission
de ménagère.
A ces difficultés d'ordre général on peut ajouter la dis-
cussion qui surgira forcément à propos de la solution de
certains points ;
La concomitance de l'enseignement à l'école et du tra-
vail à l'usine;
L'obligation pour les maîtres de rester attachés à l'in-
dustrie ;
L'enseignement confessionnel;
L'apprentissage ;
L'obligation de 14 à 16 ans.
Sans doute les obstacles au sujet des premiers points
proviendront surtout des adversaires de la réforme et
L'Enseignement professionnel. 419
des sceptiques, tandis que les critiques au sujet du der-
nier proviendront des partisans qui trouveront cette obli-
gation de 14 à 16 ans insuffisante et estimeront que la
réforme s'établissant, il faut aller jusqu'au bout. Ils pré-
coniseront la formule de M. Gheude (1) de poursuivre
l'obligation jusqu'à 18 ans.
La concomitance de l'enseignement et du travail à
l'usine va soulever les objections de plus d'un patron.
On répondra qu'il ne s'agit que d'une question d'orga-
nisation du travail et que notamment en Amérique, la
solution a été favorablement réalisée.
Mais les usiniers ripostent que là situation en Belgique
est loin d'être la même qu'en Amérique, où les usines
comptent des ouvriers non pas par centaines mais par
milliers et par dizaines de milliers, et que ce qui est pos-
sible dans une entreprise qui constitue elle-même une
ville d'une importance déjà assez grande (25 à 30 mille
travailleurs) ne l'est pas en Belgique où des usines de
3 à 4 mille ouvriers sont déjà fort respectables.
Et n'aperçoit-on pas la levée de boucliers qui va se
produire du côté catholique si l'on exige des maîtres
l'obligation d'être et de rester attachés à l'industrie, alors
quTen grande partie le personnel des établissements d'en-
seignement professionnel créés par le parti catholique ou
tout au moins par ses adeptes est composé de religieux
qui n'ont jamais eu, ou qui n'ont avec l'industrie réelle
que de lointains rapports de politesse.
En outre, si pour les partisans de la liberté de con-
science la question de l'enseignement religieux semble
facilement soluble en adoptant par exemple la formule
de M. Gheude: « rien de ce qui n'est pas directement
l'enseignement professionnel ne doit figurer au pro-
(1) L'avant-projet de loi organique dont M. Gheude est l'auteur a été
publié avec l'exposé des motifs dans les Documents du Conseil de perfec-
tionnement de l'Enseignement technique du Brabant (12, place de la
VieilIe-Halle-aux-Blés, Bruxelles).
420 Le Flambeau.
gramme des établissements à organiser selon la loi sur
l'obligation », il n'en est pas de même pour les catho-
liques.
Cette formule a le mérite cîe laisser à chacun la liberté
de penser, de voir et d'agir comme bon lui semble, mais
il est évident que le parti catholique jettera dans la dis-
cussion un postulat comme celui-ci : « le développement
technique de l'élève ne peut pas se comprendre sans un
'développement parallèle moral. » La suite se conçoit: la
thèse catholique est de lier étroitement le développement
moral au développement religieux catholique.
D'où conflit qui menacera de faire traîner la discus-
sion et retardera la solution du problème, dans son
ensemble.
Car il est évident — du moins il nous semble — que
les partis de gauche disposant de la majorité législative
ne pourront pas admettre que l'on introduise dans une
loi sur l'enseignement professionnel, un semblant même
d'éducation confessionnelle.
Enfin, en dernier lieu, le contrat d'apprentissage ne
manquera pas de soulever des discussions passionnées,
non pas quant au principe même du contrat, mais en ce
qui concerne la difficulté de déterminer une formule qui
ne donne pas un pouvoir despotique au patron, ou un
pouvoir arbitraire à l'association professionnelle.
La question posée dans toute son ampleur présente une
séduction que l'on ne déniera pas, mais il est incontes-
table qu'elle va susciter plus d'un débat par la diversité
de ses aspects. Aussi, malgré tout l'optimisme que l'on
peut avoir sur la célérité que notre Parlement met dans
la solution des problèmes qui lui sont posés, on n'arrivera
pas rapidement aux conclusions souhaitées.
Le sujet est nouveau pour beaucoup, si étrange que
cela puisse paraître, et nous pouvons exprimer le vœu
que ceux qui auront à le résoudre se mettent à l'étudier,
L'Enseignement professionnel. 421
souhait vraisemblablement vain, mais qui doit cependant
être formulé.
En vérité, il eût fallu aboutir dans un moment d'en-
thousiasme comme celui que nous avons connu lors de
la libération du territoire. L'on aurait dû joindre la ques-
tion aux différents problèmes reconstructifs qui ont été
envisagés.
Mais nous l'avouons, nous ne nous faisons pas d'illu-
sions sur le caractère particulier d'un pareil sujet qui
reste quand même assez éloigné des préoccupations géné-
rales.
Nous n'ignorons pas que chez les travaileurs eux-
mêmes la question n'a guère passionné jusqu'ici, parce
que des préjugés nombreux sont encore en honneur, que
le peuple des travailleurs n'est pas imbu de cette idée
que plus il sera instruit plus la société lui fera confiance
et que, s'il entreprend jamais de gouverner sans s'être
préalablement assuré une éducation qui impose le res-
pect, son règne sera de courte durée.
#
Cependant, si l'on veut bien observer ce qui précède
on apercevra que les discussions, les objections qui pour-
raient retarder la solution du problème se rapportent
surtout à l'enseignement professionnel et à l'apprentis-
sage et qu'aucune d'entre elles n'a trait à l'enseignement
général des adultes.
Celui-ci apparaîtrait donc comme plus facilement réa-
lisable. Une des premières raisons en serait qu'il pour-
rait être considéré comme un prolongement de l'ensei-
gnement primaire et assuré par une formule large, admis-
sible par tout le monde.
Ici, la réalisation pourrait se faire immédiatement; elle
préparerait du reste les voies à une réforme de plus
grande envergure.
422 Le Flambeau.
Le personnel existe, puisqu'il suffirait de faire appel
au personnel enseignant primaire.
Il faudrait, en somme, détacher du projet de M. Gheude,
la réalisation immédiate de l'enseignement non spécialisé,
à instituer partout.
Examinons néanmoins, malgré la séduction d'un projet
semblable, les objections que rencontrerait probablement
cette solution partielle d'une question d'ensemble.
La crainte de voir par là la question foncière de l'en-
seignement professionnel ajournée sine die se manifeste-
rait immédiatement. Parmi les partisans les plus con-
vaincus de la réforme principale on trouverait peut-être
comme adversaires ceux qui verraient dans la mesure
partielle transitoire, une façon de solution rapidement
considérée définitive, quoique tout à fait insuffisante,
du grand problème lui-même.
Les maladroits d'ailleurs ne manqueraient pas de
triompher en parlant par exemple de l'institution d'un
5e et même d'un 6e degré primaire.
L'objection ne manquerait pas de poids et il faut s'y
arrêter.
Faisons remarquer d'abord qu'il vaut mieux une réa-
lisation partielle immédiate, qu'une solution complète
lointaine.
Il suffirait de s'entendre loyalement sur la portée de
la réforme partielle.
Celle-ci est circonstancielle et il faudrait le proclamer
énergiquement.
Comme une loi sur l'obligation de l'enseignement pour
les adultes n'atteindra pas ceux qui fréquentent les éta-
blissements d'enseignement professionnel spécialisé, il
suffirait de multiplier les établissements d'enseignement
professionnel partout, ou d'amener la transformation pro-
gressive des cours d'adultes en cours professionnels.
Qu'on ne s'y trompe pas du reste.
L'obligation de l'enseignement des adultes sous une
L'Enseignement professionnel. 423
forme non spécialisée sera la meilleure propagande en
faveur de l'enseignement professionnel spécialisé, puis-
que les élèves deviendront rapidement les protagonistes
d'une institution plus directement utilisable, c'est-à-dire
d'une institution d'enseignement professionnel spécialisé.
D'ailleurs, l'enseignement des adultes est une nécessité
immédiate pour les très nombreux jeunes gens sortis des
écoles primaires avant la loi sur l'enseignement primaire
obligatoire ou tout au moins avant l'application conve-
nable de celle-ci, ce qui tardera encore pendant quelque
temps.
Ici se place l'argument de la nécessité urgente d'une
réforme dans ce sens puisque l'on ne peut sérieusement
imposer d'obligation de l'enseignement après 18 ans.
Plus on retarde la réforme, moins nombreux seront les
adultes n'ayant pas reçu un enseignement primaire com-
plet qui devront suivre les cours d'adultes obligatoires
puisque ces jeunes gens atteindront l'âge de 18 ans, tan-
dis qu'on tergiversera sur la mesure à adopter pour com-
pléter leur éducation.
Ensuite, si la loi sur l'obligation de l'enseignement
primaire est appliquée, les éléments futurs seront mieux
préparés. Fatalement ils hausseront le niveau de l'ensei-
gnement des adultes, qui deviendra plus professionnalisé
par la force des choses elles-mêmes.
On arrivera rapidement à la nécessité de faire appel
à des maîtres professionnels pour donner cet enseigne-
ment à côté de l'instituteur ou après lui.
L'obligation de renseignement des adultes à décréter
immédiatement permettra donc la préparation de cette
(( tâche énorme » dont parlait M. Wauters, mais il faudra
que cette décision ait une portée bien déterminée. Et il
faudrait agir rapidement.
En résumé, l'enseignement professionnel obligatoire
apparaît en Belgique comme une des réformes les plus
pressantes, tant en raison de la nécessité d'éduquer le tra-
424 Le Flambeau.
vailleur pour les fins sociales que la société de demain
lui réserve qu'en raison de l'intérêt immédiat du citoyen
et du pays lui-même. Mais l'étendue du problème, sa
complexité, les discussions auxquelles donneront lieu les
solutions préconisées vont retarder l'avènement de la
réforme.
Celle-ci comporte une partie pratiquement soluble sans
objection importante: l'enseignement obligatoire non spé-
cialisé des adultes, solution qui a cet avantage d'être
réalisable du jour au lendemain.
Nous demandons que l'on n'hésite pas et qu'en atten-
dant une mesure générale à échéance non déterminée,
on adopte sans délai une mesure partielle et salutaire.
Ce serait faire preuve d'un esprit pratique louable et
servir efficacement le pays.
Léopold. Rosy.
Lettre à un villageois
Aux lueurs du brasier.
Vous me reprochez, mon cher ami, de ne pas vous
parler du livre de Lucien Christophe et de n'avoir pas
écrit, sur l'œuvre de votre ami, l'article que vous atten-
diez... Je me laisse absorber, dites-vous, par les délices
de la campagne; et la douceur de paresser au bord de
l'eau, dans l'ombre des grands arbres, me fait négliger
mon travail. N'en croyez rien. Ce qui m'arrête ici, c'est
une hésitation que vous allez comprendre. J'aime vive-
ment et profondément tout ce qu'écrit Lucien Christophe.
J'aurais grand plaisir à parler de lui. Mais il me revient
de toutes parts que le rôle d'un critique est de peser le
bon et le mauvais, d'un esprit froid et impartial, afin de
rendre un arrêt équitable. Et je ne me sens aucune dis-
position pour cette besogne de juge et de marchand. Il
faut, me dit-on, renseigner le lecteur. Je n'ai pas une
telle prétention. Ce que le livre contient de défauts et de
qualités, le lecteur en jugera lui-même, selon son goût
et son tempérament. Et, Dieu merci ! ce n'est pas mon
opinion qui décidera la sienne. Toute critique qui n'est
pas animée par la chaleur de l'enthousiasme, tout au
moins de la sympathie, ne représente rien d'autre pour
moi qu'un travail de pion plus ou moins bien fait. Et
s'il me faut, à chaque instant, contrôler prudemment mon
émotion, la refréner et la graduer, selon les rites d'une
sagesse que j'ignore, j'aime beaucoup mieux garder pour
moi mes réflexions puisqu 'aussi bien elles ne satisfe-
raient personne, ni même l'auteur. J'en étais là de Cette
28
426 Le Flambeau.
méditation maussade quand voici que m'arrive le der-
nier livre de Francis de Miomandre, Le Pavillon du Man-
darin. Béni soit ie hasard qui m'a mis sous les yeux, au
moment opportun, cette pensée fraternelle î
Mon Dieu! quel esprit délicieux que ce Francis de
Miomandre! Quelle tendresse il y a dans sa critique et
comme il craint peu de s'abandonner à son émotion!...
Comme il glorifie ce qu'il aime! Comme il l'exalte! Et
pourtant, comme il le pénètre savamment! Mais n'est-ce
pas justement parce qu'il l'aime? N'en doutez pas, jeune
villageois, c'est pour cela même. Il n'a ni prudence ni
réserves. Il ne pense pas. Prenons-y garde! J'en dis
peut-être trop... Mais il craindrait plutôt d'en dire trop
peu. Il écrit à propos de Jean-Jacques: « J'en parle pour
ceux qui l'aiment. Les autres n'y comprennent rien. »
Et à propos de Cervantes: « En France, au lieu d'être un
sujet d'étude littéraire, Don Quichotte a été un objet
vivant d'admiration directe, d'amour personnel. Il n'est
pas resté au seuil de notre mémoire, il est entré dans
notre imagination au même titre que les œuvres les plus
émouvantes de nos propres poètes — passionnément. »
Ce qu'il dit de Don Quichotte peut s'appliquer aussi
bien à toutes les œuvres qu'il étudie: chacune d'elle lui
devient un objet vivant d'admiration directe et d'amour
personnel. Chacune pénètre passionnément son imagina-
tion charmante... Lisez Le Pavillon du Mandarin. Lisez
cette rêverie sur Jean-Jacques Rousseau où il semble
flâner, à la suite du doux philosophe, dans les montagnes
et parmi les gazons fleuris de Ohambéry... Lisez son
étude sur Milosz — savante, profonde, si détaillée. Et
son analyse de l'œuvre de Gourmont, pleine de révéla-
tions. Mais ce n'est pas de lui que je veux parler, ce soir.
Revenons à Lucien Christophe.
Donc, cet après-midi, rassurée et réconfortée, j'ai
emporté son livre dans oe parc de Belœil où je passe
la plus grande partie de mes journées. Je me suis assise
Lettre à un villageois 427
au bord de la rivière. Et sans m'attarder aux évolutions
d'une belette, qui errait curieusement autour de moi,
j'ai ouvert — pour la quantième fois! — Aux lueurs du
brasier: Ah! mon cher ami! le beau livre! Et comme il
vous surprend toujours! On a beau le connaître, s'être
mis en garde contre un enthousiasme excessif, l'émo-
tion vous saisit dès les premières pages et ne vous lâche
plus. Une atmosphère de haute spiritualité vous enve-
loppe et tout le futile de la vie s'évanouit comme une
ombre... C'est qu'une telle œuvre s'adresse d'abord à
la conscience. Et la flamme qui l'anime est une présence
si véritable qu'elle s'impose même à ceux qui voudraient
la nier. Il y a, ici, plus qu'un poète et un soldat. Il y a
un penseur — jeune encore, certes, mais à qui sa juvé-
nilité même prête un accent plus pur et plus impression-
nant. Un jeune homme arraché à une existence quoti-
dienne et paisible se trouve engagé tout à coup dans la
plus effroyable aventure. Une souffrance à quoi rien ne
l'avait préparé, et telle qu'il nous est impossible même
de la concevoir, le jette brusquement hors du monde.
Et, du haut de ce promontoire, il examine sa vie et son
univers bouleversé avec une sagesse et une dignité supé-
rieures. Assailli par toutes les misères matérielles il garde
la direction de son être moral et, renouant un à un les
liens que la fatigue, le doute, la détresse s'appliquent
à briser, il préserve la foi, la ferveur, l'esprit de justice,
l'intégrité de la pensée comme un trésor, comme son
drapeau à lui, symbole de son honneur et de sa patrie
spirituelle. Il parle. Et la simplicité de son accent nous
émeut plus que des discours d'un patriotisme enflammé.
La belle occasion, cependant, à « se monter le coup »
et combien peut y résisteraient! Lucien Christophe n'y
songe même pas. Les mobiles qui les pressent, lui et ses
compagnons, il les examine d'un œil clair, avec une scru-
puleuse sincérité. Vous rappelez-vous l'épisode du petit
caporal qui, mortellement blessé, répondait aux éloges
428
Le Flambeau,
emphatiques dont un chef essayait d'illuminer son ago-
nie : « Qu'est-ce que vous voulez, sergent, c'est le ser-
vice. » Humble parole, parole sublime! Et c'est tout
l'esprit de Lucien Christophe.
— Nous avons lutté, dit-il en substance, nous avons
souffert parce qu'il le fallait. Et ne cherchez pas autre
chose. Ne nous appelez pas des héros: c'est trop facile.
L'héroïsme suppose une puissance, une grâce particu-
lière dévolue à certains dans certaines circonstances,
mais cette grâce nous ne l'avons pas eue. Et nous avons
lutté quand même — non pas des héros mais des hommes
comme les autres, avec leurs seules ressources hu-
maines... Non pas dans des assauts brillants, mais dans
la boue, l'atonie, les attentes lassantes, la morne patience,
lentement, obstinément. Non pas pour conquérir la gloire
ni dans l'ivresse de la fureur, mais par attachement à
d'antiques et humbles traditions, à cause de cette vertu
obscure dont les racines plongent au cœur de notre être
à de telles profondeurs qu'on ne pourrait pas les arra-
cher sans arracher la vie elle-même... Par honnêteté
plutôt que par bravoure — parce qu'il nous eût été impos-
sible de faire autrement : « Le devoir, écrit Lucien Chris-
tophe, lorsqu'une fois nous l'avons compris et accepté,
nous nous apercevons qu'il nous couvre d'un vêtement
si étroit et si nécessaire que, le dépouiller, c'est nous
dépouiller nous-même, c'est nous mettre à nu, nous
livrer. » Et cette constatation suffit à faire taire ses
révoltes et à apaiser ses rancœurs. Il ramène tout aux
instincts primordiaux, aux lois humaines et naturelles, à
une conception de la vie immédiate et sensible, familière
et sacrée... La Patrie, c'est la bonne maison de famille,
le loyer que l'on a laissé derrière soi et que la ménagère
vigilante entretient en ordre pendant que le soldat se
bat. La guerre, l'affreuse tranchée, c'est l'usine où il
faut travailler de tout son courage pour avoir le droit
de rentrer dans la bonne maison. Chacun, en ce monde,
Lettre à un villageois 429
fait sa lâche. Et il n'est rien d'autre que de la bien faire.
La grandeur?... « Ce n'est pas nous qui fûmes grands,
écrit-il, c'est l'événement qui nous portait. » Il refuse
tout éloge, toute glorification, moins par modestie que
par probité, parce qu'il juge les hommes et les faits avec
la pondération naturelle d'un Wallon de bonne souche
qui ne cherche ni à s'en faire accroire ni à en faire
accroire aux autres. Mais il sait le lien qui rattache le
passager à l'éternel, la maison à l'Univers et l'homme
à la divinité. Sa méditation s'y reporte sans cesse. Et
cette élévation constante, ce redressement opiniâtre de
l'âme au milieu du chaos des ruines crée l'atmosphère
lyrique, si intense et si noble, qui fait la grandeur essen-
tielle et l'essentielle beauté de l'œuvre... Lyrisme contenu
qui, loin de nuire à l'intégrité de la prose solide, en
accuse le contour comme d'un trait de feu... Lyrisme
sobre et plein, sans alliage et sans tare, et qui possède
comme l'œuvre entière cette qualité si rare chez nous:
la distinction.
Il y aurait encore bien des choses à dire de ce livre.
On pourrait l'étudier à bien d'autres points de vue... en
louer l'équilibre, l'ordonnance, l'esprit d'observation et
la psychologie — tant de portraits vivants, éloquents,
savoureux — mais, vous l'avouerai-je? toutes ces qualités
m 'apparaissent ici accessoires et j'y vois surtout des pro-
messes pour l'avenir. En effet, que ne peut-on pas atten-
dre d'un jeune écrivain qui possède à un tel degré des
dons si variés et si importants? Je vois en lui la source
de tout art vraiment grand, et de toute grandeur vrai-
ment émouvante : la vie intérieure, trésor bien plus rare
qu'on ne le croit et plus nécessaire... Mais, voici l'heure
où l'on ferme les grilles du parc. Il faut rassembler mes
papiers. La petite belette a disparu. Un soleil magnifique
dévore le ciel derrière les charmilles solitaires. Je balance
rêveusement ma pensée purifiée sous les grands arbres
trempés d'or. Et je me redis à voix basse ce poème de
430 Le Flambeau.
Lucien Christophe dont je vous pariais l'autre jour, et
qui m'apparaît comme le préambule de son livre en
prose :
Oh ! ne reste pas seul, voici le soir, va-t-en !
Quitte ce plat pays de roseaux et d'étangs.
Un cabaret proche t'invite.
N'emmène pas ton âme en entrant dans ce lieu
Où la vie à grands frais porte un masque joyeux.
Fume beaucoup, ris haut, bois vite.
Cause avec tes amis des choses du métier
— Et quand on mitraillait où donc que vous étiez?
Bertrand s'ennuie à Ramscapelle...
Vellemans fut tué dans un bombardement.
... A six heures, demain, marche de régiment,
Rassemblement à la chapelle...
Etourdis-toi de mots, grise-toi de discours
Si quelqu'un par hasard vient à nommer l'Amour,
La folle ardente aux yeux sauvages,
Ne prête pas l'oreille au bruit mauvais et vain,
Parle de toi, de ta mystique, du divin,
D'un obscur" et lointain rivage...
Et reste jusqu'à l'heure où Ton vous met dehors
Face à ton verre vide et près de ton cœur mort
Où jadis battait une flamme...
Tu la retrouveras toujours assez à temps,
Celle à la porte assise humblement qui t'attend,
Ton âme, mon enfant, ton âme.
Blanche Rousseau.
Pro Armenia
Un appel des Femmes américaines.
Le Flambeau n'a cessé de plaider la cause de la mal-
heureuse nation arménienne, victime, de la part des
Turcs, d'une atroce persécution et, de la part des grands
Alliés, d'une politique moins généreuse et moins clair-
voyante qu'il n'eut fallu. L'évacuation de la Cilicie par
les Français exposerait à une mort certaine des milliers
d'Arméniens, si le soin de maintenir l'ordre dans le pays
était confié à la seule armée turque. Nous espérons que
la défaite des Kémalistes — en dépit d'une campagne
furieuse de fausses nouvelles, elle est acquise et, semble-
t-ii, définitive, — modifiera la politique orientale de la
France. En tout cas, rien ne serait plus facile, à l'heure
présente, que d'imposer au gouvernement d'Angora (ou
de Sivas) des garanties réelles en faveur de la popula-
tion arménienne de Cilicie et d'ailleurs. Pour l'Arménie
proprement dite, les limites du traité de Sèvres nous
apparaissent toujours un minimum intangible; pour la
Cilicie, si vraiment le quai d'Orsay croit devoir y renon-
cer, une gendarmerie internationale dans les rangs de
laquelle les Arméniens pourraient être représentés, doit
être solidement organisée, préalablement à toute évacua-
tion.
Le Near East Relief, comme toute l'opinion améri-
caine, s'est ému des informations qui récemment sem-
blaient annoncer une restitution pure et simple de la
Cilicie aux Turcs, sans garanties suffisantes.
432 v Le Flambeau.
Dans un appel qu'il adresse au monde civilisé, nous
lisons ces passages :
« Des Américains absolument dignes de foi nous rap-
portent que les nationalistes turcs ont proclamé que les
mosquées et les minarets détruits dans leurs conflits avec
les Français seront reconstruits avec les crânes des Armé-
niens. Les femmes et les enfants déclarent qu'ils pré-
fèrent la mort à la détresse et à la terreur perpétuelles
qui suivraient infailliblement le retour des Turcs. La
panique règne parmi les populations chrétiennes. Leur
salut paraît être uniquement dans la fuite. Il n'y a point
de protection pour elles dans les territoires administrés
par les nationalistes turcs et les Français s'opposent à
ce qu'elles passent dans la Syrie française. Ces gens ne
peuvent èmigrer en pays étranger, car la plupart de ces
malheureux, sont entièrement privés de ressources, et
aucun pays ne consent à les recevoir comme réfugiés. Ils
semblent condamnés par des circonstances supérieures à
leur volonté, à une mort inévitable. »
Le Near East Relief, avec ses vingt millions de sous-
cripteurs, a résolu de demander au Gouvernement amé-
ricain une intervention auprès des Puissances alliées en
faveur des minorités chrétiennes de VAnatolie.
« La charité, dit-il d'une manière saisissante, peut
certes panser les blessures, et y verser le baume de la
consolation. Mais le temps est venu où il devrait être
interdit de faire systématiquement des blessures. Nous
ne dictons pas au Président ou au Congrès une méthode
particulière d'intervention ou d'action. Nous en sommes
sûrs, le Président et le Congrès ont à leur disposition les
moyens d'informer les Puissances alliées que les Etats-
Unis réclament d'elles la cessation de la destruction des
peuples chrétiens par les Turcs. Nous désirons que notre
Gouvernement s'exprime de telle manière qu'il soit bien
entendu que sa demande est sérieuse. Nous voulons que
ces peuples soient sauvés! »
Pro Armenia 433
Dix millions de femmes, groupées par les puissantes
organisations féministes des Etats-Unis, ont associé leur
action à celle du Near East Relief. Ces femmes s'adres-
sent à présent aux femmes belges. Mme la comtesse d'Ar-
schot, présidente d'honneur du Comité belge philarmé-
nien, nous communique une lettre de Mrs Florence Spen-
cer, Duryea, Twenty Gramercy Park, New York City,
qui sollicite l'appui des organisations féminines de notre
pays.
Mmes Jane Brigode, H. Carton de Wiart, Louise Van
den Plas, au nom des sociétés féminines de Belgique, et
de leurs deux cent cinquante mille adhérentes, ont déjà
répondu à cet appel par des télégrammes de sympathie,
envoyés au Near East Relief.
Nous croyons savoir, d'autre part, que le Comité
philarménien prépare une démarche auprès du Ministère
des Affaires étrangères. Si, à la grande voix de l'Amé-
rique, guidée en cette affaire par les seuls intérêts de
l'humanité, se joignait la voix de la Belgique, amie et
alliée de l'Angleterre et de la France, et comme l'Amé-
rique, sans aucun intérêt égoïste dans la question d'Orient,
nous sommes convaincus que le Gouvernement français
aurait plus d'autorité encore pour dicter aux Turcs des
conditions qui garantissent absolument la vie, la pro-
priété et l'honneur des derniers Arméniens.
Taeda.
L'Union belgo=luxembourgeoise
La Convention du 25 juillet 1921.
Les négociations belgo-luxembourgeoises, poursuivies
depuis l'armistice dans des conditions difficiles (1), se
sont terminées le 25 juillet, par la signature d'un traité
conclu pour une durée de cinquante ans.
Après avoir traîné longtemps, les pourparlers avaient
été repris le 7 mai dernier. Les délégués étaient: pour
le Grand-Duché, MM. Kaufmann, ancien ministre d'État;
de Waha, directeur de l'Agriculture, et Pescatore-Du-
treux, ancien directeur des Chemins de fer ; pour la Bel-
gique, MM. Delacroix, ancien Premier ministre; Masson,
ancien ministre de la Défense nationale, et Barnich,
directeur de l'Institut Solvay.
Le problème était complexe: il fallait régler à la fois
les questions douanière, financière, agricole, industrielle
et <( ferro-viaire ». Mais les circonstances politiques
étaient favorables. Aussi les délégués résolurent-ils rapi-
dement le litige.
Le 17 mai, les plénipotentiaires, M. Henri Jaspar,
ministre des Affaires étrangères de Belgique, et M. Emile
Reuter, ministre d'Etat du Grand-Duché, paraphaient un
accord de principes; ils ont signé, le 25 juillet, la con-
vention établissant une union économique entre le
Royaume de Belgique et le Grand-Duché de Luxembourg.
Cet événement marque le début d'une ère nouvelle. Il
est un fait capital dans l'histoire des deux peuples.
(1) Voyez le Flambeau, mars 1919, 2e année, n° 3, p. 213; octobre
1919, 2e année, n° 10, p. 573; mars 1920, 3e année, n° 3, p. 424.
L'Union belgo-luxembourgeoise. 435
L'Union douanière.
Les premiers articles de la Convention concernent
l'Union douanière.
Les territoires des deux Etats contractants seront con-
sidérés comme ne formant qu'un seul territoire au point
de vue de la douane et des accises communes, et la fron
tière douanière entre les deux pays sera supprimée
(art. 2).
Sauf les exceptions prévues au traité, il y aura entre
les pays de l'Union liberté de commerce pleine et entière,
sans entraves ni prohibitions d'importation, de transit ou
d'exportation, et sans perception de droits ou taxes quel-
conques (art. 3).
Les dispositions légales et réglementaires actuellement
en vigueur dans le Grand-Duché en matière de douanes
et accises seront remplacées par les dispositions afférentes
aux douanes et accises en vigueur en Belgique (art. 4).
Le Gouvernement belge s'efforcera d'obtenir que, sur
la demande du Gouvernement grand-ducal, les traités de
commerce et accords économiques existant entre la Bel-
gique et d'autres nations soient étendus au Grand-Duché.
Les futurs traités de commerce et accords économiques
seront conclus par la Belgique au nom de l'Union doua-
nière. Aucun traité de commerce ni accord économique
ne pourra être conclu ni modifié sans que le Gouverne-
ment luxembourgeois ait été entendu (art. 5).
Les marchandises sujettes à des droits d'accise pour
lesquelles une communauté de recettes a été convenue
circuleront entre le Grand-Duché et la Belgique et réci-
proquement sans droit de passage et sans rembourse-
ment de l'impôt. Des conventions spéciales régleront la
circulation des marchandises sujettes à un droit d'accise
pour lesquelles une communauté de recettes n'aura pas
été stipulée (art. 7) .
Il ne pourra être accordé de prime d'exportation
436 Le Flambeau.
directe, ni indirecte pour les produits et objets quel-
conques dirigés de l'un des Etats de l'Union sur l'autre.
Si l'une des hautes parties contractantes juge utile de
fixer des prix maxima pour l'un ou l'autre produit, les
deux Etats s'entendront en vue de l'introduction d'une
réglementation uniforme. Il est entendu que cette dispo-
sition ne s'appliquera pas aux scories Thomas à fournir
à l'agriculture luxembourgeoise en vertu des actes de
concessions minières (art. 8).
L'article 11 détermine quelles seront les recettes com-
munes, à répartir entre les contractants proportionnelle-
ment à la population de leurs territoires, et l'article 12
quelles seront les dépenses communes.
Les articles 15, 16, 17 et 18 se rapportent au person-
nel belge et luxembourgeois des douanes et accises.
Pour assurer l'unité dans l'administration de l'Union
douanière, il sera formé (art. 19) un Conseil adminis-
tratif mixte, siégeant à Bruxelles, composé de trois mem-
bres dont deux, parmi lesquels le Président, seront
Belges et le troisième Luxembourgeois. Les attributions
de ce Conseil sont stipulées dans l'article 20.
L'Agriculture;
La question agricole était difficile à résoudre. Il fallait
tenir compte des intérêts des viticulteurs de la Moselle.
Et d'autre part, les agriculteurs luxembourgeois eussent
désiré un régime protectionniste.
Voici ce qui a été convenu en ce qui regarde les vins
(art. 6) :
Les vins naturels indigènes non mousseux, fabriqués à l'aide de
raisins frais, ne pourront être grevés d'un droit d'accise. Les vins
artificiels, c'est-à-dire ceux qui ne proviennent pas de la fermentation
du jus ou moût de raisins frais, ne seront admis à la circulation
et à la consommation que si les récipients portent en termes bien
apparents une dénomination ne laissant aucun doute sur la nature du
produit. Seront considérés comme vins naturels indigènes les vins
récoltés dans le Grand-Duché et traités conformément à la législation
luxembourgeoise.
L'Union belgo-luxembourgeoise. 437
Et voici la formule qui a été adoptée pour les céréales
panifiables (art. 13) :
Chaque fois qu'il sera constaté à la fin de l'année que, pendant une
ou plusieurs périodes de cette année, les prix moyens de vente des
céréales panifiables dans l'Union douanière ont été inférieurs aux
prix moyens des céréales en Lorraine, il sera prélevé sur les recettes
communes une somme à établir comme suit :
Le nombre des quintaux métriques représentant la production inté-
rieure pendant la ou les périodes déficitaires sera multiplié par la
différence entre la moyenne des prix de vente du quintal métrique
sur la place d'Anvers ou celle des prix de vente sur les marchés de
Metz, pendant la ou les périodes en question, sans que, toutefois, ce
multiplicateur puisse être supérieur à 6 francs, ou, le cas échéant, à la
différence entre 6 francs et les droits qui seraient éventuellement
introduits dans le tarif douanier.
Il est convenu que les chiffres de la production intérieure visés
ci-dessus seront établis sur la moyenne des chiffres relatifs à la pro-
duction des deux pays et publiés par le Bureau international d'agri-
culture de Rome pour les cinq dernières années, abstraction faite des
années 1914 à 1918 inclus.
Le partage de la somme ainsi obtenue se fera entre la Belgique
et le Grand-Duché proportionnellement au nombre d'hectares emblavés
en céréales panifiables dans chacun de ces pays.
Ces dispositions seront applicables aussi longtemps que le tarif
douanier ne comportera pas de droits sur les céréales panifiables ou
ne comportera que des droits inférieurs à 6 francs les 100 kilog.
L'Industrie.
Un certain nombre d'industriels belges s'étaient inquié-
tés des conséquences qu'un accord avec le Luxembourg
entraînerait pour notre métallurgie. Ils faisaient observer
qu'en 1913, le Luxembourg produisait plus de fonte que
la Belgique; que l'industrie du Grand-Duché est intacte,
et même a perfectionné son outillage "durant la guerre;
que les usines luxembourgeoises ont le minerai à pied
d 'œuvre. A cela les industriels grand-ducaux répondent
que pour une tonne de minerai il faut trois tonnes de
charbon, charbon qu'ils doivent importer; que nous nous
trouvons plus près qu'eux du port d'Anvers, et que nous
nous procurons plus facilement les produits autres que
le charbon et le minerai, nécessaires à la métallurgie.
438 Le Flambeau.
La question industrielle a reçu une solution aussi pra-
tique que possible (art. 3) :
En vue de sauvegarder les intérêts de l'industrie métallurgique
nationale des deux pays, une Commission paritaire recherchera un
juste équilibre dans les conditions d'approvisionnement en matières
premières et d'écoulement de la production. En cas de désaccord,
ce juste équilibre sera formulé en des mesures tarifaires à définir par
le Tribunal arbitral prévu à l'article 28.
Il s'agit de trouver un régime d'équilibre pour deux
industries qui travaillent dans des conditions différentes.
La Commission paritaire s'est déjà réunie officieusement
à Bruxelles, sous la présidence du secrétaire général du
département belge des Affaires étrangères, M. Pierre
Forthomme. Métallurgistes belges et luxembourgeois ont
échangé leurs vues, rédigé sur certains points des notes
écrites, abordé dans le détail les problèmes les plus com-
pliqués. Ils parviendront sans aucun doute à instaurer ce
régime d'équilibre qui satisfera les deux groupes.
Peut-être le remède à la situation serait-il la constitu-
tion d'un cartel, non seulement belgo-luxembourgeois,
mais franco-belgo-luxembourgeois qui aurait pour objet
de répartir les débouchés et qui formerait un bloc impo-
sant, capable de résister à la concurrence allemande ou
américaine. On va, semble-t-il, vers la conclusion de ce
cartel.
Les Finances.
Afin d'opérer l'échange des billets provisoires actuel-
lement en circulation, le Gouvernement luxembourgeois
créera un emprunt de 175 millions de francs qui sera
émis en Belgique, par les soins de la Banque Nationale,
Il en recevra le produit en billets belges et, quelle que
soit la charge réelle de cet emprunt, il n'aura à payer que
2 p. e. d'intérêt par an (art. 22).
Il est également autorisé à laisser en circulation, dans
les limites du territoire grand-ducal, des coupures d'un
L'Union belgo-luxembourgeoise. 439
import ne dépassant pas 10 francs, jusqu'à concurrence
de 25 millions.
On sait aussi que le Luxembourg, qui faisait partie du
Zollverein, détient une quantité relativement considéra-
ble de marks allemands.
Pour le cas où une nouvelle convention serait conclue
entre la Belgique et l'Allemagne en ce qui concerne les
marks, — que le Gouvernement allemand admette les
marks luxembourgeois dans la convention ou non, — le
Gouvernement belge assurerait au Gouvernement luxem-
bourgeois pour les marks détenus par le dernier le même
traitement qu'il obtiendrait pour l'ensemble des marks
possédés par lui-même, Gouvernement belge (art. 23).
Tout en conservant la possibilité de bénéficier, le cas
échéant, de cet arrangement, le Gouvernement luxem-
bourgeois est autorisé à placer son stock de marks alle-
mands à court terme. La nature du ou des placements
sera déterminée d'accord avec le Gouvernement belge.
Les Relations intellectuelles.
« A l'effet, dit l'article 25 de la Convention, de rendre
plus étroites les relations intellectuelles entre la Belgique
et le Grand-Duché de Luxembourg, les deux gouverne-
ments concluront un accord ayant pour base le projet
soumis au Gouvernement luxembourgeois sous la date
du 20 janvier 1921. »
Ce projet prévoit l'équivalence des diplômes et
l'échange de professeurs. Nos universités se préoccupent
actuellement de faciliter les études de leurs élèves grand-
ducaux, notamment en organisant des cours de droit
administratif luxembourgeois.
La Représentation consulaire.
Dans les localités où le Grand-Duché ne possède pas
d'agents consulaires, la défense des intérêts luxembour-
440 Le Flambeau.
geois sera confiée aux agents consulaires belges (art. 26)
et non plus, comme précédemment, aux agents consu-
laires néerlandais.
Les Chemins de fer.
Ce qui a retardé pendant deux mois la signature, c'est
la question des chemins de fer. Celle-ci devait être liqui-
dée préalablement et elle n'était pas sans offrir quelques
difficultés.
La question des chemins de fer a toujours joué un
grand rôle dans l'histoire du Grand-Duché. On n'a pas
oublié ce que M. Hymans a appelé la «ténébreuse affaire»
de 1866 : elle faillit provoquer une guerre européenne et
c'est à elle que le Luxembourg doit le statut que la Con-
férence de Londres lui donna, en mai 1867.
E)epuis l'armistice différents systèmes ont été propo-
sés, sans succès. La France a d'abord émis sur les che-
mins de fer des prétentions qu'elle fondait sur une inter-
prétation erronée de l'article 67 du traité de Versailles.
Ensuite, on a préconisé un partage du réseau entre la
France, la Belgique et le Luxembourg. Enfin, le Gou-
vernement grand-ducal a défendu cette idée que les che-
mins de fer devaient être exploités par une Société en
majorité luxembourgeoise, où la Belgique serait repré-
sentée pour une part. Mais qui ne voit que l'exploitation
des chemins de fer est le complément et le corollaire
d'une union économique?
Le réseau des chemins de fer à voie normale est aux
mains de deux compagnies: le Guillaume-Luxembourg
qui exploite 197 kilomètres et le Prince-Henri qui en
exploite 192. Il y a aussi quelques lignes secondaires, à
voie étroite. L'intérêt du Grand-Duché est que le réseau
soit unifié: l'unification rendrait l'exploitation à la fois
plus commode et plus rémunératrice.
Les deux compagnies que nous venons de citer, ont
V Union betgo-luxemboutgeoise. 441
autrefois obtenu du Gouvernement des « concessions »;
mais elles n'exploitent pas, au véritable sens du mot.
C'est ainsi que le Guillaume- Luxembourg ne possède pas
de matériel. Par suite d'une convention en date du
24 juin 1872, renouvelée en 1902-1903, cette compagnie
se servait du matériel de l'Etat allemand. Ses chemins de
fer, jusqu'alors administrés par la Compagnie française
de l'Est, avaient été rattachés au réseau allemand et
dépendaient de la Direction générale d'Alsace-Lorraine.
En vertu du traité de Versailles, cette Direction est
redevenue française et les chemins de fer grand-ducaux
ont jusqu'ici continué à dépendre de Strasbourg,
Dorénavant, à défaut d'un accord conclu par le Gou-
vernement grand-ducal avec le Prince-Henri, ce sera le
Gouvernement belge qui sera chargé de l'exploitation.
Reproduisons, à cause de son importance, le itxit de
l'article 24:
L'exploitation de tout le réseau des chemins de fer luxembourgeois
à section normale fera l'objet d'un arrangement entre les deux pays
en vue d'assurer ladite exploitation avec le concours de la société
luxembourgeoise Prince-Henri.
Si cet arrangement n'est pas conclu dans le délai de six mois à
dater de la signature de la présente Convention ou à une date plus
rapprochée, au cas où le Gouvernement luxembourgeois en exprime-
rait le désir, le Gouvernement belge assurera provisoirement l'exploi-
tation du Guillaume-Luxembourg par les soins de l'Administration
des chemins de fer de l'Etat belge aux conditions actuelles, c'est-
à-dire conformément aux lois luxembourgeoises et aux conventions
de 1902-1903 avec l'Allemagne, en attendant la mise en vigueur du
régime définitif.
Il est toutefois entendu qu'en sus de la redevance de deux cent
cinquante mille (250,000) francs par an due au Gouvernement luxem-
bourgeois, le Gouvernement belge paiera à ce dernier en francs belges
une somme annuelle de trois millions huit cent soixante-six mille
quatre cents (3,866,400) francs en acquit du fermage dû à la Société
du Guillaume-Luxembourg; ce payement se fera par trimestres et
par quarts.
Pendant un an à partir de la reprise de l'exploitation par l'Etat
belge, le Gouvernement luxembourgeois pourra déclarer qu'il entend
intervenir dans les résultats de cette exploitation pour la moitié ou
une fraction moindre, moyennant l'apport des capitaux corres-
pondants.
29
442 Le Flambeau.
Le régime définitif sera établi par une Convention entre les deux
Etats qui déterminera les conditions d'e;:plo:tation en s'inspirant des
clauses d'ordre technique inscrites dans le projet de Convention du
7 février 1920 arrêté entre le Gouvernement luxembourgeois et le
Gouvernement français. L'exploitation devra être assurée par l'Etat
belge seul, soit avec le concours de l'Etat luxembourgeois, soit par
l'intermédiaire d'un organisme délégué par les deux Gouvernements.
Sauf accord des parties, il ne pourra être mis fin au régime pro-
visoire d'exploitation que par une décision du Tribunal arbitral prévu
à l'article 28 du présent traité.
Le Conseil supérieur de l'Union.
L'application de la Convention impose la solution d'un
grand nombre de problèmes. Dans le domaine fiscal, éco-
nomique, social, il y a tout un « ajustement » à faire, et
de telle sorte que, de part et d'autre, des intérêts légi-
times ne soient pas lésés. Pour aider à cet ajustement,
pour faciliter l'exécution de la Convention, pour assurer
la liaison entre les deux gouvernements, il a été créé un
organe consultatif dont la tâche sera considérable: le
Conseil supérieur de l'Union (art. 27 et annexe).
Il comprend cinq membres, dont trois désignés par le
Gouvernement belge et deux par le Gouvernement
luxembourgeois. Leur mandat a une durée de cinq années
et peut être renouvelé. Le Gouvernement belge nomme
le président qui a voix prépondérante.
Le Conseil est compétent pour examiner et étudier
toutes les questions soulevées par l'application de la Con-
vention.
Il est aidé par un secrétariat administratif, dont le
secrétaire est de nationalité belge et le secrétaire adjoint
de nationalité luxembourgeoise. L'un et l'autre sont dési-
gnés par le Conseil.
Le siège du Conseil supérieur est fixé à Bruxelles,
dans des locaux fournis par le Gouvernement belge.
Le Tribunal arbitral.
S'il s'élevait entre les parties contractantes un diffé-
rend sur l'interprétation et l'application d'une clause du
L'Union belgo-luxembourgeoise . 443
traité, le litige, si l'une des parties en fait la demande,
sera réglé par la voie de l'arbitrage (art. 28).
Pour chaque litige, le Tribunal arbitral sera constitué
de la manière suivante: chacune des parties nommera
comme arbitre parmi ses nationaux une personne com-
pétente, et les deux parties s'entendront sur le choix d'un
tiers arbitre, ressortissant à un Etat ami. En cas de
désaccord sur le choix, le tiers arbitre sera désigné à la
requête de la partie la plus diligente par le Bureau de la
Société des Nations.
Le Tribunal arbitral siégera à Bruxelles. Ses décisions
seront prises à la majorité des voix. Il sera présidé par
le tiers arbitre.
Durée de la Convention.
Comme nous l'avons dit au début de cette étude, le
traité belgo-luxembourgeois est conclu pour une durée de
cinquante ans à partir de la date de sa ratification (art. 29) .
Dans le cas où aucune des parties contractantes n'au-
rait notifié, un an avant l'expiration du terme fixé, son
intention d'en faire cesser les effets, la Convention res-
tera en vigueur aux mêmes conditions, pendant une nou-
velle période de dix années.
Importance et signification de la Convention
Il n'est pas besoin de faire ressortir la grande impor-
tance de la Convention qui vient d'être signée.
A Luxembourg et à Bruxelles on se réjouira de l'heu-
reuse issue de longues et laborieuses négociations ; on
saura gré de leurs efforts à ceux qui les menèrent à bonne
fin, et sans prétendre dresser un palmarès il n'est que
juste que nous rendions un hommage particulier non
seulement à nos délégués, mais aux chefs de notre
Foreign Office, MM. Hymans et Jaspar, et à nos diplo-
mates, MM. de Ligne, Le Jeune et Nemry.
444 Le Flambeau.
Le succès est également dû pour une part à la poli-
tique de la France: son désintéressement a rendu pos-
sible une union qui, il y a quelques mois, avant l'affaire
de Francfort, avant l'entente militaire franco-belge, avant
l'accord de Londres, paraissait bien précaire.
Quoi qu'il en soit, les pessimistes auront eu tort. Le
malentendu qui troublait nos relations avec le Luxem-
bourg est dissipé. L'union est réalisée dans un esprit de
sincérité, de confiance mutuelles, par le respect des droits
et des intérêts des deux pays.
Le Luxembourgeois comme le Belge est jaloux de son
indépendance. S'il nous est arrivé de rappeler la sépa-
ration tragique de 1839, d'insister sur la communauté
d'aspirations de nos deux peuples, nous n'avons jamais,
fût-ce dans la sentimentalité des lendemains de la vic-
toire, méconnu l'histoire, la psychologie et la force des
réalités au point d'encourager des velléités annexionnistes
qui, par leur fantaisie imprudente, ont failli compromet-
tre, à de certains moments, nos bons rapports avec le
Grand-Duché. Les Luxembourgeois sont rassurés à pré-
sent. Ils savent que les Belges ne nourrissent à leur égard
que des sentiments amicaux, qu'ils respectent la plénitude
de leur souveraineté, qu'ils ne demandent qu'à collaborer
avec eux dans les œuvres de la paix.
Cette collaboration n'est pas indifférente à la politique
européenne. Le Luxembourg (M. Léon Leclère vient de
le montrer encore dans un livre récent) a été, depuis
l'époque lotharingienne, un des éléments importants de
la <f Question d'Occident » (1).
Et si, du point de vue européen, l'Union belgo-luxem-
bourgeoise, qui arrache à l'influence allemande le Grand-
Duché, est souhaitable, au point de vue belge, elle n'est
pas à négliger : elle accroît notre prestige et notre sécu
rite, augmente notre puissance économique. Les Luxem-
(1) Voyez La Question d'Occident, par Léon Leclère, professeur à
l'Université de Bruxelles (Collection du Flambeau).
L'Union belgo-luxembourgeoise. 445
bourgeois, de leur côté, profiteront de notre prospérité,
de nos débouchés, de nos amitiés et de nos alliances.
Après un flirt entrecoupé, selon l'usage, de bouderier
et de fâcheries, voire de querelles, Belgique et Luxem-
bourg ont fini par signer, le 25 juillet, un contrat de
mariage en bonne forme. Mariage de raison, dira-t-on :
mais, à supposer que le sentiment n'y entre pour rien, il
est des mariages de raison plus féconds que les mariages
d'amour — et plus heureux.
Le Flambeau.
Bulletin bibliographique
Eduard Fueter : Weltgeschichte der letzten hundert Jahre. Zurich,
Schulthess, 1921, in-8°, 674 pages.
« Le lecteur, écrit M. Fueter, en tête de son dernier ouvrage, se
consolera facilement s'il ne trouve pas dans mon exposé le genre
anecdotique dont le populaire est friand, ou si je ne mentionne que
brièvement, et même passe sous silence, un nom aimé du public. Car
il se dira que ce dont il a besoin, c'est d'une histoire contemporaine
considérée du point de vue de l'histoire universelle, et non pas d'une
collection d'historiettes. »
Ces lignes caractérisent à merveille V Histoire du monde pendant les
cent dernières années et elles marquent la place de l'auteur parmi
les historiens contemporains.
S'il est plusieurs manières d'écrire l'histoire, les historiens, en
effet, peuvent se classer en deux grandes catégories: ou bien ils
recherchent le fait concret, V anecdote, ou bien ils essaient de découvrir
les lois qui régissent l'évolution des sociétés humaines; ou bien ils
écrivent le drame et la comédie de l'histoire, ou bien ils font la
philosophie de l'histoire; ils sont essentiellement des esprits analy-
tiques ou des esprits synthétiques. C'est à cette dernière famille
qu'appartient M. Edouard Fueter.
M. Edouard Fueter est à la fois journaliste et historien.
Journaliste, il rédige le bulletin de politique étrangère à la Neue
Ziircher Zeitung. Il suit et commente au jour le jour les événements.
Nul n'est mieux renseigné que lui. Sa connaissance approfondie du
passé l'éclairé sur le présent; ses jugements sur les faits quotidiens,
ses « anticipations » sur l'avenir tirent leur intérêt de la grande expé-
rience qu'il a de l'histoire.
L'histoire, M. Fueter l'enseigne à l'Université de Zurich. 11 a exposé
les résultats de cet enseignement dans plusieurs ouvrages estimés,
notamment dans la Geschichte der neueren Historiographie, qui vient
d'être traduite en français.
De culture germanique, vivant et professant dans une ville où cette
culture est particulièrement en honneur, M. Fueter est accueillant
aux idées étrangères. Ses œuvres portent la marque d'un éclectisme
intelligent. Ses livres sont ordonnés avec une clarté toute française
et ils accordent aux transformations sociales, ainsi qu'aux phénomènes
économiques, une importance qui rappelle la méthode des historiens
anglo-saxons.
Le flambeau. 44?
C'est à montrer le développement de la vie non seulement politique,
mais économique et sociale, que tend la Weltgeschichte, à mettre en
lumière les forces qui dominent la politique et conditionnent révolu-
tion des peuples, non seulement en Europe, mais dans le monde
entier.
Aussi bien, l'auteur nous dit lui-même quel a été son but:
« J'ai voulu, dit-il, tenter de considérer l'histoire des cent dernières
années du point de vue de l'histoire universelle. Mais je n'ai pas
placé toutes les parties de la terre sur le même plan. Une histoire
universelle qui prêterait aux vicissitudes d'une tribu nègre de
l'Afrique, la même attention qu'au développement de l'Empire bri-
tannique, serait aussi peu digne de ce nom qu'une histoire de l'Italie
au xix6 siècle, qui donnerait la même importance au duché de Parme
qu'au royaume de Sardaigne. Je me suis préoccupé de mettre au
premier plan les événements d'une portée universelle, en négligeant
ce qui n'a qu'un intérêt local. L'Europe et les Etats européens ont
été traités en première ligne, mais j'ai mis en relief les phénomènes
qui, dépassant la vieille culture européenne, ont exercé leur action au
dehors. »
Cela est particulièrement vrai du livre V qui traite de la « nouvelle »
politique coloniale et du mouvement socialiste, et qui nous paraît un
des mieux venus.
Nous n'entreprendrons pas de résumer en quelques lignes ce gros
in-octavo de près de 700 pages. Qu'il nous suffise de dire que
M. Fueter y aborde tous les problèmes qui se sont posés dans le
monde, depuis cent ans. Influence des idées de la Révolution fran-
çaise, du principe des nationalités, du perfectionnement de la technique
industrielle, de la politique coloniale, de l'accession au pouvoir du
« quatrième Etat », aucune question n'est laissée dans l'ombre. Sans
appareil d'érudition, dans un style clair et facile, l'auteur nous donne
la synthèse objective d'un siècle d'histoire.
Le dernier chapitre est consacré à la Guerre de 1914. Nous en
traduisons deux passages, qui concernent notre pays.
« La Belgique, dit M. Fueter, confiante dans sa neutralité garantie,
ne s'était qu'insuffisamment préparée à la guerre et, même si elle
avait consacré toutes ses forces à la préparation militaire, le pays
était trop petit pour qu'il pût résister avec succès à une grande
puissance militariste. Mais le patriotisme du peuple, l'indignation pro-
voquée par l'agression d'un Etat pour lequel les milieux dirigeants
avaient eu des sympathies toutes particulières (le parti catholique,
alors au pouvoir, détestait naturellement la politique combiste de la
France), tout cela rendit le passage des troupes allemandes moins
facile qu'on ne s'y attendait. Certes, les forteresses belges étaient
impuissantes contre l'artillerie autrichienne et allemande récemment
découverte. Mais cela ne put briser la résistance héroïque de la petite
448 Le flambeau.
nation méprisée. Ainsi, là ville de Liège dont le bombardement avait
commencé le 5 août, tombait dès le 7; mais certains forts tinrent
jusqu'au 15. La colère s'empara du haut commandement allemand,
devant cette résistance inattendue, qui mettait en péril l'exécution de
son plan offensif contre la France. C'est sans doute, en partie du
moins, sous l'empire de ces sentiments que se produisirent de nom-
breux actes de violence contre la population civile belge. Il ne nous
est pas permis de les passer sous silence, car ils exercèrent sur le
développement ultérieur de la guerre, et spécialement sur la partici-
pation de nouveaux Etats à cette guerre, une influence décisive. »
Après avoir exposé l'agression, l'auteur apprécie comme suit les
procédés du haut commandement allemand:
(( Des villages entiers, des quartiers de ville furent rasés, les habi-
tants fusillés en masse. Les Allemands invoquèrent, pour justifier
leurs actes, l'argument des «francs-tireurs». Or, en admettant même
que, dans des cas isolés, des citoyens belges aient agi en francs-
tireurs, les conventions internationales, comme les sentiments d'hu-
manité, interdisaient des exécutions collectives sanglantes et cruelles,
d'autant plus qu'en aucune circonstance, le commandement allemand
n'a pu signaler d'attaque organisée, exécutée contre ses troupes par
des corps francs. Aux yeux des autres peuples, ce fut une circons-
tance aggravante que ces actes, universellement regardés comme bar-
bares, ne fussent point le fait d'individus isolés, mais la conséquence
d'un système. Ce qui jusqu'alors, sous forme de mauvais traitements
infligés à des soldats allemands dans les casernes, ou sous forme
d'incidents comme ceux de Saverne (1913), n'avait été qu'une affaire
intérieure de l'Empire, apparaissait maintenant comme un danger
pour le monde entier. »
L'Histoire condamnera le militarisme prussien et elle attestera la
responsabilité de l'Allemagnie dans le déchaînement de la plus
effroyable des guerres: c'est ce qu'affirme, une fois de plus, le livre
impartial et documenté du savant zurichois.
O. G.
ERRATUM.
Quelques erreurs se sont glissées dans le dernier article de Fax.
Page 273, ligne 13, lire:
— Qu'est-ce que vous féyez droci? demanda notre ami.
— Dji sus pou yèse général.» Respectez-le, c'est un Wallon!... Les
Chinois croient que le Japon se sert de ces « grandes compagnies ».
Page 282, ligne 22:
Parce que la Finlande s'y oppose.
Page 285, note :
Angoriotes est inusité.
Htf
Le Conseil de la Couronne
du 2 août 1914
M. de Below-Saleske, Ministre d'Allemagne à
Bruxelles, vint en personne, le 2 août 1914, à 19 heures,
remettre l'ultimatum allemand à la Belgique, au Ministre
des Affaires étrangères, M. Davignon. M. de Broqueville,
président du Conseil des Ministres, aussitôt prévenu,
accourut auprès de son collègue qu'il quitta à 20 h. 10,
pour se rendre au Palais royal où il mit le Souverain au
courant de l'événement et obtint son assentiment à la
convocation immédiate d'un Conseil des Ministres à por-
tefeuille, suivi d'un second Conseil auquel, outre ceux-ci,
seraient appelés tous les Ministres d'Etat.
Les deux Conseils siégèrent successivement sous la
présidence du Roi. Le premier, commencé à 21 heures,
se continua à 22 heures avec les Ministres d'Etat qu'on
avait pu rassembler. Le lieutenant général chevalier de
Selliers de Moranville, chef d'état-major de l'armée, et le
général-major baron de Ryckel, sous-chef d'état-major,
y furent également appelés ( 1 ) .
En provoquant la réunion de ce double Conseil, M. de
Broqueville semble avoir voulu se conformer au précé-
dent posé en juillet 1870, lorsque la guerre éclata entre
l'Allemagne et la France impériale. Cet événement, il
(1) Lire à ce sujet La nuit du 2 au 3 août 1914 au Ministère des
Affaires érangères de Belgique, par Albert de Bassompierre (Revue
des Deux Mondes, du 15 février 1915) ainsi qu'un article du comte
Louis de Lichtervelde, attaché au cabinet de M. de Broqueville, inséré
dans La Nation belge du 2 août 1921, sous le titre: La nuit du
2 août 1914 au Ministère de la Guerre.
30
450 Le Flambeau.
est vrai, avait surpris le Gouvernement belge de 1870
au moment où il venait de dissoudre les Chambres légis-
latives, tandis qu'au mois d'août 1914 le Parlement était
simplement en vacances entre deux sessions. Les situa-
tions de 1870 et de 1914 n'étaient donc pas identiques;
néanmoins, l'extrême gravité des événements de 1914
pouvait exiger d'un instant à l'autre, l'adoption immé-
diate de mesures de la plus haute importance subordon-
nées à l'intervention du Parlement, alors qu'une couple
de jours au moins eût été nécessaire pour réunir celui-ci.
M. de Broqueville s'est donc montré sage en prévoyant,
dès le 2 août, l'éventualité de mesures immédiates de
l'espèce ainsi que l'intervention dans leur adoption, à
défaut du Parlement absent, de l'autorité morale d'un
Conseil de tous les ministres.
Les assistants au Conseil de 22 heures furent :
Le Roi, Président du Conseil;
Le comte de Broqueville, Président du Conseil des
Ministres, Ministre de la Guerre ;
Le vicomte Davignon, Ministre des Affaires étrangères ;
M. Henry Carton de Wiart, Ministre de la Justice ;
M. Paul Segers, Ministre des Chemins de fer;
M. Van de Vyvere, Ministre des Finances;
M. Albert Poullet, Ministre des Sciences et des Arts;
M. Armand Hubert, Ministre de l'Industrie et du Tra-
vail ;
M. Jules Renkin, Ministre des Colonies;
M. Helleputte, Ministre des Travaux publics et de
l'Agriculture;
Comte Woeste, Ministre d'Etat;
M. G. de Lantsheere, Ministre d'Etat, Gouverneur de
la Banque Nationale ;
M. F. Schollaert, Ministre d'Etat, Président de la
Chambre des Représentants ;
Le Conseil de la Couronne. 451
M. Liebaert, Ministre d'Etat;
M. L. Huysmans, Ministre d'Etat;
Le baron Greindl, Ministre d'Etat, envoyé extraordi-
naire et ministre plénipotentiaire de Belgique à Berlin ;
M. De Sadeleer, Ministre d'Etat;
M. Paul Hymans, Ministre d'Etat;
Le lieutenant général chevalier de Selliers de Moran-
ville, chef d'état-major de l'armée;
Le général-major baron de Ryckel, sous-chef d'état-
major de l'armée;
Le lieutenant général Jungbluth, adjudant général, chef
de la Maison militaire du Roi;
Le lieutenant général Hanoteau, aide de camp du Roi ;
Le baron Van der Elst, secrétaire général du Ministère
des Affaires étrangères;
Le commandant Galet, officier d'ordonnance du Roi.
Etaient absents :
M. Berryer, Ministre de l'Intérieur, envoyé en mission
urgente à Liège, auprès du général Léman, commandant
la position fortifiée de Liège;
Le baron de Favereau, Ministre d'Etat et Président du
Sénat, atteint par sa convocation, au cours de la nuit seu-
lement, à Jenneret (Luxembourg) ;
M. Cooreman, Ministre d'Etat, qui n'a reçu la convo-
cation qu'à une heure du matin, à Mariakerke ;
Le comte Goblet d'Alviella, Ministre d'Etat, en voyage
en Norvège.
M. Van den Heuvel, Ministre d'Etat, atteint à Gand
par sa convocation, arriva à la séance à 23 h. 15 seule-
ment.
Le Conseil réunit donc vingt-trois personnes, non
compris le Roi. Les délibérations furent dirigées par le
comte de Broque ville.
* *
452 Le Flambeau.
Que se passa-t-il dans cette mémorable séance? En
a-t-il été dressé un procès-verbal authentique?
Dans l'affirmative où se trouve celui-ci ? Qui l'a rédigé?
Quelle en est la teneur?
Si le document n'existe pas, quelle créance peut-on
accorder aux aperçus des écrivains qui ont prétendu lever
le voile qui couvre les délibérations du grand Conseil?
Où est la vérité sur ce sujet?
Telles sont les questions posées par l'opinion publique
depuis plus de deux années. Seuls y ont fait écho des
récits fantaisistes et des appréciations erronées, dictées
parfois par l'intention de nuire.
Le moment de faire jaillir la lumière sur cet événement
de notre histoire nationale me paraît venu et puisque
personne ne se lève pour faire connaître et défendre la
vérité, je veux me faire son servant en combattant l'erreur
et le mensonge partout où je les rencontrerai.
Et tout d'abord, que faut-il croire au sujet de l'exis-
tence d'un procès-verbal authentique?
La déclaration du comte de Broqueville, Minisire
d'Etat, à un rédacteur du Journal de Bruxelles (voir
numéro du 4 avril 1921), et reproduite ci-après, répond
en partie à cette question :
Vous n'ignorez, d'ailleurs, sans doute pas qu'en Belgique fort peu
de gouvernements tinrent des procès-verbaux.
J'ajoute ceci: les rares procès-verbaux qui furent tenus pendant les
quatre-vingt-quatre mois où je restai chef du cabinet n'ont qu'excep-
tionnellement été soumis à l'approbation des intéressés. Tel fut le cas,
notamment, je puis vous l'assurer, entre le 1er janvier 1913 et la date
de mon départ.
Pas de procès-verbaux des Conseils de Ministres,
sauf en de rares circonstances, telle était donc la règle et
l'on ne s'en est pas départi pour la séance du 2 août 1914,
comme le prouve la lettre reproduite ci-dessous que
Le Conseil de la Couronne. 453
m'adressa, en 1915, le baron Van der Elst, secrétaire
général du Ministère des Affaires étrangères :
« Le Havre, 5 avril 1915.
<c Le Roi m'a chargé de réunir les éléments nécessaires
« pour établir un procès-verbal des séances historiques
<( des 2 et 3 août auxquelles vous avez assisté.
« Malheureusement, je n'ai pas eu le temps de prendre
(( des notes. Auriez-vous la bonté de me dire tout ce que
« vous vous rappellerez au sujet des discours prononcés
<( par les différents orateurs et spécialement de me don-
ce ner des détails sur vos déclarations et sur celles du
« baron de Ryckel ( 1 ) avec lequel vous avez eu, je crois,
« une légère discussion.
« Je fais le même appel à la mémoire de quelques per-
ce sonnes, mais je compte surtout sur la vôtre.
(( Veuillez croire, etc.
ce (Signé) L. Van der Elst. »
Je ferai connaître, au cours de cette étude, la suite que
je donnai à cette lettre; pour l'instant je l'invoque uni-
quement à titre de preuve décisive de l'inexistence de
tout procès-verbal officiel de la séance du 2 août 1914.
Pendant la guerre et depuis la conclusion de l'armis-
tice, des comptes rendus fragmentaires de la mémorable
séance, accompagnés de commentaires, ont été publiés de
divers côtés par des écrivains dépourvus de toute docu-
mentation sérieuse, susceptible de donner créance à leurs
récits; tous rapportent de prétendues divergences de vues
et des débats orageux qui auraient surgi pendant la
séance du Conseil au sujet du plan d'opérations à exé-
cuter par notre armée pour s'opposer à l'invasion aile-
(1) Le général-major de Ryckel était en mission en Russie, en 1915.
Il était sans doute difficile de le consulter.
454 Le Flambeau.
mande. La concordance de ces récits, quant au fond,
entraîne la conviction de leur origine commune et il sem-
ble acquis qu'il faille identifier celle-ci avec la rumeur
inconsistante d'une retraite immédiate de notre armée
sous Anvers qui, d'après le comte Louis de Lichtervelde,
attaché au cabinet de M. de Broquevilîe, circula parmi
les officiers du Ministère de la Guerre, dès le soir du
2 août, avant même que les délibérations ces ministres
réunis au Palais du Roi eussent pris fin. Cette rumeur
fut aussitôt amplifiée et commentée avec passion par ces
officiers que le comte L. de Lichtervelde (1) appelle:
<( la bouillante équipe, qui sous les ordres du colonel
« d'état-major Wielemans, formait V entourage du Minis-
« tre de la Guerre. »
Leurs propos et leurs commentaires inconsidérés
eurent ce résultat regrettable de donner un corps viable
à cette rumeur et de faciliter ainsi sa propagation. A leur
insu, ils avaient apporté une aide efficace à la création
d'une légende malsaine, de nature à discréditer les actes
du haut commandement de l'armée au moment où des
circonstances tragiques exigeaient impérieusement pour
lui la plénitude de la confiance de la Nation.
Voilà donc, pris sur le vif, la naissance et le processus
de l'évolution d'une légende! Et ce spectacle m'autorise
à relever le manque de calme, de sang-froid, de pondé-
ration et de mesure, manifesté soudainement par ces offi-
ciers en ces graves circonstances. Peut-être verra-t-on
une atténuation à leur faute dans l'énervement provoqué
par le caractère tragique de la situation ainsi que dans
leur emballement pour la fausse doctrine française de
l'offensive à outrance, per fus et nef as, dont la faillite
lamentable allait se manifester lumineusement au milieu
des multiples revers des armées françaises du début des
hostilités, ainsi que dans leur répercussion fâcheuse sur
(1) La Nation belge du 2 août 1921.
Le Conseil de la Couronne. 455
le sort du corps expéditionnaire anglais et, tout spéciale-
ment, sur celui de la malheureuse Belgique et de son
armée.
Il me paraît intéressant de reproduire textuellement les
impressions du comte Louis de Lichtervelde. Voici com-
ment il s'exprime (1) :
Au cabinet du ministre ne régnait aucun désarroi. M. de Broqueville
était au Palais: «Enfin, nous savons quoi!», tel était le cri des offi-
ciers de la bouillante équipe qui sous les ordres du colonel d'état-
major Wielemans formait l'entourage du Ministre de la Guerre: tous
ils avaient cru depuis deux ans à la fatalité d'un conflit; ils avaient
travaillé sans relâche dans cette certitude et depuis le début de la crise
leur seule crainte était de voir se développer une situation fausse qui
eût paralysé la volonté du gouvernement et retardé outre mesure la
concentration. L'ennemi s'étant démasqué, il n'y avait plus qu'à jeter
nos forces dans la direction menacée et à barrer la route. Pas l'ombre
d'un doute ni d'une hésitation: les ouvriers de la réorganisation
de 1913 avaient une foi inébranlable dans l'œuvre de leurs mains.
Le Conseil des Ministres délibérait au Palais avec les Ministres
d'Etat, mais déjà des rumeurs prétendaient rendre compte des déci-
sions prises. Vers minuit la nouvelle était que l'armée allait tout
entière se retirer sous Anvers, en attendant une occasion favorable
de livrer bataille. Bruxelles serait même tout de suite évacuée. Rien
ne peut décrire l'effet que cette communication, donnée,-à tort, comme
un écho de ce qui se passait au Conseil, produisit sur l'état-major
du Ministre de la Guerre, jeune, vibrant et plein de feu.
Depuis deux ans les collaborateurs militaires de M. de Broqueville
étaient attelés à la tâche de forger l'arme qui sauverait le pays à
l'heure du danger; ils en connaissaient la valeur pour l'avoir organisée
avec amour; ils savaient l'armée brave, courageuse, pleine d'entrain
et de foi ; imbus des doctrines nouvelles, ils redoutaient plus que tout
au monde la hantise des forteresses qui avait perdu l'armée fran-
çaise en 1870. L'un d'eux, sombre et résolu, se promenait de long en
large dans le couloir en disant : <c Je me ferai sauter le caisson 1 »
Les autres entouraient le colonel Wielemans et discutaient avec
animation l'hypothèse qui renversait toutes les prévisions; le chef
du Cabinet militaire, ému par cette explosion juvénile, répondait par
de bonnes paroles; puis désireux d'être débarrassé de tout souci
matériel il donna l'ordre d'emballer sans retard les archives dans les
paniers qui depuis la mobilisation, attendaient dans les bureaux le
départ pour le réduit national.
(1) La Nation belge du 2 août 1921.
456 Le Flambeau.
Il est utile et intéressant, et je le conseille à mes lec-
teurs, de mettre en parallèle le récit du comte Louis de
Lichtervelde concernant 'a physionomie du cabinet du
Ministre de la Guerre, le soir du 2 août 1914, et celui de
M. Paul Crokaert, pages 5 à 9 de son Immortelle mêlée,
publiée pendant la guerre avec un succès éclatant, et d'ail-
leurs mérité, en dépit d'erreurs et de jugements mal fon-
dés inhérents à tout livre écrit à une époque trop proche
des événements qu'il prétend peindre, au milieu de l'exci-
tation des passions. Le Temps, cette (( Cour de cassation»
de l'Histoire, ne manquera pas de rectifier ces erreurs
et de réformer ces jugements; mais déjà, avec une par-
faite loyauté, à laquelle je rends hommage, M. Paul Cro-
kaert, mieux éclairé par ma documentation, a reconnu
l'erreur en laquelle il a été induit au sujet de la séance
du 2 août 1914, et il m'a promis spontanément des recti-
fications dans les éditions ultérieures de son beau livre.
En résumé, les auteurs des récils ou comptes rendus
fragmentaires dont je m'occupe se sont bornés à enregis-
trer, à titre de fait historique prouvé, une légende engen-
drée dans la nuit enfiévrée et tragique du 2 août 1914 par
une rumeur inconsistante, à laquelle vinrent malheureuse-
ment donner créance l'attitude et les propos imprudents
d'officiers trop crédules de l'état-major du Ministre de la
Guerre.
Cette légende eut une sœur qui naquit de la même
mère, le lendemain 3 août, sous les espèces d'une pré-
tendue offre de concours immédiat de cinq corps d'armée
faite à la Belgique par le Gouvernement français. J'en
publierai très prochainement, dans le Flambeau, l'histoire
qui suffira amplement à assurer sa démolition.
D'après un renseignement émanant 'd'une source mé-
ritant confiance, il semblerait que le baron Van der Elst
n'ait pas réussi dans sa mission d'établir un compte rendu
Le Conseil de la Couronne. 457
du Conseil de la Couronne du 2 août 1914. Si je fais
abstraction des récits fragmentaires dénués de preuves
et fondés exclusivement sur des ouï-dire légendaires, il
n'existerait, à ma connaissance, que deux comptes rendus
émanant d'assistants à ce Conseil historique : celui que
j'ai établi au commencement d'avril 1915 à la demande
du baron Van der Elst (1) et celui des Mémoires du
général baron de Ryckel (2) .
Ces deux documents ont trait presque exclusivement
aux questions militaires dont il a été parlé au cours de
la séance. J'ignore pourquoi le général de Ryckel s'est
abstenu de narrer en détail ce qui s'y est dit concernant
l'ultimatum et la réponse diplomatique à y faire; quant
à moi, les échanges de vues des ministres sur cet objet
ne se sont pas imprimés assez nettement dans ma mé-
moire pour m 'autoriser à en écrire le détail. Je me sou-
viens très bien de l'accord unanime de l'assemblée sur le
sens de la réponse à faire à l'ultimatum, mais les échanges
de vues concernant la rédaction de cette réponse m'ont
paru négligeables.
En revanche, j'ai conservé un souvenir net des ques-
tions posées au point de vue de notre action militaire,
des réponses que j'y ai faites et de l'intervention de mon
subordonné, le général de Ryckel, sous-chef d'état-major
de l'armée. Seules ces questions militaires paraissent inté-
resser le public et seules aussi, elles ont donné lieu à des
controverses.
Afin de mettre le lecteur à même de se créer une opi-
nion d'après des pièces authentiques, sans peser sur son
jugement, je placerai sous ses yeux mon compte rendu
de 1915, adressé au baron Van der Elst, suivi de celui
des Mémoires du général de Ryckel.
(1) Voir p. 453.
(2) Mémoires du lieutenant général baron de Ryckel, édités à Paris
chez Chapelot et à Bruxelles à la Société anonyme d'imprimerie et
d'édition ce Notre pays », en 1920.
458 Le Flambeau.
Comme le lecteur constatera immédiatement les diffé-
rences inconciliables des deux comptes rendus, je céderai
aussitôt la plume aux assistants encore en vie de la mé-
morable séance et je m'en rapporterai à eux pour indi-
quer où se trouve la vérité.
Compte rendu du Lieutenant Général de Selliers de Moranville (l).
A la suite d'un Conseil des Ministres à portefeuille qui fut tenu sous
la présidence du Roi, les Ministres d'Etat et les Ministres à portefeuille
furent invités, dans la soirée du 2 août 1914, immédiatement après la
remise de l'ultimatum allemand au Gouvernement belge, à se réunir
au Palais du Roi, à Bruxelles, pour y tenir un Conseil de la Cou-
ronne sous la présidence du Souverain.
Le but du Roi en convoquant cette importante assemblée fut de
consulter les représentants les plus autorisés de la Nation au sujet
de la ligne de conduite à suivre en présence de l'ultimatum allemand.
La Belgique devait-elle défendre sa neutralité rar les armes ou céder
à l'injonction de l'Allemagne?
Si l'Assemblée se prononçait pour la défense armée, le Roi pourrait
s'appuyer sur cette manifestation du sentiment national pour donner
pleine autorité aux mesures d'une gravité exceptionnelle nécessitées
par l'état de guerre.
On ne saurait assez le proclamer à l'honneur de la Nation belge, un
accord unanime s'établit très rapidement dans l'assemblée sur l'obli-
gation de remplir nos devoirs internationaux.
Au cours de la séance, les questions suivantes furent posées par
des assistants au lieutenant général de Selliers de Moranville, qui y
fit les réponses également consignées ci-après :
I. — Notre armée pourrait-elle livrer seule une bataille défensive
avec chance d'arrêter l'ennemi?
Réponse. — Non.
II. — Notre armée est-elle complètement prête pour affronter la
lutte?
Réponse. — Non ; la guerre nous surprend en flagrant délit de réor-
ganisation de l'armée; nos cadres d'officiers et surtout d'officiers de
réserve sont encore insuffisants; notre artillerie de campagne est
encore incomplète; nous n'avons pas du tout d'artillerie lourde
(obusiers).
(1) Les questions numérotées I à VI et leurs réponses, ainsi que
les deux paragraphes concernant l'opinion exprimée par le général de
Ryckel, sont la copie du compte rendu que j'ai envoyé ru baron Van
der Elst, le H avril 1915. Seuls les trois premiers et les trois derniers
paragraphes y ont été ajoutés à une date postérieure.
Le Conseil de la Couronne. 459
III. — Notre mobilisation est-elle assurée?
Réponse. — Oui. Pendant les deux derniers mois on y a travaillé
d'arrache-pied. La mobilisation se fera dans de très bonnes conditions
ainsi que la concentration de l'armée mobilisée sur une des positions
militaires étudiées.
IV. — Les places de Liège et de Namur sont-elles en mesure de
résister pendant un certain temps?
Réponse. — Oui. Pendant un mois; leur approvisionnement de
vivres a été calculé sur cette base.
Si les intervalles des forts sont forcés, les forts peuvent se défendre
isolément et se soutenir mutuellement.
V. — La place d'Anvers est-elle en mesure de résister à un siège?
Réponse. — Oui, mais avec le concours de l'armée de campagne
car certains forts sont inachevés, ainsi que l'enceinte, et les troupes de
forteresse sont incomplètes.
VI. — Sur l'invitation du Roi, le lieutenant général de Selliers de
Moranville a exposé les conditions dans lesquelles coopérerait l'armée
belge avec les armées alliées.
Ces conditions étaient:
a) L'armée belge se charge elle-même de la garde et de la défense
des places fortes à l'exclusion des troupes alliées;
b) Notre armée opérerait en liaison et d'accord avec les Alliés,
mais elle ne passerait pas sous le commandement d'un général allié.
Il ne surgit aucun débat concernant les plans de défense du pays.
Questionné à son tour, ou bien spontanément, le général de Ryckel,
sous-chef d'état-major de l'armée, exprima brièvement l'opinion que
notre armée de campagne, aussitôt sa concentration terminée à l'ouest
et à proximité de la position fortifiée de Liège, devait prendre immé-
diatement l'offensive, pénétrer dans les provinces rhénanes et marcher
sur Cologne (?)
Questionné au sujet de l'opinion du général de Ryckel, le lieutenant
général de Selliers de Moranville fit valoir la témérité de pareille
opération, qui exposerait notre armée de campagne à une destruction
prématurée, compromettant du même coup la défense ultérieure de la
position fortifiée d'Anvers, à laquelle son concours serait indispen-
sable si celle-ci était attaquée.
L'illustre assemblée ne posa pas d'autre ques ion au point de vue
militaire. Elle ne voulut pas s'ériger en une sorte de conseil de guerre
appelé à discuter des plans d'opérations militaires; elle se renferma
dans les questions politiques où elle était compétente et s'en rapporta
au haut commandement de l'armée pour ce qui concernait la défense
militaire du pays.
460 Le Flambeau^
Il y eut aussi un long débat au sujet de la réponse à faire à l'ulti-
matum, car on espérait encore faire revenir l'Allemagne sur ses inten-
tions agressives.
L'assemblée prit fin vers minuit après qu'il eut été entendu que les
Ministres d'Etat Van den Heuvel et Paul Hymans, ainsi que M. de
Broqueville, chef du Cabinet, M. Henry Carton de Wiart, Ministre
de la Justice, M. Davignon, Ministre des Affaires étrangères, accom-
pagnés du baron Van der Elst, son secrétaire général, se rendraient
au Ministère des Affaires étrangères pour y élaborer la rédaction
définitive de la réponse belge à l'ultimatum allemand.
Je crois utile de compléter mon compte rendu par la
copie ci-après de l'accusé de réception du baron Van der
Elst :
« Merci, mille fois de votre intéressante note sur les
« séances des 2 et 3 août.
« Deux mots encore :
« 1° A-t-on parlé de promesses ou de précisions en ce
qui concerne le concours de nos futurs alliés? Date
« probable de leur intervention. Importance des forces
amenées à notre secours. Y a-t-il été question de cinq
corps d'armée français qui allaient venir immédiate-
« ment à notre secours?
« 2° Avez-vous eu l'occasion de préciser la durée de la
<( défense d'Anvers? Dans l'ignorance où nous nous
<( trouvions des formidables moyens dont disposaient les
a Allemands, n'a-t-onpas déclaré que la place était impre-
« nable?
<( (S.) L. Van der Elst.
« Le Havre, 15 avril 1915. »
Je répondis à ces questions par une lettre du 22 avril
1915 dont j'ai conservé un résumé. Dans cette lettre j'ai
déclaré me souvenir d'avoir entendu parler de cinq corps
d'armée français prêts à venir à notre secours à bref
délai, et j'y ai émis l'hypothèse que cette nouvelle éma-
nait peut être de M. Klobukowski qui en aurait parlé au
Roi, à M. de Broqueville ou à M. Davignon. Toutefois
Le Conseil de la Couronne. 461
mes souvenirs ne me permettaient à cet égard aucune pré-
cision.
Quant à la durée probable de la résistance de la for-
teresse d'Anvers, j'ai répondu ne pas me souvenir d'en
avoir parlé.
Extrait des tl Mémoires " du Général de Ryckel.
Chapitre IV, p. 286:
A 9 h. 30 l'Assemblée était constituée sous la présidence du Roi.
Le Ministre des Affaires étrangères donne lecture de la note que
lui avait remise à 7 heures du soir, M. de Below-Saleske, Ministre
d'Allemagne.
Bien que cette note soit connue de tous, sa place ici est spéciale-
ment marquée.
(Texte de l'ultimatum allemand).
La lecture terminée il y eut un profond silence; puis une seconde
lecture fut réclamée.
Lorsqu'elle fut terminée, tous les Ministres d'Etat déclarèrent unani-
mement que nous ne pouvions accepter semblable chose.
C'était la guerre et la question était de savoir ce que l'on allait
pouvoir faire.
C'est alors que le chef du gouvernement se tournant vers la gauche,
du côté des généraux, dit:
« C'est aux militaires à nous dire ce qu'Us peuvent faire.»
Le Roi donna la parole au lieutenant général chevalier de Selliers
de Moranville.
Le chef de l'état-major de l'armée fit ressortir que la nouvelle loi
militaire ne pouvait pas encore sortir ses pleins effets; il y avait donc
là une faiblesse d'effectifs, mais que compenseraient en partie l'incor-
poration immédiate du contingent de 1914 et l'enrôlement des nom-
breux volontaires qui affluaient dans les bureaux de recrutement (on
parlait en ce moment de 40,000 engagements). Puis le lieutenant
général préconisa la position de la Velpe, position depuis longtemps
reconnue et étudiée, et pouvant convenir en l'occurence pour s'opposer
à l'invasion.
Contrairement aux errements militaires d'après lesquels les avis
demandés à plusieurs le sont toujours en commençant par le plus
jeune, le chef d'état-major de l'armée avait été amené à donner le
premier son avis.
La parole fut ensuite donnée au général Hanoteau, inspecteur géné-
ral de l'artillerie, qui venait d'être nommé aide de camp du Roi, dans
les circonstances que nous avons relatées. Ses travaux antérieurs,
462
Le Flambeau.
toute sa carrière avaient été consacrés à son arme d'origine. Il n'avait
pas été préparé spécialement à résoudre le problème qui lui était
soumis. Il dut se contenter d'admettre que la position de la Velpe
pouvait être éventuellement et avantageusement occupée. Cette posi-
tion classique connue et reconnue, signalée depuis 1876 (?) dans les
cours de l'Ecole de guerre, ne bousculait aucun principe admis. Elle
ne pouvait donc lui paraître anormale.
Le Roi me donna alors la parole.
Je m'excusai tout d'abord de devoir exposer des idées diamétrale-
ment opposées à celles de mes deux aînés.
Je débutai par la réfutation de la possibilité d'utiliser les hommes de
la future levée ainsi que les nouveaux enrôlés, car il fallait, au moins,
un minimum absolu de six semaines avant de pouvoir utiliser dans les
rangs ces éléments nouveaux.
Je développai ensuite le principe qui est à la base du choix d'une
position de réunion de l'armée. Une telle position doit mettre l'armée
en mesure d'arrêter l'ennemi quelle que soit la direction qu'il suivra,
sans compromettre ses communications avec Anvers. Parmi les posi-
tions de l'espèce, la plus avantageuse est celle qui se trouve la plus
rapprochée de la frontière, parce qu'elle couvre une plus grande éten-
due de pays.
Puis j'exposai le projet d'opérations contre l'Allemagne esquissé
dans le Mémoire sur la défense de la Belgique et qui aboutissait à la
réunion de l'armée sur la Meuse, la vraie ligne de défense de la Bel-
gique contre l'Allemagne.
Je pouvais parler d'abondance de cette partie du mémoire tant elle
m'avait préoccupé depuis le 15 janvier et je terminai par cette phrase
(voir p. 131) :
L'Allemagne considère la Belgique comme ennemie.
Notre armée est réunie en Hesbaye et sur le plateau de Hervé.
L'Allemagne l'attaque; elle se défend.
L'Allemagne la dédaigne; elle marche sur Aix-la-Chapelle.
Je remarquai, ensuite, que, pour des raisons qui n'avaient pas à
intervenir à ce moment, les travaux relatifs à la mise à exécution du
plan de transport jusque sur la Meuse elle-même avaient été inter-
rompus et que conséquemment la mise à exécution du plan, tel qu'il
avait été primitivement conçu, était devenue impossible; mais que
d'autre part la 6ous-commissiqn des transports s'occupait en q)e
moment de la question du transfert de l'armée dans la région de
Tirlemont, d'où l'on pouvait s'efforcer de gagner la Meuse au plus tôt.
La mobilisation allemande avait été décrétée; le 2 août était le
premier jour de la mobilisation et l'on pouvait compter sur l'avance
que nous donnait la nôtre pour espérer arriver sur la Meuse en temps
opportun.
Mon exposé fut long. Je fus, comme on le pense, religieusement
Le Conseil de la Couronne. 463
écouté tant par les membres du gouvernement que par les Ministres
d'Etat.
Quand j'eus terminé, le Roi dit à l'Assemblée:
« Je crois, Messieurs, qu'il ne peut y avoir d'hésitation; nous ne
pouvons que nous rallier à ce plan si savamment étudié. »
L'Assemblée s'occupa alors des termes à employer dans la réponse
à faire à la note allemande.
Finalement les Ministres d'Etat Van den Heuvel et Paul Hymans se
rendaient au Ministère des Affaires étrangères avec M. le Ministre
Davignon et son secrétaire général le baron Van der E!st, pour pro-
céder à la rédaction définitive de la note qui devait être soumise
à Sa Majesté préalablement à sa remise.
A 23 heures, les Ministres d'Etat absents de Bruxelles et rentrés
en toute hâte furent introduits sur l'ordre du Roi ; lecture fut faite
de la note allemande et l'on mit les nouveaux arrivés au courant des
décisions qui venaient d'être provisoirement arrêtées au sujet de la
rédaction de la réponse à faire.
L'Assemblée se sépara à minuit.
*
Les assistants au grand Conseil du 2 août 1914 furent,
nous l'avons dit, au nombre de vingt-trois, non compris
le Roi ; cinq décès se sont produits parmi eux pendant la
guerre, savoir:
MM. Davignon, G. de Lantsheere, baron Greindl,
L. Huysmans et Schollaert.
Dix-huit des assistants sont donc encore vivants et
peuvent se prononcer au sujet de la véracité des deux
comptes rendus qu'on vient de lire.
Consultées par moi à ce sujet et mises en possession de
ces deux documents, ces hautes personnalités ont bien
voulu émettre, par écrit, à leur sujet les appréciations
reproduites ci-après :
Avis des Ministres
Comte de Broqueville.
<( Le compte rendu de la séance historique du
« 2 août 1914 imaginé par le général de Ryckel est en
464 Le Flambeau.
« désaccord complet avec la réalité. Quant aux paroles
« qu'il prête au Roi, nous ne connaissons personne qui
« les ait entendues; elles sont d'ailleurs en contradiction
<( absolue avec les actes du chef suprême de l'armée.
(( Pour le surplus votre exposé relatif aux questions
<( d'ordre militaire est conforme à ce qui fut dit quand
« les généraux furent appelés au Conseil. »
M. H. Carton de Wiart.
M. Carton de Wiart a bien voulu me donner son avis
écrit au sujet des comptes rendus, mais à condition de ne
pas le publier actuellement eu égard à la réserve que lui
imposent ses fonctions de premier Ministre.
Je regrette donc très vivement de me trouver empêché
de reproduire ici son avis.
M. G. Helleputte.
« J'ai le plaisir de vous faire savoir que mes souvenirs
<( concordent avec les vôtres en ce qui concerne l'échange
« de vues relatif aux questions militaires. »
M. Armand Hubert et M. De Sadeleer.
Deux lettres recommandées que j'ai envoyées à chacun
de ces honorables sénateurs sont demeurées sans réponse.
Je ne sais donc rien de leur opinion.
M. Paul Hymans.
Dans un entretien que j'eus avec lui le 2 février 1921,
M. Hymans voulut bien m'exprimer verbalement son
sentiment au sujet des deux comptes rendus, mais il
subordonna la remise de la rédaction que j'en demandais
afin de la publier, à la certitude que les autres Ministres
assistant au grand Conseil de la Couronne m'en remet-
traient une également.
Le Conseil de la Couronne. 465
Plusieurs de ces rédactions m'étant parvenues ou
m'ayant été promises formellement, je revis M. Hymans,
le 23 avril suivant, et lui rappelai sa promesse condition-
nelle; mais il me manifesta le regret de devoir renoncer
à sa première intention parce que, à la suite des négocia-
tions internationales auxquelles il venait de participer, il
s'était trouvé dans la nécessité d'opposer des refus à de
nombreuses demandes de renseignements faites par des
publicistes et avait dû adopter la règle générale et absolue
de décliner désormais tout avis sur les affaires d'intérêt
public auxquelles il avait été ou serait mêlé.
Soucieux de me conformer aux règles de la plus scrupu-
leuse discrétion, je m'abstiendrai, quoiqu'à mon vif
regret, de divulguer l'avis que M. Hymans m'a donné
le 2 février, bien que cet avis ne m'ait pas été exprimé
confidentiellement .
M. Liebaert.
Après une lecture des deux comptes rendus, M. Lie-
baert reconnut l'exactitude de ma rédaction, « pour autant
ajouta-t-il, que je puisse me fier à ma mémoire ».
Peu de jours après, M. Liebaert compléta cet avis verbal
dans la lettre ci-après, datée du 21 février 1921 :
« Ainsi que je vous l'ai dit lors de la visite que vous
<( avez bien voulu me faire, je n'ai que des souvenirs très
« imparfaits de ce qui s'est passé au cours de la séance
(( nocturne du 2 août.
« L'unanimité étant acquise sur le devoir de résistance,
« après des réponses rassurantes données par les repré-
« sentants de l'autorité militaire, j'ai surtout été frappé
« de ce qui s'est dit au sujet des ponts de la Meuse dont
« je connaissais l'importance comme ancien Ministre des
« chemins de fer ; le passage sur la Meuse était, pendant
« ma gestion, le point faible du réseau. Comme on parlait
« de les couper, ce que je trouvais tout indiqué, j'ai sur-
31
466 Le Flambeau.
« sauté en entendant le général de Ryckel dire avec viva-
<( cité : « Ah ! non ! Il faut que nous puissions refouler les
« Allemands chez eux! » (1).
« Je ne me souviens nullement, en dehors de ce point,
« l'avoir entendu exposer un plan de campagne, ni le
« Roi y donner son approbation, même sur ce point
« spécial.
« J'ai aussi dans la mémoire qu'il a été affirmé que
« Liège résisterait pendant six semaines, Namur pendant
(( sept semaines et Anvers indéfiniment.
(( J'attribue ces déclarations, erronément, semble-t-il,
« à M. le général Hanoteau.
« Je ne veux pas mettre un seul instant en doute l'exac-
« titude de votre relation, d'autant moins que les ques-
« tions techniques doivent avoir bien autrement absorbé
<( votre attention que celle des civils. Pour eux, la ques-
« tion dominante, j'allais dire la seule question, était:
«• est-ce la guerre, oui ou non? »
M. Prosper Poullet.
« Je regrette vivement de ne pouvoir vous donner les
« renseignements que vous voulez bien me demander.
« Je suis affligé d'une très mauvaise mémoire. C'est à
<( peine si, saisi de versions différentes d'un incident, je
« pourrais me prononcer entre elles, après avoir entendu
c à mon tour les témoins sûrs de leur fait. »
M. Jules Renkin.
« Sans vouloir entrer dans la discussion des détails, je
« puis attester que votre compte rendu de la séance du
« 2 août est exact dans ses lignes générales. »
(1) Propos à retenir, à titre documentaire, pour la recherche des
responsabilités dans la non-destruction du pont du Val-Benoît à Liéger
étude que je compte publier assez prochainement.
Le Conseil de la Couronne. 467
M. Paul Segers.
« Je ne vois aucune difficulté à vous écrire que mes
« souvenirs sont conformes aux vôtres quant à votre
« exposé relatif aux questions (Tordre militaire. »
M. Van de Vyvere.
M. Van de Vyvere a bien voulu me communiquer par
écrit son sentiment à titre personnel, à condition qu'il ne
soit pas rendu public en ce moment, à cause de la réserve
que lui imposent ses fonctions de Ministre des Affaires
économiques.
Je m'incline devant sa volonté tout en exprimant à
nouveau mon grand regret de priver le lecteur de son
avis.
Comte Woeste.
« Vous avez bien voulu me communiquer quelques
« extraits de l'ouvrage du général de Ryckel relatifs à ce
« qui s'est passé au Conseil de la Couronne tenu dans
« îa nuit du 2 au 3 août 1914 (1).
« Je n'hésite pas à dire que les souvenirs du général
<( de Ryckel le servent très mal.
(( Dans cette séance, on a examiné l'attitude que la
« Belgique avait à prendre en face de l'ultimatum de
« l'Allemagne. Quelques vues ont été échangées à cet
« égard et le Roi a clos le débat en constatant que le Con-
« seil s'était montré unanime.
« Mais aucun débat militaire n'a surgi. Aucun plan
« d'opérations n'a été exposé, ni par le général de
« Ryckel, ni par d'autres généraux, ou approuvé. Seule-
ce ment un membre ayant demandé de quelles forces
« exactes le pays disposait, le général de Selliers les a
« indiquées en exprimant son avis sur la durée éventuelle
(1) Afin d'éviter toute équivoque je déclare que ces extraits sont
la copie intégrale et complète du compte rendu de Ryckel, tel qu'il
est imprimé dans ses Mémoires, (de Selliers.)
468 Le Flambeau.
<( de la résistance des forts de la Meuse et des fortifica-
« tions d'Anvers. Rien d'autre n'a été dit à ce sujet. »
Militaires et Fonctionnaires
Il m'a été communiqué que les lieutenants généraux
jungbluth et Hanoteau, ainsi que le colonel Galet étant
tenus à une réserve absolue, en raison de leurs fonctions
auprès du Souverain, leur sentiment au sujet des comptes
rendus ne pouvait être rendu public.
A vrai dire, je connaissais déjà, sur ce sujet, l'avis du
lieutenant général Hanoteau, mais il va de soi que je ne
puis le divulguer sans son autorisation et celle-ci ne m'est
pas accordée. Quant aux avis de MM. Jungbluth et Galet,
je n'ai pas jugé pouvoir leur demander de me le dire,
même à titre confidentiel.
Baron Van der Elst.
Estime ne pouvoir exprimer son sentiment sur les
comptes rendus. Néanmoins sa lettre du 22 avril 1915,
citée plus haut, semble impliquer son acquiescement à
mon compte rendu.
Pour terminer cette étude de bonne foi, voici mes con-
clusions :
1° Etabli le 14 avril 1915, à la demande du baron Van
der Elst, à une époque rapprochée du Conseil de la
Couronne du 2 août 1914, alors qu'il n'était pas
question de commentaires et de polémiques à ce sujet,
mon compte rendu entraîne la présomption d'avoir été
rédigé à l'abri de toute préoccupation subjective de nature
à entacher son exactitude et sa sincérité ;
2° Cette présomption d'exactitude et de sincérité se
change en certitude à la lumière des témoignages concor-
Le Conseil de la Couronne. 469
dants recueillis jusqu'à ce jour auprès des hautes person-
nalité ayant assisté à ce mémorable conseil ;
3° Le compte rendu du général de Ryckel est un tissu
d'inexactitudes pour ce qui concerne les questions mili-
taires posées devant le Conseil. Ainsi, je n'ai pas soufflé
mot d'une compensation que de nombreux engagements
volontaires allaient apporter au déficit de l'effectif de
guerre de nos régiments; et comment m'aurait-il été pos-
sible de faire état de 40,000 volontaires puisque l'élan de
la population pour accourir dans les rangs de l'armée com-
mençait seulement à se dessiner ! Il n'a pas été question
de la position de la Velpe ou de la Gèthe, ni d'aucun plan
d'opérations militaires. Le général Hanoteau n'a émis
aucun avis. Aucune allusion au plan de transports de
l'armée n'a été faite. Le général de Ryckel a exprimé
son idée d'offensive sur Cologne sous la forme d'une
boutade et nullement d'un long et savant exposé, et le Roi
n'a formulé à ce sujet ni approbation ni désapprobation ;
4° Ma version du Conseil de la Couronne tenu le 2 août
1914 est désormais acquise à l'histoire.
Lieutenant général de Selliers de Moranville.
Trois étapes de la littérature grecque moderne
Ange Vlachos, Jean Condylakis, Constantin Hadjopoulos
La littérature grecque contemporaine est mise très haut
par ceux qui la connaissent. Quand tout récemment
l'Université de Harvard a publié le premier volume de
la traduction anglaise de Kosti Palamas, la critique amé-
ricaine a qualifié celui-ci de premier poète de l'Europe,
et il en est incontestablement un des premiers. A côté
de lui il faut nommer Drossinis, Malakassis. Hadjopou-
los, Gryparis, Porphyras, Sitzilianos, Eftaliotis, Polemis,
Skipis, tous poètes de valeur, très différents les uns des
autres, ayant chacun une personnalité nettement mar-
quée. Le poète satirique Souris qui publiait à lui tout
seul un journal hebdomadaire en vers, égalait sans con-
teste en verve et en sens artistique Raoul Ponchon et le
dépassait par son abondance et la variété des sujets qu'il
traitait. Tous les noms cités et j'aurais dû en ajouter
cinq ou six autres, notamment ceux de Pallis et de Pro-
vélenghios. sont ceux de poètes arrivés à l'âge mur. La
production poétique de la jeune génération pleine de pro-
messes est encore plus abondante. La Grèce est incon-
testablement celui des petits pays d'Europe où la poésie
est la plus vigoureuse et la plus variée. Je devrais en
dire autant sinon du roman, du moins de la nouvelle.
On citerait aisément dix auteurs dont les contes mérite-
raient d'être traduits en français, comme ils l'ont été en
anglais, italien ou espagnol.
Un autre genre plus éphémère, mais qui a été cultivé
en Grèce avec un bonheur singulier, est la chronique.
Tous les journaux athéniens ont dans leur état-major un
Trois étapes de la littérature grecque moderne. 471
ou deux chroniqueurs, recrutés parmi les hommes de
lettres de tout premier plan ; grâce à eux ils ont conservé
un cachet littéraire qu'on chercherait en vain dans la
presse quotidienne d'autres pays à l'exception de la
France.
Le développement du théâtre grec a été handicapé par
l'absence de scènes subventionnées et par la plaie, sévis-
sant aussi en Italie, du comédien- directeur et de la troupe
mobile. Mais cependant on donne à Athènes vingt à trente
pièces nouvelles par an et si l'on fonde un jour un théâtre
international, on ne saurait sans injustice exclure du
répertoire les œuvres de cinq ou six dramaturges hellènes
et notamment celles de Xénopoulos et de Mêlas.
Malheureusement toute cette floraison est pour le
public international comme si elle n'existait pas. Raris-
simes sont les étrangers qui lisent le grec moderne et les
Grecs eux-mêmes ont négligé de faire systématiquement
connaître un des aspects les plus encourageants de leur
pays.
Cela est d'autant plus affligeant qu'il n'en fut pas
toujours ainsi. Il y a une quarantaine d'années, rien
qu'en français on publiait une histoire de la littérature
grecque moderne (par A. Rangabé), un ouvrage consa-
cré aux poètes grecs (par Mme Adam). Des drames, des
romans, des nouvelles étaient traduits, commentés, voire
représentés par Mme Adam, le marquis Queux de Saint-
Hilaire, Mézières, Gidel et d'autres hellénisants. Et ce
qui se passait en France se produisait aussi en Allemagne
et en Italie.
Depuis quarante ans, c'est-à-dire depuis justement que
la littérature néo-grecque, affranchie des entraves du
pédantisme, a pris son essor, le silence ne fut interrompu,
à de rares intervalles, que par de bons mais trop succincts
ouvrages, tels la Littérature néo-grecque, de Philéas
Lebesgue.
Même au cours de ces dernières années où Ton a tant
472 Le Flambeau.
parlé, en bien et en mal, de tant d'aspects de la Grèce
moderne, on a oublié la littérature.
Une réaction cependant se dessine. Sans parler des
chroniques que l'infatigable Philéas Lebesgue donne
sous le pseudonyme d'Asteriotis, dans le Mercure de
France, M. Clément, professeur au lycée de Nice, met
la dernière main k une traduction d'un choix d'oeuvres
de Costis Palamas et M. Hubert Pernot, professeur à la
Sorbonne, va faire paraître un choix de poésies néo-
grecques. D'autre part, M. Louis Roussel publie dans les
revues de langue française qui paraissent à Athènes, des
études, singulièrement perspicaces, sur nos principaux
poètes ou prosateurs.
Mais, même quand ce que les hellénisants français ont
en portefeuille aura vu le jour, on sera loin d'avoir
une idée complète de la littérature néo-grecque.
A défaut d'une œuvre d'ensemble, une esquisse de
l'évolution très curieuse qu'a subie cette littérature au
cours des soixante dernières années mériterait d'être
tracée. Ce travail, je n'ai pas, simple économiste, la com-
pétence pour le faire. Mais le hasard a voulu qu'au mois
d'août dernier, trois hommes représentatifs de trois écoles,
et même de trois époques, à savoir Ange Vlachos, né à
Athènes en 1838; Jean Condylakis, né en Crète en 1859;
Constantin Hadjopoulos, né en Étolie en 1869, soient
morts presque simultanément. On a pensé qu'un aperçu
un peu complet de leur vie et de leur œuvre pourrait
dans une certaine mesure remplacer l'esquisse générale
dont on déplore l'absence.
Ange Vlachos.
Par Ange Vlachos, né au début de 1838, et qui débuta
dans les lettres dès les bancs du collège (ses premiers
essais datent de 1852), nous touchons à la Grèce du roi
Othon.
Trois étapes de la littérature grecque môâerne. 473
Le mouvement littéraire de cette époque s'explique
historiquement. Le royaume grec venait d'être fondé;
mais à cinq siècles d'esclavage, « sous le plus stupide et
le plus cruel des tyrans » (comme écrivait en 1812
Chardon de la Rochette), avait succédé une guerre de
près de dix années. La moitié de la population avait péri,
toutes les villes et presque tous les villages étaient incen-
diés. Un désert sauvage est un « bouillon de culture »
peu propre à la germination littéraire. Heureusement
tout un essaim de jeunes gens, dont plusieurs apparte-
naient à la noblesse phanariote, avaient pu faire des études
à l'étranger. Ils souffraient d'entendre dire que la Grèce
moderne était dégénérée, ils brûlaient de compléter l'œu-
vre des Canaris et de Botsaris, en dotant leur pays non
seulement d'une bonne administration, mais d'une bonne
littérature. Tout en servant comme fonctionnaires, diplo-
mates, professeurs ou même officiers, ils s'employèrent
à faire connaître les chefs-d'œuvre des littératures
antiques ou modernes et à créer des œuvres originales
dans tous les genres.
C'est ainsi qu'en moins de trente ans, Dante, Molière,
Goethe et tous les romanciers ou poètes contemporains
furent traduits, tandis que simultanément paraissaient des
drames, des comédies, des poèmes épiques, des vers
lyriques et satiriques, des nouvelles, des romans origi-
naux.
L'enthousiasme avec lequel on travaillait était d'autant
plus méritoire que, comme je le disais tout à l'heure,
ces auteurs avant de servir la Muse servaient l'Etat, sou-
vent dans les postes les plus absorbants et les plus éloi-
gnés en apparence de la littérature. C'est ainsi que Ré-
nieris et Kalligas, qui furent successivement gouverneurs
de la Banque Nationale de Grèce et qui laissèrent une
œuvre historique considérable, ne négligèrent pas de tra-
duire ou d'écrire des romans.
La fierté nationale à l'occasion de cette renaissance
474 Le Flambeau.
littéraire fut grande. Alexandre Rangabé, qui en fut le
principal ouvrier, pouvait dans son histoire de la litté-
rature néo-grecque, se vanter qu'en trente ans, la Grèce
avait vu refleurir tous les grands genres littéraires et
sous presque toutes les formes. S'il écrivait aujourd'hui
il se montrerait plus modeste; à l'exception des poèmes
lyriques ou satiriques et surtout des vers écrits en langue
démotique par les poètes ioniens (Solomos, Valaoritis,
Lascaratos, etc.), peu d'oeuvres littéraires et surtout peu
des drames et des romans éclos sous le règne du roi
Othon ont survécu.
La chose s'explique : si, comme disait Dumas fils, il
ne suffit pas d'aimer bien sa mère pour être bon auteur
dramatique, il ne suffit pas non plus d'aimer beaucoup
sa patrie pour produire à la fois des vers, des drames et
des romans et pour cultiver toutes les formes de chacun
de ces grands genres. Cela est d'autant moins facile —
si richement qu'on soit doué par la nature, — quand on
doit commencer par consacrer six à sept heures par jour
à de graves besognes administratives et quelques autres
à traduire des chefs-d'œuvre étrangers. L'inspiration a
besoin de recueillement et de loisirs et, d'autre part, le
travail de traduction, s'il assouplit le talent, profite peu à
l'originalité.
Ajoutez à cela que nos littérateurs, au lendemain de la
guerre de l'Indépendance, s'ils connaissaient trop bien
les étrangers, admiraient aussi trop leurs ancêtres. Dans
leur zèle de les égaler, ils les imitaient servilement;
leurs poèmes s'inspiraient trop de Byron; leurs tragé-
dies étaient trop souvent des travaux de bibliothèque. Par
dessus tout, poussés par le désir d'épurer le grec parlé,
ils arrivèrent à écrire une langue artificielle, tout à fait
impropre à des œuvres vivantes et qui, au demeurant,
avait avec le grec classique des ressemblances pure-
ment extérieures : « une langue assez bizarre, disait Pros-
Trois étapes de la littérature grecque moderne. 475
per Mérimée ( 1 ) dont Démosthène reconnaîtrait tous les
mots, mais que probablement il aurait peine à com-
prendre. »
Il va sans dire que ces réserves n'enlèvent rien au
mérite vraiment peu ordinaire des hommes de 1830-1870 ;
tout d'abord de leur immense labeur ils ne pouvaient
espérer que des satisfactions toutes morales; il était bien
rare qu'ils couvrissent leurs frais d'édition. Ensuite, s'ils
traduisaient tant, ce n'est pas qu'ils fussent incapables de
rien tirer de leur cru, c'est qu'ils jugeaient nécessaire
d'initier les masses de leurs compatriotes, lisant difficile-
ment le grec antique et les langues étrangères, aux chefs-
d'œuvre littéraires. Enfin, sous le plus beau ciel du
monde, n'est-ce pas de l'héroïsme que de ne jamais con-
naître la douce flânerie et les plaisirs mondains et de ne
quitter son bureau ou sa chaire que pour s'enfermer
dans son cabinet, dans la seule ambition de montrer que,
même au point de vue littéraire, on avait eu raison de
faire confiance à la Grèce moderne.
Nos observations tendent uniquement à expliquer les
raisons pour lesquelles, tandis que l'œuvre restreinte
mais originale des poètes démotistes reste intacte, les
littérateurs phanariotes s'imposent plus à notre souvenir
par leur laborieux patriotisme que par leur œuvre. Cela
est vrai aussi dans une certaine mesure d'Ange Vlachos
qui fut en vérité le dernier représentant de leur école.
Comme Alexandre Rangabé auquel on l'a si souvent
comparé, il fut diplomate, ambassadeur, député et minis-
tre. Mais toutes ces fonctions, qu'il remplissait avec une
conscience dont on n'a pas idée, ne l'empêchaient pas
de cultiver les lettres; ainsi quand de 1875 à 1882, époque
où la question d'Orient flambait, il était secrétaire géné-
ral des affaires étrangères, il avait tant à travailler qu'il
(1) Préface aux Contes et Poésies de la Grèce moderne, par Marino
Vréto (Paris, 1855).
476 Le Flambeau.
était obligé de déjeuner à la hâte dans son bureau; il
trouvait tout de même le temps — à défaut de produc-
tions originales — de traduire un roman par an.
Comme Rangabé il cultiva tous les genres littéraires :
drame, comédie, poésie lyrique, poésie satirique, nou-
velle, roman ; comme Rangabé il traduisit inlassablement
et avec une égale compétence les chefs-d'œuvre des prin-
cipales littératures européennes, à l'exception des litté-
ratures slaves, et les chefs-d'œuvre de l'antiquité clas-
sique. Ne se limitant pas aux belles-lettres, il écrivit
comme lui des travaux sur l'antiquité, entre autres sur
les poèmes homériques, et il couronna son œuvre de
traducteur par d'admirables dictionnaires et des chresto-
mathies néo-grecques.
On a remarqué que l'œuvre de Rangabé égale en éten-
due et en variété, sinon en génie, l'œuvre de Voltaire; on
pourrait dire la même chose de celle de Vlachos.
J'ai hâte d'ajouter que, s'il a eu une vie politique et
littéraire analogue à celle de Rangabé. s'il a été son
continuateur à bien des égards, il n'a pas été son imita-
teur. Leurs deux tempéraments présentaient des diffé-
rences profondes. Rangabé était essentiellement com-
prëhensif et adaptable; avec peu d'idées préconçues,
c'était un amateur dans le meilleur sens du mot. Vlachos
allait plus au fond des choses ; mais il manquait de sou-
plesse. A bien des égards et par ses rares qualités et par
certains défauts, il rappelle Brunetière; un Brunetière
qui, ne se bornant pas à la critique, aurait fait du théâtre
et des vers destinés, en particulier, à servir d'illustrations
et de pièces à l'appui de ses démonstrations.
La place manque pour analyser les quarante ou cin-
quante volumes que Vlachos laisse derrière lui. Rappe-
lons que ses comédies furent étudiées, il y a déjà cin-
quante ans, par le marquis Queux de Saint-Hilaire dans
Y Annuaire de la Société des Etudes grecques, et recon-
Trois étapes de la littérature grecque moderne. 477
naissons qu'il n'a pu éviter beaucoup des faiblesses
reprochées plus haut à son école.
Mais, écrivant dans ce Paris où l'on s'intéresse parfois
plus aux étrangers qui se servent de la France qu'à ceux
qui la servent, je ne saurais passer sous silence les services
rendus par Ange Vlachos aux lettres françaises. A l'âge de
vingt ans, il débutait par des traductions de George
Sand et de Lamartine; à plus de quatre-vingts, infirme
et presque aveugle, il traduisait Molière. Dans l'inter-
valle, il mit en grec une trentaine de pièces de théâtre,
une dizaine de romans, le cours de littérature dramatique
de Saint-Marc-Girardin, que sais-je encore! Tous ses
modèles n'étaient pas d'égale valeur, mais le soin qu'il
apportait à les traduire ne variait pas. Il écrivit même
des pièces originales en français et par-dessus tout publia
un dictionnaire grec-français, qui reste par la conscience,
la variété et l'exactitude, un chef-d'œuvre et qui con-
tribue grandement, encore aujourd'hui, à faciliter la dif-
fusion du français en Grèce.
Jean Condylakis.
Rangabé et Vlachos, tant comme ministres que comme
écrivains, s'employèrent en vain à la création d'une
Académie hellénique à Athènes. Ils y auraient sans doute
représenté l'un le parti des ducs, l'autre les héritiers de
MM. Villemain et Guizot; mais il est possible que, si
cette institution une fois fondée avait pris modèle sur
ses aînées, elle aurait laissé dans les cafés de la Plateia
tou Syntagmatos (place de la Constitution) et les bureaux
de rédaction, un autre écrivain que les historiens de la
littérature néo-grecque mettront sans doute très haut:
Jean Condylakis; occupons-nous un peu de lui.
Jean Condylakis naquit en Crète il y a environ soixante
ans. Sa jeunesse subit le contrecoup des incessantes révo-
478 Le Flambeau.
lutions contre le Turc, dont l'une, celle de 1866-1869, fut
particulièrement longue, glorieuse et sanglante.
Porté vers les lettres, il fut forcé de quitter assez vite
son île natale. Il vint naturellement à Athènes; mais à
l'époque le royaume grec ne comptait pas même deux
millions et demi d'habitants; la grande majorité des
Grecs vivait sous le joug turc; la censure des Sultans,
voyant partout des allusions, ne leur laissait guère l'occa-
sion de lire des œuvres imprimées dans la Grèce libre,
fussent-elles des œuvres d'imagination.
Cela faisait un public très restreint et incapable de
nourrir des hommes de lettres. Ceux-ci avaient le choix
entre un emploi public et le journalisme. Ce dernier avait
leurs préférences, car il leur laissait les coudées plus
franches et les mettait à l'abri des vicissitudes poli-
tiques. C'est ainsi que non seulement nos prosateurs,
mais nos plus grands poètes, Palamas et Drossinis en
tëtt, débutèrent dans la presse. C'est ainsi également
que la chronique est devenue un genre littéraire, dont,
comme je le disais au début, on ne trouverait l'équivalent
que dans la presse parisienne.
Condylakis y excella. Pendant plus de trente ans, il
publia une chronique par jour signée d'abord Jean sans
Terre (allusion à son impécuniosité), puis Le Passant.
Jusqu'en 1910, le gros public ne le connut que sous ces
pseudonymes qui lui valurent d'ailleurs une très grande
réputation. Presque toujours il se bornait à décrire les
choses qu'il avait vues au passage, d'où son « nom de
plume », et à noter les réflexions qu'elles lui avaient sug-
gérées. Il y avait dans ses remarques beaucoup de psy-
chologie, non moins de scepticisme, une haine du Turc
bien naturelle chez un Cretois et, pour compléter ce
curieux mélange, un grand nombre de renseignements
historiques, scientifiques et médicaux.
Ceux-ci étonnaient assez au premier abord, car s'il
Trois étapes de la littérature grecque moderne. 479
suffit d'un esprit fin pour faire un bon psychologue et
si un cynisme à la Ménippe n'étonne pas chez un bohème
admirateur de Lucien, on était surpris de trouver des
connaissances aussi variées et aussi solides chez un
homme passant au café ses nuits et la plus grande partie
des heures où il était éveillé pendant le jour. J'ai noté
un étonnement semblable chez beaucoup de personnes
entrées en contact avec Jean Moréas, de qui la façon de
vivre rappelait singulièrement celle du Jean-Sans-Terre
crétois, sauf que ce dernier n'avait aucune prétention à
l'élégance. La vérité est que, comme Moréas, Condy-
lakis avait fait de fortes études et, malgré les apparences,
trouvait le temps de lire beaucoup.
En tout cas, dénué de préjugés, foncièrement bon, vrai-
ment instruit, remarquablement intelligent, il arrivait à
faire de ses chroniques des petits bijoux d'un bon sens
original, artistique et fin, qui n'avaient rien du bon sens
bourgeois et peu soigneux dans la forme des héritiers de
Francisque Sarcey.
On l'a bien vu quand, il y a trois ou quatre ans, on
s'est avisé de réunir en volume un choix de ces chro-
niques; malgré les années elles n'avaient pas vieilli.
Combien de chroniqueurs en Grèce ou ailleurs subiraient
avec succès une pareille épreuve?
La réunion en volume de certaines chroniques de Con-
dylakis correspond à un grand mouvement d'édition qui,
à partir de 1905, se manifeste en Grèce et qui correspond
au surplus à deux événements très importants pour les
lettres néo-grecques: 1° le nombre des lecteurs s'est beau-
coup accru; 2° les classes cultivées, accaparées jusqu'ici
par les littératures étrangères, commencent à s'occuper
de la leur.
Trouvant un éditeur, Condylakis fit paraître, coup sur
coup, une traduction en grec moderne des œuvres com-
plètes de Lucien, plus un roman : Patouhas, deux longues
480 Le Flambeau.
nouvelles: Quand j'étais instituteut et Premier amour, et
quelques contes.
Cette partie de l'œuvre de Condylakis est purement
Cretoise; héros, paysages, mœurs, dialecte même (dans
le dialogue) tout est crétois. Son cadre se borne aux
années 1865-1885, celles des avant-dernières luttes contre
la domination turque. L'auteur s'est limité à cette pé-
riode, non pour le pittoresque très réel qu'elle pouvait
offrir, mais parce qu'elle correspond aux années qu'il a
lui-même passées en Crète. Il décrit ou, pour mieux dire,
raconte uniquement ce qu'il a vu. Jamais romans ne se
sont plus rapprochés de simples récits ; on sent que l'au-
teur écrit comme s'il racontait à des amis. Certes ni la
nature, ni les mœurs ne le laissent indifférent. Mais il
peint l'une et les autres en quelques traits, comme en
passant et pour mieux expliquer et situer son récit. Ceci
donne naturellement à ses romans un charme 'incompa-
rable. Des puristes, car le grec démotique a comme la
catharevoussa ses puristes, ceux qu'un critique italien
illustre, Tommaseo (1), appelait un peu cruellement ses
pédants, des puristes, dis-je, ont reproché à Condylakis
de mêler au grec parlé des expressions empruntées à la
langue livresque. Mais si regrettable que soit la chose,
il est incontestable que cent ans d'efforts pour retourner
au grec ancien ont fait qu'en Grèce tous les citadins qui
sont allés à l'école mêlent au grec parlé une foule de
mots empruntés au vocabulaire puriste auxquels ils con-
servent des types grammaticaux antiques (par exemple,
la troisième déclinaison, ou le datif) disparus de la langue
populaire. Condylakis, qui écrit exactement comme il
parlait, en use de même; si bien que la « dimorphie lin-
guistique » qu'on lui reproche ajoute plutôt au naturel
de son récit. Ce que je lui reprocherais, c'est que, comme
(1) Celui-ci parlait des « Pedanti délia lingua volgare ».
Trois étapes de la littérature grecque moderne. 481
beaucoup de charmants causeurs, il finit à la longue par
se fatiguer de son récit; les dernières parties de ses
romans sentent l'improvisation, ce n'est que quand il
arrive tout à fait au dénouement qu'il se retrouve.
Ce défaut grave, il est vrai, est amplement racheté par
de rares qualités, j'en ai déjà signalé deux, le naturel et
la vérité; il les possède à un degré qui donne de l'agré-
ment à tout ce qu'il décrit. Rien ne fait longueur, que ce
soient les préparatifs compliqués d'un festin rural ou les
vacances au cours desquelles un jeune Cretois se trans-
forme d'écolier en chasseur. De plus, tous ces tableaux
de la vie agreste sont d'une exactitude et d'une sobriété
admirables. Un exemple entre mille: .
« A ce moment ils entendirent derrière eux des pas
précipités et ils durent s'écarter pour laisser passer un
âne chargé de sarments; l'animal disparaissait tout entier
sous leur masse, il avait l'air d'un énorme porc-épic. Ce
buisson mouvant, qui passait avec peine dans la rue
étroite, les racla rudement au passage et disparut dans
un bruissement, faisant pleuvoir sur son passage les
pierres sèches qu'il arrachait au murs. »
Les descriptions schématiques de vues de la Crète
seraient aussi à citer. A les lire, on évoque involontaire-
ment les plus beaux modèles antiques.
Condylakis possède aussi à un haut degré une qualité
bien rare chez les conteurs qui, comme lui, brillent sur-
tout par le naturel ; c'est l'originalité. Les personnages,
les aventures auxquelles ils sont mêlés, vrais les uns et
les autres, n'ont rien de banal.
Voici d'abord le principal personnage de son grand
roman. II s'agit d'un jeune Cretois qui, battu par l'insti-
tuteur désespérant de rien lui apprendre, se réfugie dans
les bergeries que possède son père à la montagne. Il n'en
revient qu'au bout de plusieurs années, quand on pense
que l'âge est venu de l'établir. M. Roussel, qui a consacré
32
482 Le Flambeau.
au roman de Condylakis une excellente étude (1), ré-
sume le personnage comme suit :
« Le caractère du principal personnage, Manolis (sur-
nommé Patouhas à cause de ses pieds énormes) est vrai-
semblable, et très exactement analysé. Manolis enfant n'a
pu apprendre une lettre de l'alphabet. 11 est de ces êtres
rustiques, qui ne peuvent se faire à la civilisation. Il n'est
pas sot, c'est un excellent berger (et n'est pas berger
qui veut). Mais hors ses bêtes, son laitage et sa vie de
rustre, il ne sait rien, il ne veut rien apprendre. Il est
tout près de la nature et de l'animalité. Il parle aux
bêtes, à ses chiens, comme nous parlons à nos amis;
il ne leur dit pas ce qui lui arrive d'humiliant.
« L'écho de la vallée est pour lui la voix du petit pâtre
Thodoris, pétrifié pour avoir volé des chèvres. Le vieux
mythe de la nymphe Echo est remplacé là par un mythe
assez semblable, mais tel que pouvaient le créer des cer-
velles de pâtres.
« Il y a chez Patouhas beaucoup de cette timidité et
même de cette lâcheté du sauvage, et de l'homme qui a
très peu vécu avec les hommes. Prompt à la colère, il
perd contenance quand on lui résiste; devant le fusil de
Stratis, il est saisi d'une peur indigne et se cache derrière
Piyo comme un enfant. Il fuit sans honte comme un pri-
mitif.
<( La puberté chez le demi-sauvage est très finement
analysée. Le petit pâtre ne se rend pas compte du travail
qui s'opère en lui ; il ne se demande même pas s'il désire
quelque chose. Ce sont les animaux qui l'instruisent.
« Du bouc son regard descendait vers les chèvres, qui
avec un désir de coquetterie, dirigeaient vers ce sultan
(le bouc) leurs regards stupides. Et le jeune homme, sou-
pirant de nouveau réfléchissait: « Ah!... s'il pouvait lui
aussi être un bouc... »
(1) Revue de Grèce, n<> de juin 1919.
Trois étapes de la littérature grecque moderne. 483
« Pas d'amoureux plus disgracieux, plus maladroit,
plus ridicule. 11 est incapable de trouver un mot aimable
pour Piyo. C'est elle qui doit faire les frais, et entretenir
une conversation languissante. Ses marques d'amour
sont d'une brutalité très bien trouvée: il soulevait des
pierres énormes, et venait les porter devant Marie, tribut
de la force à la beauté. » »
Le travail que font l'amour et le contact des hommes
dans cette âme toute rustique, les sentiments d'amour
qu'il fait lui-même naître ne sont pas moins curieusement
observés.
Même originalité d'observation et d'analyse dans Proti
Agapi, titre qui n'a pas en grec la banalité de son équi-
valent littéral: Premier amour. C'est pendant la Révolu-
tion de 1866-1869. Les paysans de la côte se réfugient
dans la montagne. Ils vivent « les uns sur les autres ». Un
garçonnet de 5 ans fait la joie de Vanghélio, belle jeune
fille de 20 ans. Elle joue avec lui,- le porte dans ses
bras, l'embrasse tout le temps. L'enfant devient vérita-
blement amoureux délie, ce n'est qu'à elle qu'il obéit,
et ses baisers sont la seule récompense qu'il réclame. Il
déclare qu'il veut l'épouser, fait des scènes de jalousie à
Jean son fiancé, reproche à sa propre mère « de l'avoir
mis au monde trop petit ». Chacun s'amuse de ce sen-
timent; dans les fêtes populaires où l'échange de vers
tendres ou ironiques joue un grand rôle, on adresse à
Ghiorghi des distiques sur ses prétentions disproportion-
nées à son âge; d'autres lui soufflent des réponses éga-
lement en vers. Il ies déclame avec fierté comme si elles
étaient de lui. Tout le monde s'amuse, mais lui se prend
au sérieux ; il se désespère quand il voit Vanghélio danser
avec Jean ; il est ivre de joie quand elle abandonne son
danseur pour venir l'embrasser. Bref, tout enfant, sans
soupçonner l'amour, il en connaît toutes les joies et toutes
les peines.
484 Le Flambeau.
La révolution de 1866 terminée, on l'envoie à l'école,
il ne revoit Vanghelio que pendant ses vacances. Mais il
continue à i 'aimer du même amour inquiet, farouche et
"d'autant plus plein de vagues espérances que les fian-
çailles de la jeune fille sont rompues. Elle, cependant,
avec tout le village, continue à s'amuser d'un sentiment
qui semble si ridiculement précoce. Mais les années
passent, l'enfant a 13 ou 14 ans, et un été quand il
revient, Vanghelio qui va l'embrasser comme de cou-
tume devant tout le monde, rougit et se borne à lui cares-
ser les cheveux, Ghiorghi, très innocent encore, ne com-
prend rien à sa froideur ; il se désespère, fait presque une
maladie et quand il rencontre Vanghelio dans l'olivette,
il lui fait une scène si violente que pour l'apaiser elle le
prend comme autrefois sur ses genoux, et se met à l'em-
brasser; mais elle a 30 ans, son célibat la fait brûler
d'ardeurs insoupçonnées, lui-même sent soudain s'éveil-
ler en lui l'homme et ils se séparent brusquement, épou-
vantés. Cependant l'ignorance de l'éphèbe est encore si
grande, ia différence d'âge si considérable, que les choses
seraient peu graves si la malveillance villageoise ne s'en
mêlait. Les commères accusent la vieille fille d'être
pyrini (de feu), de chercher à débaucher des éphèbes;
la mère de Ghiorghi prend peur, on envoie le garçon
tantôt étudier à la ville et tantôt chasser dans la mon-
tagne. Rien n'y fait, Ghiorghi passe son hiver à écrire
à Vanghelio des lettres d'amour qu'il ne lui envoie pas,
car elle ne sait pas lire; et qu'il lui lit, Tété venu, tandis
qu'elle l'écoute en pleurant. L'amour continue, mais il
change de nature. Ghiorghi est déjà presque un homme,
il désire Vanghelio, mais en même temps il trouve qu'elle
a la larme trop facile et compare sa maturité desséchée
aux grâces épanouies d'une jeune voisine blonde. Quant
à Vanghelio, c'est elle qui aime cette fois chastement,
elle se rend compte de l'immense différence d'âge et
Trois étapes de la littérature grecque moderne. 485
son amour, pour devenir plus profond, devient quasi
maternel ; elle souffre d'autant plus des quolibets dont on
l'accable, leur intrigue la rend la fable du village et,
acculée à une situation sans issue, rongée d'ailleurs par
la maladie, elle se suicide.
Je crains que dans ce bref résumé, il ne soit pas resté
grand'chose de la profondeur et de l'acuité de l'analyse
du conteur et psychologue crétois. Une traduction résu-
mant peut-être un peu la nouvelle y réussirait évidemment
mieux. Proti Agapi mériterait certainement cet honneur,
j'en dirai autant de Quand fêtais instituteur, l'autre nou-
velle de Condylakis, qui finit elle aussi par un suicide.
Ces fins tragiques ne doivent cependant pas faire ran-
ger Condylakis parmi les auteurs qui systématiquement
<( broient du noir ». Comme je l'ai dit, avant tout il
peint la vie et la vie n'est jamais uniforme. Aux événe-
ments les plus dramatiques se mêlent quotidiennement
des caractères et des épisodes comiques ou divertissants
et l'auteur ne manque pas de les cinématographier. A
cet égard, les nouvelles tragiques de Condylakis rap-
pellent certains romans de Dickens ou de Daudet (tel
Jack) ; avant d'arriver au dénouement, le lecteur sourit
souvent. C'est également certains romans de Dickens ou
de Daudet (Pickwick ou Tartarin) que, par la drôlerie
des aventures, la fantaisie et la véracité des épisodes, la
vérité un peu haute en couleur des caractères secon-
daires, l'amusante description des mœurs locales, rappelle
Patouhas. Je tiens d'ailleurs à marquer que les compa-
raisons avec des auteurs étrangers sont mises, ici et ail-
leurs, pour donner au lecteur étranger une idée un peu
plus tangible de l'œuvre grecque; elles n'impliquent ni
imitation ni copie. Condylakis ne s'inspirait de personne,
il racontait tout bonnement à ses amis d'Athènes ce qu'il
avait vu dans son île natale.
486 Le Flambeau,
Constantin Hadjopoulos.
Constantin Hadjopoulos, naquit en 1869 à Agrinion,
ville d'Ëtolie située a quelques lieues à peine de Misso-
longhi qui devait donner coup sur coup à la Grèce d'au-
jourd'hui ses trois plus grands poètes: Palamas, Drossi-
nis et Maiakassis, comme elle lui avait donné les plus
grands hommes d'Etat de la génération précédente: Tri-
coupis et Déligeorges. Il semblerait que cette petite ville,
célèbre par un siège héroïque, tienne à montrer depuis
cent ans, que Byron n'est pas mort en vain pour elle.
Hadjopoulos vint faire son droit à Athènes, il y fit sur-
tout des vers. Après avoir exercé peu de temps comme
avocat dans sa ville natale et fait plus que son devoir
pendant la guerre de 1897, il rentre dans la capitale et
se voue aux lettres. Il y publie deux volumes de vers et
fonde une revue, dont le titre: l'Art (Techni) disait les
aspirations. C'est probablement la première revue vouée
à la littérature pure qui ait paru en Grèce et qui fut en
même temps écrite entièrement en grec démotique. Son
influence fut immédiate et considérable. Mais Hadjopou-
los était un caractère inquiet, il n'a pas la patience
d'attendre que la Techni prenne racine et un beau matin
part pour l'Allemagne. ïl s'installe aux environs de Mu-
nich, épouse une jeune artiste finlandaise et consacre
quatorze ans à faire connaître de loin à ses compatriotes
Goethe, Karl Marx et les littératures Scandinaves.
En 1914, il revient à Athènes pour prendre la direction
du parti socialiste grec ; mais les lettres l'arrachent aus-
sitôt à la politique. Il publie, coup sur coup, des traduc-
tions, un volume de vers marquant une transformation
de son talent, puis, lui qui jadis évitait la prose, un roman
et plusieurs nouvelles: un ou deux volumes par an. La
guerre elle-même, au cours de laquelle il devient chef de
la censure, n'interrompit pas sa production. Il semble en
Trois étapes de la littérature grecque moderne. 487
pleine forme quand, à 50 ans, au cours d'un voyage il
meurt à Brindisi, d'une rupture d'anévrisme.
Vlachos, c'était l'eupatride que sa nature porte vers
les lettres, mais que sa position sociale aiguille vers la
diplomatie et la politique. Condylakis était le littérateur
rivé par la pauvreté à la table d'un bureau de rédaction.
Hadjopoulos, appartenant à la petite bourgeoisie, à qui
son nom ne confère ni privilèges ni obligations, qui n'a
pas besoin de journal pour vivre, est l'homme de lettres
pur.
Voyons ce. qu'il a donné:
« Traduire un poète, disait Henri Heine, c'est empail-
ler un clair de lune. )> Je m'en rends compte rien qu'en
voulant traduire les titres des premiers recueils de Hadjo-
poulos: Ta traghoudia tis érimias (Les chansons de la
solitude), Ta eleghia kai ta idyllia (Les élégies et les
idylles). En grec ils sont évocateurs et charmants, la tra-
duction les montre affectés et banals. Que serait-ce si
j'essayais de mettre en français les premières poésies de
Hadjopoulos? Cela serait d'autant plus impossible
qu'elles valent surtout par leur musicalité. Ce qui fait
leur mérite, fit aussi à l'époque où elles parurent leur
grande originalité. Les Parnassiens avaient fait école à
Athènes; Hadjopoulos leur oppose le vers libre. Il se
distingue aussi des poètes qui puisaient plus directement
leur inspiration dans le sol hellène et qui ont de commun
avec lui l'amour de la vie champêtre et pastorale; ceux-
ci, continuateurs des chants Klephtiques, restaient fidèle-
ment asservis aux mètres de la poésie populaire; de plus
ils chantent, admirablement d'ailleurs, mais presque exclu-
sivement, soit les héros de la guerre de l'Indépendance
(Valaoritis), soit les scènes de la vie bucolique (Crys-
tallis) ; lui est un rêveur sentimental ; il chante « le fris-
son du vent parmi les ramures, les sentiers d'automne,
la voix perdue aux creux des vallons, les plaintes vagues
de l'espace » (Philéas Lebesgue).
488 Le Flambeau.
Hadjopoulos montre une même originalité vis-à-vis des
étrangers. Certes il a été influencé par Verlaine et plus
encore, comme l'écrit Palamas, par Henri de Régnier.
Mais ce qu'il emprunte aux poètes français, c'est une con-
ception de la poésie, rien d'autre. S'il pleut souvent sur
son cœur, son cœur est resté grec; les paysages et le
folk-lore hellénique sont avec sa propre âme les sources
de son inspiration.
Avec l'âge on remarque chez Hadjopoulos une évolu-
tion qui est commune à beaucoup de poètes grecs: le
retour au classicisme. Le vers, très soigné, affecte une
forme très simple, la pensée devient sereine, objective,
les passions, y compris l'amour semblent calmées; le
poète pense et décrit; il n'en demeure pas moins sub-
jectif et parle à l'occasion, plus ou moins souvent selon
les tempéraments, de lui-même. Quand cette évolution
s'est manifestée après 1830 chez Denys Solomos, le pre-
mier en date et en talent des grands poètes grecs mo-
dernes, on y a vu une influence de l'olympisme de
Goethe. En réalité, elle devait avoir des sources plus pro-
fondes; elle reparaît chez beaucoup et, pour ne parler
que des contemporains, chez Palamas et chez Drossinis,
qui, dès 1903, publie son recueil Galini (Sérénité.) Elle
explique mieux qu'autre chose les Stances de ce Moréas
resté si étrangement homme de lettres grec dans sa vie,
ses mœurs, ses qualités et ses défauts.
Les Modes Simples (Apli Tropi), le dernier recueil
de Hadjopoulos, en portent très manifestement l'em-
preinte. Les tendances au vers libre sont remplacées par
des formes consacrées et notamment le vers de quinze
pieds (l'alexandrin grec).. Le vers très soigné, très har-
monieux, est dédaigneux des rimes trop riches et de la
pourpre parnassienne; le vocabulaire relativement res-
treint évite les mots rares. On dirait un disciple de Ra-
cine. D'un autre côté, aucune passion déréglée ne trou-
ble le poète. Il chante dans deux poèmes — d'une déli-
Trois étapes de la littérature grecque moderne. 489
catesse et d'une vérité exquises — le charme de l'amitié
avec deux écrivains auxquels l'unit le même idéal poé-
tique. Il décrit surtout des paysages de mer ou de mon-
tagne — parfois le même paysage à différentes heures
du jour — mais ce n'est pas un pur descriptif, car les
paysages l'intéressent autant par eux-mêmes que par les
sentiments qu'ils évoquent chez lui. Comme le Moréas
des Stances se comparaît à la fumée et à bien d'autres
choses, Hadjopoulos se compare successivement au
lierre couvrant une maison, à un nuage, à un arbre.
Insistons pourtant sur ce point que Moréas, qui a été
très étudié par d'autres de ses compatriotes, ne semble
pas avoir influencé directement Hadjopoulos. Il n'y a pas
imitation; simplement similitude de tempéraments et
d'idéaux poétiques; similitude naturelle d'ailleurs chez
deux hommes de même race, d'une culture également très
livresque, et arrivés après une vie assez pareille au même
âge.
On a relevé qu'il n'est pas question d'amour dans les
Stances. Dans Modes Simples, il n'est parlé d'amour
qu'une seule fois et encore s'agit-il plus de reconnais-
sante tendresse que d'amour. Je fais allusion aux vers
que lcpoèfe adresse à sa femme et que je traduis tant
bien que ïnal comme suit :
Je me souviens comment tu m'as troublé le cœur pour la
première fois ; la première jeunesse ne fleurissait pas sur
ton visage, tu n'avais pas une fière beauté, mais un
charme brillait obscurément reflété dans un doux regard.
Je compris; le sort devant moi t'envoyait comme un tardif
et divin avril.
Et tu m'as pris, mais non comme l'orage dont a soif
un jeune cœur inquiet; tu m'as rafraîchi comme rafraî-
chit la terre une pluie fertilisante de printemps, simple,
humble, mais porteuse de richesses. Tu es venue dans
ma vie obscure, pauvre, tu l'as ouverte au soleil, à la
sérénité que Dieu donne à ceux qu'il aime.
490 Le Flambeau.
Près de toi j'ai passé bien des années; heureuses,
comme je ne pourrais pas le dire; si le bonheur est
l'amour apaisé et la concorde, c'est toi qui m'as appris
leur chant profond; si la vie n'est ni stérile ni mortelle,
son plus beau fruit, tu me l'as donné. Ah! un seul de tes
calmes regards, que d'orages il fait taire en moi!
Que l'heure soit bénie qui t'a fait surgir douce et noble
devant moi! Tu m'as ouvert un doux mystère, tu m'as
donné un rayon de joie surhumaine. C'est toi qui as semé
tout ce qui frémit en moi; tout ce qui y pousse est ta joie.
Âh, que le sort te laisse, comme il t'a envoyée près de
moi, toujours un éternel avril!
Hadjopoulos dans ces dernières années s'était essayé à
la prose. Son grand roman V Automne a eu peu de suc-
cès: on l'a trouvé obscur et diffus, défauts attribués à
une influence malheureuse du roman Scandinave que
Hadjopoulos, traducteur de Geijerstam, avait beaucoup
étudié. Par contre, ses nouvelles et principalement Une
Vie, Tasso et Dans l'Ombre ont été tellement appréciées
qu'à l'heure qu'il est l'auteur est aussi estimé comme
prosateur que comme poète. D'ailleurs il a déployé dans
les deux genres des qualités toutes différentes.
« Il a passé », dit Palamas, « du pôle du lyrisme aux
antipodes du réalisme. » De fait ses deux premières nou-
velles relèvent de Maupassant, la troisième du roman
russe. Qu'on en juge plutôt.
Une vie, est la triste histoire d'un jeune homme qui
n'ayant pu achever ses études universitaires est entré
dans l'administration des postes; il n'y trouve qu'un
traitement de famine; le seul espoir qui s'offre à lui de
sortir de la misère est d'épouser une jeune fille avec
tache. Il hésite. Puis, poussé par la misère, s'y décide:
mais la future trouve un autre candidat qui est plus à son
goût, et il retourne à son bureau plus malheureux que
jamais et plus misérable aussi car, pour pouvoir faire
Trois étapes de la littérature grecque moderne. 491
figure, il a dû s'endetter. Le récit vaut par une notation
d'une exactitude merveilleuse de la vie d'un tout petit
fonctionnaire. On trouve à chaque page des détails aussi
navrants que vrais: tels la lutte pour économiser quel-
ques sous sur le déjeuner du matin. La dégradation mo-
rale qui résulte d'une existence aussi mesquine que
navrante n'est pas moins remarquablement indiquée.
Tasso (abréviation d'Anastasie), est une jeune pay-
sanne élevée comme demi-servante chez un propriétaire
rural. Le fils de celui-ci, qui l'a toujours plus ou moins
désirée, la retrouve, quand il revient s'établir comme
médecin au village, mariée à une garde de ses propriétés,
ancien soldat, brave homme, d'âge mûr. Tasso devient
la maîtresse du docteur. Quand, après cinq ans, celui-ci
veut se marier, elle menace de faire un esclandre. Le
mariage eu lieu tout de même, et Tasso finit par prendre
un autre amant.
Réduite à l'essentiel l'anecdote paraît banale et un peu
répugnante. La nouvelle n'est ni l'un ni l'autre; on la
sent trop vraie pour cela. Les personnages, quoique se
conduisant en somme assez tristement, ne sont pas des
brutes. Ainsi Tasso n'est ni une « roulure », ni la fille de
ferme qu'on renverse contre un talus: c'est une belle
fille qui a -des sens et un mari trop vieux ; la scène où,
après avoir repoussé son maître, elle vient dans sa cham-
bre se donner en sanglotant et sans dire un mot, la peint
en quelques traits. Son mari est encore moins méprisable ;
il se doute bien de quelque chose, mais il n'est pas sûr ;
malgré tout, d'ailleurs, le docteur est pour ce vieux
garde le maître, quelque chose comme un seigneur féodal.
Méprisables d'ailleurs ou non, l'une et l'autre sont des
personnages vrais qui n'agiraient pas autrement dans la
vie; j'en dirai autant du docteur, que l'isolement plus
que l'amour rive pendant cinq ans à Tasso, et de sa fian-
cée, navrée du passé de son futur, mais qui ferme les
yeux, car le scandale qui résulterait de la rupture des
492 Le Flambeau.
fiançailles serait plus grand que celui qui découle des
esclandres dont menace Tasso. On a été choqué par cer-
tains traits, ainsi de l'indifférence du docteur pour les
deux enfants de Tasso qui sont probablement de lui.
Mais hélas, la voix du sang n'existe qu'au théâtre et on
n'aime guère les enfants dont on n'a pas désiré la venue
au monde, et qui, par le milieu où ils sont condamnés à
vivre, ne pourront jamais vous procurer joie ou honneur.
Au surplus l'impression que je tâche de mettre en
lumière résulte aussi de la volonté de l'auteur, qui, à la
différence par exemple des auteurs de l'ancien théâtre
libre, ne ricane pas en nous montrant ses personnages,
qui ne s'appesantit même pas sur leur banalité. De toute
évidence il raconte une histoire qu'il a vue quand il
était avocat dans une petite ville de province et il veut
peindre des spécimens de l'humanité moyenne. Au con-
traire, dans sa dernière grande nouvelle, il a plongé dans
les bas-fonds; déjà le titre Sto Skotadi (Dans l'Ombre,
ou Dans les Ténèbres) montre que c'est d'un enfer sur
terre qu'il s'agit. M. Louis Roussel qu'on me permettra
de citer une fois plus, la résume comme suit :
« Le sujet en est simple et atroce : Stavros est alité et
souffre d'une blessure qui tous les jours empire. Il est
soigné par sa femme, employée comme lui dans une
fabrique de tabacs, de plus nourrice, et qui a fort à faire.
Antoine, un ami de la maison, apporte à manger parfois
au misérable ménage, et à boire au malade, qui, malgré
la défense du médecin, ne veut pas s'abstenir d'alcool.
Les intentions du bienfaiteur sur la jeune femme ne sont
pas douteuses. Siélia, effrayée, maltraitée par son mari,
forme le projet de s'enfuir, erre misérablement une jour-
née entière dans la campagne, et rentre à la maison, vain-
cue, c'est-à-dire acceptant l'idée de l'ivresse pour son
mari, de l'adultère pour elle. Une nuit le malade qui
s'est traîné jusqu'à Antoine et Stélia, les surprend; d'au-
tre part, Antoine est las de payer le médecin; enfin la
Trois étapes de la littérature grecque moderne^ 493
plaie de Stavros répand une odeur infecte. Antoine sou-
haite donc une prompte solution. Un soir, il rentre ivre,
et comme il veut Stélia tout de suite, et que Stélia est
occupée auprès de son malade, et cherche à lui échapper,
Antoine étrangle Stavros. Stélia pousse des cris épou-
vantés, Antoine s'enfuit. Mais l'auteur laisse entendre
que nui ne saura rien du crime, et qu'Antoine prendra
la place de Stavros dans la maison- »
Le côté douloureux du réalisme de Hadjopoulos serait
encore mieux saisi, si je pouvais entrer dans les détails.
Il semble que l'auteur a voulu nous monter jusqu'où la
misère peut réduire une créature humaine. Son héroïne
est une malheureuse paysanne Epirote; elle a été violée
par les soldats turcs. Son époux est une brute, presque un
« apache » et on sent qu'elle finira par être la maîtresse
résignée de l'assassin de son mari. Pourtant, c'est tou-
jours à la force qu'elle doit ses dégradations. Elle a pour
son bébé un amour de bête sauvage; elle soigne avec
dévouement son mari, bien qu'il ait attrapé dans un
bouge une blessure aussi malodorante que celle de Phi-
locfète. Amenée à le tromper, elle passe à travers une
crise qui, pour se manifester par une course folle à tra-
vers champs et par des cris inarticulés, n'en est que plus
poignante: C'est la bête traquée. Comprend-on la vérité
de cette peinture? Autant que l'héroïne, il faut admirer
la sobiété avec laquelle l'auteur a peint sa tragique aven-
ture. Gorki n'aurait pas mieux fait.
Et quelle souplesse de talent pour passer sans effort
des Modes simples à Sto Skotadi. Cette souplesse, Hadjo-
poulos l'a encore mieux montrée par ses traductions.
Dans un pays où les plus grands n'ont pas dédaigné de
traduire, les traductions sont devenues un genre litté-
raire. Personne cependant n'a dépassé la manière dont
Hadjopoulos a rendu Faust et Iphigénie en Tauride; c'est
très exactement Goethe et ce sont de très beaux poèmes
grecs. Les personnes qui lisent le suédois n'admirent
494 Le Flambeau.
pas moins la traduction du Livre du Petit Frère de
Geijerstam.
Les traductions de Hadjopoulos datent de l'époque où,
à l'âge de 30 ans, il alla vivre en Allemagne. On pou-
vait penser que quatorze ans de séjour à Munich, le culte
voué à Goethe et à Karl Marx, devaient lors de la grande
guerre tourner notre poète du côté germanique. Ce fut
tout juste le contraire. Et son cas ne fut pas isolé, tandis
que les Grecs ayant fait des études militaires et parfois
scientifiques en Allemagne revinrent généralement avec
la conviction que la Germanie ne pouvait être battue,
ceux qui y firent des études littéraires ou sociales sou-
haitèrent en grand nombre, dès le début de la guerre, la
victoire de l'Entente. Le phénomène n'est pas inexplica-
ble; en tout cas il est incontestable. Les bureaux du gou-
vernement provisoire de Salonique étaient remplis de
hauts fonctionnaires sortis d'universités d'outre-Rhin,
De même, parmi les hommes de lettres, nuls ne furent
plus ardents en écrits et discours ententistes que des gens
ayant passé leur jeunesse en Allemagne. Les cas du poète
Drossinis, des professeurs N.-G. Politiset Sotiriadès, on
pourrait multiplier les exemples, sont typiques à cet
égard. Le cas de Hadjopoulos ne l'est pas moins. Il se
jeta au plus fort de la mêlée et son Hymne à la France
fut, parmi les nombreux poèmes, publiés entre 1914 et
1918 en l'honneur de ce pays, celui qui eut le plus de
retentissement.
Et ainsi, de cette rapide excursion à travers la littéra-
ture grecque moderne, on emporte une note finale, celle
que le maréchal Lyautey emportait de son voyage de
1893 en Grèce et par laquelle il termine l'admirable récit
qu'il en fait: celle d'un amour profond pour la France.
S'en rend-on bien compte à Paris?
Athènes, août 1921. A. ANDRÉADÈS.
La Question albanaise
La question des frontières de l'Albanie est pendante
devant le Conseil suprême, auquel cette affaire a été
renvoyée par la Société des Nations...
Les Albanais demandent qu'on leur reconnaisse les
frontières fixées par la Conférence de Londres en 1913.
Ils demandent, en outre, qu'on reconnaisse aux popu-
lations albanaises laissées en dehors de ces frontières
tous les droits dont les minorités ethniques peuvent
aujourd'hui se prévaloir, dans les Etats de l'Europe
orientale.
Ils se rendent fort bien compte qu'il sera difficile de
réaliser cet idéal du côté de la Grèce où l'hellénisation
est trop avancée pour reculer encore, aujourd'hui qu'elle
est sanctionnée par le fait politique. Mais ils protestent,
et avec la dernière énergie, contre la politique d'exter-
mination suivie par les Yougo-Slaves en Vieille-Serbie
(ci-devant vilayet de Kosovo), contre les incendies de
villages, les massacres, les atrocités de toute nature aux-
quelles est en butte, prétendent-ils, une population qui
s'élèverait à près d'un million d'âmes.
Les Albanais estiment, en effet, que l'occupation des
territoires contestés n'est qu'un fait de guerre, lequel ne
saurait engendrer de droits. D'ailleurs, les voisins qui
bénéficient aujourd'hui d'un accroissement de territoire
au détriment de l'Albanie pourraient se dire que, si ce
territoire a été laissé en dehors des frontières de l'Etat
nouveau, en 1913, c'est parce que, à cette époque, !a
théorie wilsonienne du droit des peuples n'existait pas
encore, et parce que, il faut bien le dire, la tentative
496 Le Flambeau.
d'une création politique en Albanie n'inspirait que fort
peu de confiance.
L'homme qui représentait les intérêts albanais à Ge-
nève, l'évêque Théophane (Fan Noli), mérite d'être pré-
senté au lecteur dans toutes les formes.
C'est un homme admirable, par sa vertu civique autant
que par ses talents. Lorsque, il y a quelques mois seu-
lement, le gouvernement de son pays lui interdisait de
poser le pied sur le sol natal, il répondait, à des amis
qui l'invitaient à reprendre autrement sa revanche, ces
paroles désormais historiques : Chë faj më ka Shqipëria ?
C'est-à-dire: « Ma patrie est-elle responsable des fautes
de ses gouvernants, pour que je m'en prenne à elle? »
Presque aussitôt après, répondant à l'appel de ces mêmes
hommes qui venaient de l'outrager, il courait à Genève,
et, en faisant admettre l'Albanie dans la Société des Na-
tions, il lui assurait le plus beau des triomphes.
L'évêque Théophane représente en réalité deux per-
sonnages. Il est le chef religieux de l'église orthodoxe
albanaise autocéphale, qui s'est constituée en Amérique
il y a quinze ou vingt ans, et. dont le statut, en Albanie,
n'est pas encore réglé, bien qu'elle soit appelée, peut-
être, à s'assimiler l'église grecque locale, et à devenir
l'église nationale unique des Orthodoxes de rite grec,
mais de langue liturgique albanaise. Il est en outre le
chef du parti nationaliste et démocratique. Cela nous
amène à dire deux mots de la situation des partis en
Albanie.
Sous le régime turc, l'Albanie était, peut-on dire, un
pays de féodalité: la grande propriété était dans les
mains des beys, et, avec elle, toute l'influence sociale.
De cette influence, ils usaient et abusaient, de façon que
le reste de la population était réduit à un état de servage
effectif, sinon légal. Tel est le régime que, en dépit de
lois sur le papier, le parti aristocratique, aujourd'hui
au pouvoir, prétend bien maintenir.
La Question albanaise. 497
Quoique ne représentant qu'une minorité du peuple
albanais, il est parvenu, au moyen d'un coup d'Etat, à
s'assurer la majorité dans le Parlement nouvellement élu.
Mais il a si bien conscience de sa faiblesse, d'autre part,
qu'il n'oserait tenter de gouverner seul, et qu'il propose
de former un ministère de coalition: ii espère bien par
là continuer à faire ce qu'il veut, tout en endossant aux
adversaires la responsabilité de ses actes. Les membres
de ce parti, ses coryphées même, sont (les ignorants
(beaucoup ne savent même pas écrire la langue natio-
nale), des ambitieux sans talent, des gens pour qui le
bien public n'est rien, l'intérêt personnel de caste est
tout. Ils étaient, hier, les partisans d'Essad-Pacha;
aujourd'hui, ils font revivre son esprit. C'est tout dire.
Le parti démocratique, lui, embrasse tout ce que
l'Albanie a produit de bon dans le passé, depuis son
réveil national, tout ce qui peut engendrer quelque espoir
pour l'avenir. C'est là qu'on trouve les nationalistes,
qui, reniant les trois nations (millet) auxquelles ressor-
tissaienf jadis les Albanais, ne veulent reconnaître, en
dépit des différences religieuses, qu'un peuple unique.
C'est là qu'on trouve les progressistes, qui, rompant
avec la culture musulmane, frappée de stérilité, visent
à faire de l'Albanie un Etat européen et moderne. C'est
là qu'on trouve, enfin, les démocrates, qui, rejetant les
privilèges de caste, prétendent instaurer une démocratie,
aux lois égales pour tous, n'admettant d'autre supério-
rité que celle de la vertu et des talents.
Bref, nous assistons aujourd'hui, en Albanie, à un
terrible duel: d'un côté, l'esprit du moyen âge, de la
barbarie, l'esprit d'Ali-Pacha et d'Essad, de l'autre,
l'esprit moderne, avec son idéal de liberté, de justice,
de progrès. Lequel des deux triomphera, nous ne le
savons; mais, personnellement, j'aime à croire que le
triomphe de la bonne cause est assuré déjà, bien que la
lutte doive être chaude, et, probablement, longue encore...
33
498 Le Flambeau.
D'ici là, pour le bien de l'Albanie, j'espère que l'évêque
Théophane, ce grand idéaliste, parviendra à faire par-
tager cette conviction par les hommes qui tiennent en
main les destinées du nouvel Etat; alors, alors seulement,
qu'eux-mêmes s'en rendent compte ou non, ils seront
dans l'état mental voulu pour faire justice à ce nouveau
venu dans la Société des Nations
Reprenant les choses de plus haut, voyons mainte-
nant, de près, les éléments qui ont contribué à édifier le
présent de l'Albanie, qui influenceront certes longtemps
encore son avenir.
*
L'Albanie forme aujourd'hui un petit Etat, resserré
entre la mer Adriatique à l'ouest, la Yougo-Slavie au nord
et à l'est, la Grèce au sud.
C'est là la « petite » Albanie, celle créée en 1913, et
qui représente en réalité un minimum. Car on ne lui a
assigné que les territoires sur lesquels aucun voisin ne
pouvait vraisemblablement faire valoir de droits. Les
régions peuplées seulement en partie par des Albanais
ont été considérées comme serbes et grecques, et attri-
buées, par droit de conquête, à la Serbie et au Monté-
négro (aujourd'hui Yougo-Slavie), ainsi qu'à la Grèce.
On sait que les statistiques n'existaient pas en Turquie.
Aussi n'est-il possible d'estimer la population du nouvel
Etat que fort approximativement. Et, si nous lui suppo-
sons un bon million d'habitants, il existe certainement
encore un million et demi d'Albanais hors de ses fron-
tières, en Yougo-Slavie, en Grèce, en Italie.
Dès avant 1913, la Grèce possédait une importante
population albanaise, résidu de colonies fondées aux
xive et xv6 siècles. C'est ainsi qu'Athènes est située au
milieu d'une région quasi complètement albanaise, et
qu'on retrouve des centres albanais échelonnés jusqu'à
l'extrémité sud du Péloponèse.
La Question albanaise. 499
Dans son remarquable ouvrage, intitulé Albanesische
Studien (1854), Hahn donne une statistique des Alba-
nais de Grèce, avec un total de 173,000 âmes. Et il ajoute
ces mots, à l'adresse des partisans de la thèse de l'abâ-
tardissement de la race grecque : « Quelque inexact que
puisse être ce calcul, il montre, dans tous les cas, com-
bien exagéré est l'avis de ceux qui prétendent que les
Albanais forment la moitié, ou le tiers au moins, de la
population totale du royaume de Grèce. » D'après des
sources albanaises, il y aurait eu en Grèce, avant 1913,
350,000 Albanais.
Des colonies importantes sont encore celles de l'Italie
méridionale et de la Sicile, remontant aux premiers
temps de la conquête turque (xve siècle). Hahn en donne
une statistique détaillée, faisant un total de 85,551 âmes.
On admet qu'il existe aujourd'hui plus de 200,000 Italo-
Albanais.
Citons encore — outre le village de Peroi, en Istrie,
et les villages de Ninkitze et Herkootze, entre Schabatz
et Mitrovitza, en Syrmie — la petite colonie albanaise
de Borgo-Erizzo, près de Zara, où j'eus moi-même l'oc-
casion de passer quelques heures, en 1914, un mois envi-
ron* avant la guerre. Le gouvernement de Vienne, pour
servir sa politique en Albanie, y avait institué des cours
d'albanais, et des livres en albanais ont même été publiés
en vue de cet enseignement.
Les Albanais appartiennent à la grande famille aryenne,
dont ils forment aujourd'hui, à eux seuls, une branche
à part. Leur langue n'a d'affinité avec aucune autre, sauf
peut-être avec le roumain. Car, bien que cet idiome, sous
sa forme actuelle, se rattache au groupe néo-latin, cer-
taines de ses constructions caractéristiques n'en sont pas
moins identiques à celles de l'albanais ; d'où l'hypothèse
d'un substratum commun, défendue par le grand philo-
logue roumain Hasdeu, et assez généralement admise
aujourd'hui. Parmi les ancêtres communs, les uns
500 Le Flambeau.
seraient restés eux-mêmes, inviolés, d'où les Albanais
modernes, tandis que le reste se serait fondu dans la
colonisation romaine.
On ne sait d'ailleurs que fort peu de choses de nos
Albanais. On a essayé, à diverses reprises, de les iden-
tifier avec l'un ou l'autre des peuples dont l'histoire
ancienne nous révèle l'existence. On a mis en avant les
Pélasges, notamment, ces mystérieux Pélasges dont les
Grecs se croyaient descendus. On a ensuite proposé les
Illyriens. Malheureusement, on ne possède, sur ce peu-
ple lui-même, que des données à peu près négatives.
Faute de mieux, les bons patriotes albanais se réclament,
à tout hasard, de Pyrrhus, ce roi d'Epire qui mit un
instant en balance les destinées de Rome, et d'Alexandre
le Grand lui-même...
En fait, les Albanais n'ont pas d'histoire. Leur rôle,
toujours effacé, fut celui de sujets, de sujets difficiles,
récalcitrants, en face de maîtres impérieux, de mauvais
maîtres. Après avoir subi — dans les limites de nos con-
naissances historiques, car la race est plus vieille, et
installée sans doute depuis plus longtemps dans le pays
qu'elle habite — la domination grecque, puis celle de
Rome, qui a laissé des traces considérables, notamment
dans la langue; celle de Byzance, qui, superficielle au
nord, ne fit de véritables conquêtes que dans le sud;
celle des Serbes enfin, qui passa vite, les Albanais (après
Kosovo, en 1389) furent subjugués par les Turcs, qui
donnèrent au pays son caractère définitif, caractère qu'il
conserve encore aujourd'hui, et auquel il aura beaucoup
de mal de renoncer.
Disons-le tout de suite: les Albanais n'ont pas grand'-
chose d'original, en dehors de leur langue.
Leurs institutions, là même où elles peuvent revendi-
quer une certaine originalité, comme dans la Maltsi, ne
sont, tout bien considéré, qu'un produit des circon-
é
La Question albanaise. 501
stances, sans rapports essentiels avec la race. Pour s'en
convaincre, que l'on confronte, par exemple, le repré-
sentant typique des tribus montagnardes albanaises, la
Mirdite, avec l'ancien Monténégro, celui des princes-
évêques. Quelles divergences pourra-t-on constater, en
dehors de celles qui proviennent d'une influence essen-
tiellement adventice : d'un côté, le catholicisme romain et
la civilisation italienne, de l'autre, l'orthodoxie et la
culture gréco-slave?
Q'est là une vérité qui n'a pas toujours été reconnue.
Les premiers auteurs qui ont écrit sur les Albanais se
sont laissés entraîner par leur sympathie pour le sujet:
voyant en eux un peuple dont l'origine se perd dans la
nuit des temps, ils n'ont su résister à la tentation de
déterrer, chez ces modernes, les restes d'une antiquité
reculée. Ils ont perdu de vue le fait que la culture indi-
gène, rudimentaire, ne pouvait tenir au cours des siècles,
qu'elle devait fatalement s'effriter au contact de cultures
supérieures.
Les Albanais n'ont donc pas d'institutions qui leur
soient communes au cours de l'histoire. Aujourd'hui
encore, les diverses confessions religieuses déterminent
la 'culture de leurs adhérents.
Si tous les Albanais appartiennent à une seule race,
s'ils parlent une langue unique, et s'ils ont, par le fait
même, le sentiment d'une certaine fraternité, ils n'en
forment pas moins, à tous les autres points de vue-, trois
groupements bien distincts; à ce point qu'on peut parler
de trois « espèces » d'Albanais: 1° Albanais musulmans;
2° Albanais orthodoxes; 3° Albanais catholiques-romains.
Il n'y a donc pas un problème albanais, il y en a,
àb antiquo, trois. Ce n'est que le nationalisme, tout récent
d'ailleurs, qui tend à faire cesser ce chaos, et à poser
les bases d'un développement unitaire et harmonique de
la nation albanaise.
502 Le Flambeau.
De là, la division naturelle de mon travail, en quatre
chapitres; le premier consacré aux musulmans.
*
* *
Ceux-ci sont majorité en Albanie. Répandus dans
toutes les parties du pays, ils forment la masse de la
population dans l'Albanie centrale, et ils sont, vers le
sud, le plus solide rempart contre la Grèce : en face des
Grecs et Hellénisés, le musulman confessera, inébranla-
ble, sa nationalité albanaise.
Les uns sont sounnites, les autres appartiennent à la
secte des Bektachis.
Celle-ci est, en réalité, un ordre de derviches (moines
musulmans, chiites) avec des affiliés laïcs. C'est donc,
en principe, le cas du bouddhisme; c'était aussi le cas
des tertiaires franciscains ou dominicains, au moyen âge.
Les Bektachis sont particulièrement nombreux dans
l'Albanie centrale, surtout à Tirana et Aktche-Hissar, où
ils forment le gros de la population. Les Bektachis pro-
fessent un système de doctrines ésotériques, qu'ils
gardent jalousement; ce qui justifie notre ignorance rela-
tive à leur sujet. A titre de mystiques, ils tendent néces-
sairement à restreindre l'usage des rites communs à tous
les musulmans, qu'ils remplacent d'ailleurs par des rites
spéciaux. Mais, ceux-ci se pratiquant en secret, ils
passent, aux yeux des sounnites, pour de mauvais mu-
sulmans, peu pratiquants. D'où le nom de « libres-pen-
seurs albanais », qui leur est donné par certains auteurs.
Cette appellation est fausse. Mais il n'en est pas moins
vrai que le Bektachisme constitue, au sein de la com-
munauté musulmane, un élément progressiste. De nos
jours, les monastères bektachis sont devenus des centres
de propagande nationaliste, et la secte a fourni à la cause
ses meilleurs représentants: les frères Fracheri et les
'deux Konitza, Faïk et Mehmed. Ce n'est point là l'effet
La Question albanaise. 503
du hasard, et il est permis d'attribuer ce fait à l'éclec-
tisme philosophique, à l'esprit d'indépendance religieuse
et politique qui caractérise le bektachisme.
Les Albanais musulmans appartenaient jusqu'ici à la
millet dominante en Turquie, la millet-i-islamiye, se con-
fondant en quelque sorte avec l'empire, le sultan étant
en même temps khalife. Comme les musulmans en géné-
ral, ils étaient rebelles à toute idée nationale, au sens
européen du mot, car, pour eux, la nation, ce n'est pas
l'Albanie, mais la communauté islamique elle-même, où
sont appelés à se fondre, dans une culture unitaire, les
peuples les plus divers par la race, par la langue, par les
mœurs, par les traditions historiques. C'est cette anti-
thèse absolue entre le concept de la nation européenne
et celui de la millet musulmane qui est, et qui reste le
point brûlant de la question albanaise.
Comme les Romains de l'époque qui précéda les
grandes invasions, les musulmans albanais n'avaient,
certes, qu'un seul idéal, un seul espoir, je dirai même
une seule foi politique, celle en l'éternité de l'Empire.
Pour eux, pour les « intellectuels » (au sens turc du mot,
plus exactement les K'atib), pour tous ceux qui tou-
chaient un traitement de Constantinople, le nationalisme
était l'abomination de la désolation, une hérésie occiden-
tale sapant les bases mêmes de la religion, digne, en
dépit du principe de la tolérance musulmane, d'être
exterminée par îe fer et par le feu. ,
Mais voici que, au sein de leur sécurité, ils sont trou-
blés tout à coup par le grondement lointain du tonnerre ;
la guerre éclate, et, au bout de quelques mois, l'Empire,
l'Empire éternel, est rejeté au delà des lignes de Tcha-
taldja. La voix des armes a parié: les persécutés d'hier,
les odieux nationalistes, sont aujourd'hui les détenteurs
du pouvoir, ou à la veille de le devenir...
Qui dépeindra l'ahurissement — le terme est à peine
assez fort — des musulmans albanais, confrontés avec
504 Le Flambeau,
ce fait brutal, irrémédiable? Ils n'en sont point encore
revenus, et c'est ce qui explique leur indécision, leur
incapacité de prendre une attitude de principe vis-à-vis
des hommes et des choses; c'est ce qui en aurait fait le
jouet d'un nouvel Ali-Pacha, si le poignard n'y avait
mis bon ordre.
Cependant, après quelques tâtonnements, après quel-
ques compromis, les nationalistes prenaient le pouvoir.
C'était là chose facile, mais, le point essentiel, c'était de
le conserver.
Les nationalistes tombèrent (en même temps que le
prince de Wied), et ils tombèrent très vite, parce que,
nécessairement radicaux, ils prétendaient construire,
avec des éléments mulsulmans, un Etat à l'européenne,
à l'instar des autres Etats balkaniques. Or, non seule-
ment l'Albanie n'était pas mûre pour cette conception,
mais ceux-là même dont la collaboration était indispen-
sable lui étaient nettement hostiles.
Depuis, nous avons eu la guerre, la grande guerre, la
guerre longue et pénible. Elle a, certes, ouvert bien des
yeux en Albanie, bien des yeux qui sans elle n'auraient
jamais vu clair. Certains veulent y voir le principe de la
régénération du pays, et il n'est pas défendu de l'espérer.
Elle aura été, en tout cas, une précieuse transition entre
deux régimes.
Malheureusement, l'action funeste des préjugés et de
la routine n'est pas si aisément neutralisée. Innombrables,
hélas! seront toujours les individus qui, placés devant
l'urne, donneront leur vote à leurs frères ennemis, parce
que ceux-ci auront eu le talent d'agiter le spectre de la
religion menacée...
La confession qui vient en seconde ligne est l'ortho-
doxie de rite grec, dans le sud de l'Albanie. Elle aussi
est essentiellement hostile à l'idée albanaise. L'église et
La Question albanaise. 505
l'école grecques conspirent, traditionnellement peut-on
dire, pour maintenir la domination de l'hellénisme et
prévenir le réveil national. A ce point que cette Eglise,
bien que très douce de sa nature, n'a pas hésité à se
faire persécutrice à l'égard des nationalistes albanais.
Sous le régime turc, les orthodoxes albanais apparte-
naient à la nation grecque (Roum milleti), comme tous
les orthodoxes de l'Empire, quelle que fût leur langue
parlée: grecque, turque, arabe, ou toute autre. Il était
assez naturel que dans l'hypothèse d'une dissolution de
l'Empire ottoman, leur voisin du sud leur semblât être
le seul successeur possible des autorités du Phanar.
Telle fut, pendant longtemps, la mentalité de l'immense
majorité des orthodoxes albanais. Depuis, ils ont trouvé
de rudes adversaires dans les nationalistes, en sorte que
les deux forces tendent aujourd'hui de plus en plus à
s'équilibrer. Les événements actuels dans le Sud alba-
nais (Kortcha [grec Korytza\ la Chimère [grec Chimara],
etc.) tendent à nous faire croire qu'un modus vivendi est
en voie de s'instaurer. Les Albanais hellénisants recon-
naîtront le fait politique, mais ils stipuleront, en revanche,
des avantages en faveur de la langue grecque. Cette situa-
tion sera en réalité pour le bien de tous, car l'Albanais
est loin d'être en état de reprendre l'héritage hellénique,
et la proscription du grec serait, dans l'état actuel des
choses, un recul de la civilisation.
Les luttes des « Epirotes du Nord » (ce ne sont en
réalité que des Albanais partisans de la Grèce), leurs ten-
tatives politiques même sont connues du lecteur : la presse
européenne en a assez parlé, bien que d'une façon géné-
ralement tendancieuse, en dénaturant les faits, en les exa-
gérant à plaisir pour le moins. Ces Epirotes sont surtout
des pessimistes, des gens qui doutent de la possibilité
d'un accord avec l'élément musulman, qui doutent de
pouvoir construire jamais, avec les matériaux donnés,
un Etat sérieux, donnant des garanties de sécurité et de
506 Le Flambeau.
progrès matériel. « Pourquoi disent-ils, courir toutes ces
chances, alors que le but peut être atteint, immédiate-
ment et sans efforts, par l'annexion à la Grèce? » Il
dépendra des gouvernants albanais de démentir leurs pré-
visions, de les ramener à des vues plus optimistes, qui
sait? peut-être même de les convertir un jour à l'idée
nationaliste.
Jusque-là, l'orthodoxie, comme telle, n'en reste pas
moins un dissolvant dans la communauté politique alba-
naise. C'est là le point à noter, celui qui intéresse mes
conclusions.
La troisième confession est la catholique romaine,
représentée par 200,000 Albanais, au bas mot, dans le
nord, principalement dans la Maltsl.
A l'abri de leurs montagnes, entourés d'ennemis, eux
seuls ont toujours conservé quelque chose d'un senti-
ment national. Longtemps persécutés, ne devant qu'à des
protecteurs européens — Venise et l'Autriche — la liberté
dont ils jouissaient en dehors de la Maltsi, les catholiques,
comme tels, étaient le seul élément du pays qui attendît
sa libération, le seul qui semblât apte à embrasser sans
arrière-pensée un régime nouveau.
Mais, hélas! les catholiques sont en même temps
« montagnards », et, à ce titre, ils constituent un grand
obstacle à l'instauration de tout gouvernement sérieux.
La Haute-Albanie n'a jamais été assujettie aux Turcs.
Tandis que îa plaine était soumise purement et simple-
ment à l'administration turque, les montagnards ne con-
sentirent qu'à composer avec les conquérants, payant
tribu et fournissant des soldats. A l'intérieur, leur orga-
nisation traditionnelle fut maintenue. Cette organisation
— unique dans son genre en Europe, depuis la suppres-
sion des clans écossais — est une cause permanente de
désordre. Je ne dirai ici qu'un mot de la « loi du sang »,
La Question albanaise. 507
telle qu'elle est admise et réglée par le Code des mon-
tagnes, le Kanun'i Lek Dukagjinit.
C'est la « vendetta » dans ce qu'elle a de plus infâme,
une vendetta à côté de laquelle celle des Corses n'est
qu'un jeu. Et quoi d'étonnant? Tandis que l'une est com-
battue par la loi française, qui l'ignore, l'autre est sanc-
tionnée par le Code lui-même; la loi et la coutume se
donnent ici la main pour propager, indéfiniment, toutes
ces horreurs.
Je renvoie, pour les détails, à l'ouvrage d'Hecquard:
Histoire et description de la Haute-Albanie (p. 372 et
suiv.). Je me borne à reproduire, comme conclusion,
une petite statistique donnée par cet auteur: de 1854 à
1856, donc dans l'espace de deux ans, 1,418 maisons
auraient été brûlées (par autorité de justice) et 133
hommes tués, dans les dix paroisses du diocèse de Pulati
seulement.
Et peu de chose a changé depuis. Je trouve dans le
numéro de février 1914 du Përparimi, la revue des
Jésuites de Scutari, un article bibliographique sur un cer-
tain P. Pas, décédé récemment: « Au cours de ces mis-
sions », y est-il dit, « le P. Pas réconcilia des centaines
et des milliers d'ennemis, de sorte qu'on peut dire qu'il
sauva la vie à 10 ou 12,000 personnes au moins, car on
sait qu'un seul sang peut coûter la vie à 2, 3, 4 per-
sonnes. »
Comment espérer réduire au joug de l'ordre des
peuples élevés, depuis des siècles, à l'école d'une sem-
blable anarchie? Le nouvel Etat albanais devra bien sou-
mettre les montagnards au droit commun, ou, pour le
moins, remplacer leur organisation informé par quelque
chose de compatible avec les exigences de la morale
publique et du progrès. Mais se laisseront-ils faire?
En 1894, dans une conférence donnée sur le même sujet
au Cercle polyglotte fde Bruxelles, je répondais « non » à
cette question, résolument. Les faits m'ont depuis démenti.
508 Le Flambeau.
Il paraît que les Albanais se sont donné, il y a quelques
années, une besa générale (promesse réciproque de sus-
pendre tout acte de violence), et que, depuis lors, un
ordre admirable règne dans le pays. Cela prouve, une
fois de plus, que le difficile n'est pas l'impossible, et que
les peuples, comme les individus, ont des ressources
insoupçonnées, que les circonstances peuvent toujours
mettre en valeur, alors qu'on y compte le moins.
Toutefois, ne nous le dissimulons pas, le problème
(dont nous n'avons d'ailleurs vu ici qu'une seule face)
n'est pas résolu, car il gît dans la nature même des
choses. Et il constitue une menace permanente pour tous
les gouvernants albanais, bons ou mauvais, que dis-je?
plus immédiatement dangereux encore pour les premiers
que pour les seconds.
Me voici arrivé à l'histoire du mouvement nationaliste,
exclusivement littéraire à son origine, appelé aujourd'hui,
comme l'Atlas antique, à soutenir le fardeau d'un gou-
vernement albanais.
Ce fut le clergé catholique de la Guéguerie qui sentit
le premier le besoin de faire de l'albanais une langue
écrite. En effet, tandis que, dans le sud, on a une langue
littéraire naturelle, le grec, alors que les musulmans
écrivent en turc, le montagnard catholique, alors même
qu'il parle le turc, ne sait pas l'écrire. L'italien, la langue
des missionnaires, du commerce côtier, et de l'influence
vénitienne généralement, ne pouvait non plus suffire,
car il reste, en dépit de tout, un idiome étranger.
Les premiers ouvrages furent une grammaire et un
dictionnaire; ce dernier parut à Rome en 1635. Depuis
lors, l'impression de livres religieux n'a jamais été com-
plètement suspendue.
Toutefois, la graphie usitée dans ces ouvrages n'était
La Question albanaise. 509
qu'une adaptation informe de la graphie italienne. La
grammaire n'était guère respectée. Enfin, d'innombra-
bles mots d'emprunt, turcs surtout, défiguraient la langue
nationale (ou plutôt son dialecte guège).
Le premier ouvrage dans le dialecte du sud (tosque)
fut le Nouveau-Testament, publié en 1824 par la Société
biblique de Londres. C'était un bon début, mais il resta
sans suites, l'hellénisme s'étant fait de plus en plus
intransigeant après la création du royaume de Grèce.
C'est alors qu'apparurent sur la scène les Albanais
d'Italie, avec Girolamo de Rada. Les « Chants de Mi-
losao » remontent à 1836. Viennent ensuite les « Chants
de Séraphine Topia », les « Rhapsodies d'un poète alba-
nais », et, pour finir, les « Poésies albanaises » (1873-
1874).
Ces œuvres, composées sur des sujets nationaux, pos-
sèdent incontestablement une saveur sui generis. Quand
Rada fit ses débuts, l'Europe était romantique; aussi cette
littérature un peu sauvage fut-elle l'objet d'un véritable
engouement. Il nous reste un monument de cette popu-
larité dans une traduction latine, publiée en Allemagne,
d'après la traduction italienne dont l'auteur avait soin
d'accompagner son texte albanais.
De son œuvre, Rada ne récolta que de la gloire; il
mourut pauvre. Il eut quelques épigones parmi lesquels
je me bornerai à citer Joseph Schirô.
Cependant, l'albanais ne faisait déjà plus que vivoter
dans les colonies italiennes. Sa culture littéraire ne
répondait pas à un besoin réel, les Albanais d'Italie ayant
une langue toute faite: l'italien. D'ailleurs, leur dialecte
est intrinsèquement fort inférieur, déformé qu'il a été
par l'influence étrangère.
On peut citer ici les collections de littérature popu-
laire. A côté de celles des Européens, Hahn, Dozon,
Pedersen, une place d'honneur revient à Mitkos, un
Tosque établi à Alexandrie où il fit paraître, en 1873,
510 Le Flambeau.
son 'AxpaviKrj Mé\i<raa (V Abeille albanaise), dont l'in-
fluence fut ensuite sensible.
Quelques années plus tard, parut Y Alfavitarion, de
Koulouriotis. Celui-ci, Gréco-Albanais d'origine, pré-
tendait créer un mouvement albanais en Grèce. Dans ce
but il fon9a, à Athènes, une imprimerie et un journal
albanais. Mais les Grecs s'émurent; Koulouriotis, sous
de spécieux prétextes, fut jeté en prison et y mourut.
Ce qui manquait aux nationalistes de la première
période, c'était un philologue, qui pût donner à leur
idiome longtemps négligé une base scientifique. Ce rôle
fut rempli par Constantin Christophoridis, d'Elbassan,
lequel, placé par sa naissance aux confins des deux
dialectes, les possédait tous deux également à fond. Il
traduisit, pour la Société biblique de Londres, d'impor-
tantes portions de la Bible. Ce sont ces traductions ma-
gistrales qui créèrent, peut-on dire, la langue écrite alba-
naise.
En 1879, un certain nombre de notables albanais se
réunirent à Constantinople, pour s'entendre sur l'orga-
nisation d'une propagande nationaliste.
Il fallait d'abord créer un alphabet, pour remplacer
l'alphabet grec, que l'on écartait par principe. Au lieu
d'adopter l'alphabet latin créé par Christophoridis pour
le guègue, on en fit un complètement nouveau, latin en
principe, mais où les sons spécifiquement albanais étaient
représentés par des lettres de fantaisie. De toutes les
solutions possibles, celle-là était la pire; et il est certain
que le nouvel alphabet fut lui-même un des plus grands
obstacles à la popularisation d'une langue écrite alba-
naise. Le dialecte employé était exclusivement le tosque.
Les journaux et livres publiés par ce groupe de
nationalistes ne furent pas, malgré tout, sans exercer
leur action. Mais, cet alphabet composite mettait les
auteurs à la merci de deux ou trois imprimeurs; des
scissions étaient inévitables, et elles ne tardèrent pas à
La Question albanaise. 511
éclater. Aujourd'hui, l'ancien alphabet est condamné
comme tel Un congrès, tenu à Monastir en 1908, l'a
remplacé par un alphabet plus pratique, basé sur le prin-
cipe des lettres doubles, à l'exclusion de tout caractère
étranger ou signe diacritique. Au cours de leur propa-
gande, les divers groupes nationalistes ont employé les
deux dialectes, mais en les pliant au joug de la gram-
maire et en bannissant les mots étrangers non complète-
ment naturalisés.
Les deux noms principaux de la littérature nationale
tosque sont les frères Fracheri, Sami (1850-1904) et
Naïm (1846-1900). En fournissant des livres élémen-
taires aux quelques écoles qu'on était parvenu à fonder
ils satisfirent aux premières nécessités du moment.
Naïm a, de plus, donné une preuve de son talent
poétique dans deux œuvres, qui virent le jour à
Bucarest en 1898 : une épopée, Skenderbeg, comprenant
10,000 beyt (vers doubles), et une tragédie en vers,
Kerbela, sur la mort de Housseïn. D'après ceux qui l'ont
connu, l'auteur, libre-penseur, était bien éloigné de
prétendre exciter le fanatisme musulman. En écrivant
sa Kerbela, il eut au contraire pour but, semble-t-il, de
donner au Bektachis un idéal national.
Mais la figure la plus remarquable, assurément, du
mouvement nationaliste, c'est Faïk-Konitza, que j'ai
moi-même très bien connu, et avec qui j'ai entretenu
longtemps des relations d'amitié.
Né, en 1874, d'une famille noble de l'Albanie centrale,
il fit ses premières études chez les Jésuites de Scutari,
fréquenta ensuite le Lycée impérial de Constantinople,
et, finalement, partit pour Paris en 1895. Après y avoir
suivi des cours de philologie pendant deux ans, il se fixa
à Bruxelles et y fonda sa revue, Albania, laquelle parut
sans interruption pendant douze ans et exerça une action
décisive sur le mouvement nationaliste.
Ce succès lui était dû. Car, riche en dons naturels et
512 Le Flambeau.
mûri par de sérieuses études, Faïk Konitza avait su faire
ce qui réussit si mal aux Orientaux généralement:
acquérir une mentalité européenne de bon aloi. Et sa
mémoire sera un jour justement honorée, parce qu'il
aura été un créateur, un pionnier de la première heure,
de cette heure ingrate de la persécution, alors que le
nationalisme n'avait à offrir à ses adeptes que les amer-
tumes de la pauvreté et de l'exil.
Depuis, Faïk-Konitza fut ministre de S. M. Guil-
laume Ier, l'éphémère tribret d'Albanie. Interné en
Autriche pendant la guerre, il semble avoir disparu des
rangs de la politique active, où il est d'ailleurs, digne-
ment remplacé par son frère Mehmed. Cette retraite
paraît due à l'état précaire de sa santé, minée sans doute
par la captivité; souhaitons qu'il se rétablisse et qu'il
puisse encore jouer un grand rôle dans l'histoire de son
pays.
Pour qu'on ne puisse m'accuser de partialité à l'égard
d'un ami, je me permets de traduire quelques phrases
empruntées à un article du Dielli, de Boston (numéro du
20 mars 1914), relatif à la formation du premier minis-
tère albanais :
« ...Certes, nous ne voulons pas faire d'opposition au
Cabinet, tel qu'il vient d'être constitué par notre nouveau
Roi. Mais, dans l'intérêt de l'Albanie, nous ne pouvons
qu'y regretter l'absence de l'illustre et infatigable vétéran
nationaliste, Faïk-Konitza. »
(( Nous ne voulons rien dire contre les nouveaux
ministres, mais, dans tous les cas, il ne convenait pas
d'oublier un homme comme Faïk-Konitza. qui a prouvé
son patriotisme non par des paroles mortes, mais par des
actes vivants ^t immortels. »
« • Alors que la renaissance albanaise était encore dans
les langes, alors que l'atmosphère était foncièrement
turque, alors que les nationalistes pouvaient être comptés
sur les cinq doigts de la main, alors qu'un sommeil
La Question albanaise. 513
léthargique prévalait partout, une voix forte et persuasive
se faisait entendre de Bruxelles en Belgique, voix qui
arracha du sommeil beaucoup de cœurs albanais. Cette
voix, c'était celle de VAlbania... »
Aujourd'hui, les victoires balkaniques et l'intervention
européenne ont réalisé le point terminus du programme
nationaliste: création d'un Etat albanais. Malheureuse-
ment, cet événement, dû à des circonstances fortuites,
est venu trop tôt, nous pouvons le dire sans paradoxe,
puisque les Albanais n'étaient pas préparés à faire face
à ses conséquences.
A elle seule, la situation faite à la langue nationale,
dans la vie publique de l'Albanie, suffirait à nous donner
une idée des multiples antithèses qui se croisent et se
recroisent dans le nouvel Etat, pauvre enfant né avant
ferme et privé du lait généreux d'une mère.
Les fonctionnaires du régime turc auraient pu con-
sentir à l'abandon du turc, mais ils exigeaient — et pour
cause, car ils ne savaient pas mieux, — qu'on adaptât
l'alphabet arabe à la langue nationale. Les nationalistes
tinrent bon : c'était tout ou rien qu'il leur fallait. Ils ont
par là sauvé l'avenir, mais en sacrifiant le présent. Car,
par ee fait, l'Albanie est administrée en une langue
étrangère, le turc, et l'emploi exclusif de l'albanais dans
la gestion des affaires publiques, est, et restera long-
temps encore sans doute, un desideratum irréalisé.
Cette situation est caractéristique. Ne craignons point
de le répéter, car nous ne le dirons jamais assez : nous
avons d'un côté le passé, la routine, la réaction, mille
forces centrifuges qui suffiraient à miner, en fort peu de
temps, les plus solides organismes; de l'autre, une
poignée d'idéalistes, qui, s'ils n'ont plus à se défendre
contre la police turque, ont encore à se défendre contre
l'opinion publique pervertie.
34
514 Le Flambeau.
Dans la conférence susdite, si mes souvenirs ne me
trompent, j'émettais l'idée qu'un protectorat étranger
(pourvu qu'il eût été honnête, qu'il eût tenu compte des
intérêts des deux parties) était encore la meilleure solu-
tion du problème albanais. Car elle aurait permis aux
partisans du progrès d'imposer leurs doctrines, manu
militari, sans rencontrer la résistance de la masse igno-
rante, routinière, accessible à toutes les séductions;
jusqu'au moment où, la vieille génération étant disparue,
les jeunes gens aient pu apprécier les bienfaits du nouvel
ordre de choses, et en devenir des partisans convaincus
et sincères.
Tel n'a pas été l'avis des Albanais eux-mêmes. Fidèles
à un instinct traditionnel, ils ont préféré le système de
la liberté à celui du despotisme éclairé. Ils ont préféré
la lutte à la victoire facile et sans gloire. Je ne les en
blâmerai pas. Si, pour les individus la lutte sans trêve
ni merci est, dans tous les ordres des choses, la condition
du progrès, il n'en est pas autrement, des nations. Et
quand l'Albanie aura organisé définitivement le chaos
qui a présidé à sa naissance, quand elle aura réalisé l'idéal
que ses amis rêvent pour elle, on peut dire qu'une mer-
veille aura été produite dans le monde, une merveille de
l'ordre politique et social, une merveille que l'histoire
contemplera pour la première fois.
H. Bourgeois.
Tabora
Nos Victoires d'Afrique (1914-1917)
Le cinquième anniversaire de la prise de Tabora donne de l'actualité
à l'étude documentée qu'on va lire: elle a pour auteur un des héros
de nos troupes d'Afrique, le commandant Cayen, ancien chef d'état-
major de la brigade Molitor.
Tabora, 19 septembre 1916!
Un soir de septembre 1916, un télégramme, expédié
du cœur de l'Afrique, apporta au Havre la réconfortante
nouvelle de la prise de Tabora, capitale de guerre de l'Est
africain allemand, par les troupes coloniales belges. L'an-
nonce de cette victoire, remportée sur un lointain théâtre
d'opérations, fut accueillie par tous les Belges avec une
légitime fierté. Notre armée, accrochée à la terre de
Flandre dans les boues de l'Yser, malgré les sacrifices
consentis chaque jour avec abnégation, semblait inactive
aux yeux du grand public. La prise de Tabora valut, non
seulement aux soldats du général Tombeur, mais aussi à
tous les soldats de notre pays, les sympathies de l'opinion
des pays alliés.
C'était justice. En effet, si la prise de Tabora a montré
la valeur des chefs et le courage des officiers et des sous-
oîficiers du corps expéditionnaire belge, elle a témoigné
aussi du dévouement des soldats indigènes et de leur atta-
chement à la Belgique. Bien plus, l'organisation et la
marche des troupes assaillantes n'ont été possibles que
grâce au concours des populations du Congo belge, qui
ont dû fournir non seulement des milliers de porteurs,
mais aussi les vivres indispensables au ravitaillement des
combattants.
516 Le Flambeau.
Alors que les districts de notre colonie étaient dégarnis
de troupes, tandis qu'on demandait aux natifs un effort
soutenu, malgré les tentatives des émissaires de l'ennemi,
à aucun moment l'ordre ne fut troublé sur un point quel-
conque du territoire.
Les natifs congolais se sont ainsi chargés de démontrer
l'inanité des campagnes de dénigrement systématique
menées jadis par les Casement et les Morel, qui travail-
laient pour le roi de Prusse.
Bien avant la guerre, l'Allemagne avait jeté son dévolu
sur notre colonie. Pour s'en convaincre, il suffit de relire
quelques articles de la presse allemande. Celui de la
Gazette de Cologne, paru sous la signature de M. Emile
Zimmermann, à l'occasion de la mort de M. de Kiderlen-
Waechter, qui fut le négociateur du traité franco-allemand
de 1911, né de l'incident voulu d'Agadir, est suggestif.
La convention de 1911 avait donné de nouveaux terri-
toires à l'Allemagne. Le Cameroun allongeait deux
antennes, « des serres d'aigle », disait M. Zimmermann,
jusqu'à la frontière du Congo, atteignant le fleuve Congo
et son affluent l'Ubangi. Ainsi s'annonçait l'intention de
réunir les deux colonies allemandes : le Cameroun et l'Est
africain allemand.
La Post de Berlin, précisant bientôt cette pensée, écri-
vait à l'occasion de l'examen d'un éventuel accord anglo-
allemand dans l'Afrique centrale:
« La Belgique ne nous cédera pas volontiers son
empire africain; il faudra donc ou l'acheter à un prix
onéreux, ou le prendre en vertu du droit du plus fort.
Que fera l'Angleterre en pareil cas?... »
Les mois succèdent aux mois et, de plus en plus, l'idée
d'alléger la Belgique du « fardeau » congolais prend
corps en Allemagne.
En juillet 1913, parut une brochure intitulée: Deutsche
Weltpolitik und kein Krieg (Politique mondiale sans
guerre). Cette étude eut un énorme retentissement. On
Tabora. 517
prétendit que la Wilhelmstrasse même l'avait inspirée.
Elle énonçait une doctrine de colonisation qui semblait
capable d'assouvir toutes les ambitions allemandes.
Pour l'auteur de la brochure, c'est surtout vers l'Afrique
centrale que l'Allemagne doit chercher le débouché
nouveau souhaité pour son trafic commercial ; la Belgique
et le Portugal feront les frais de cette colonisation pure-
ment économique, car, ne peut-on s'entendre avec ces
deux petites puissances? Quelle belle proie que le Congo,
riche et de ses gisements miniers de toutes les variétés:
cuivre, fer, étain, manganèse, or, diamant, et de ses
innombrables produits naturels!
En avril 1914, M. de Jagow cherche des complices pour
réaliser le projet cher aux pangermanistes.
La lettre du baron Beyens à M. Davignon, ministre des
affaires étrangères (IIe Livre gris belge, p. 2 et 3) est
édifiante. Suggérant une entente exclusive de concurrence
entre la France et l'Allemagne, au sujet de la construction
et du raccordement des lignes de chemins de fer qu'elles
projetaient de construire en Afrique, M. de Jagow s'en-
tendit répondre par son interlocuteur M. Cambon : « Dans
ce cas, il faudrait inviter la Belgique à conférer avec
nous... » Et M. de Jagow de se récrier: « Oh! non, car
c'est aux dépens de la Belgique que notre accord devrait
se conclure!
L'ambassadeur de France, indigné, s'empressa de
faire part au ministre de Belgique à Berlin de cette édi-
fiante proposition.
Le 8 juin 1917, parlant à Leipzig, le docteur Soif
déclara publiquement:
« Depuis longtemps, ce n'est plus un secret, même en
Angleîerre, que, déjà avant la guerre, nous avions le pro-
jet d'arriver, par des accords pacifiques, à grouper en un
ensemble nos possessions africaines. »
Mais les accords pacifiques ne vinrent pas : la Belgique
n'avait nulle envie de céder sa colonie à qui que ce fût.
518 Le Flambeau.
L'Allemagne n'ayant pu imposer son plan d'expansion
à l'Europe, ce fut la guerre.
* #
Le 3 août 1914, le Ministre des colonies télégraphia au
gouverneur ^général du Congo: « Allemagne a adressé
ultimatum Belgique. Gouvernement belge a refusé pas-
sage. Concentrez tous moyens de défense sur frontière
maritime et frontière allemande. »
Le 4 août 1914, l'armée allemande pénétra sur le sol
belge: le crime était accompli.
Il ne fallait guère s'attendre à voir l'Allemagne, qui
venait de violer le Traité de 1839 garantissant la neutra-
lité de la Belgique, respecter l'Acte général de Berlin,
dont l'esprit est d'assurer la neutralité permanente de
l'Afrique centrale.
Cependant, le 6 août, le Ministre des colonies télé-
graphiait à Borna:
« Armée allemande envahit territoire belge 4 août. Bel-
gique désire pas porter guerre en Afrique. En consé-
quence, observez attitude strictement défensive sur fron-
tières Congo et colonies allemandes. »
Le but de l'Acte de Berlin du 2 février 1885 avait
été de faire de l'Afrique centrale un vaste domaine à
l'abri des conflits violents. La pensée des philanthropes
réunis à Berlin est bien exprimée dans les articles 10 et
11 de l'Acte. Au centre de l'Afrique, la guerre devait
rester inconnue; toutes les nations pouvaient s'y rencon-
trer pacifiquement, et, par tous les bons moyens, tels
Tévangélisation et le commerce honnête, travailler au
progrès de la civilisation.
La Belgique poussa très loin le respect de la parole
donnée. Non seulement les troupes du Congo belge évi-
tèrent tout acte d'hostilité à l'égard des colonies alle-
mandes voisines, mais, alors qu'elle n'avait plus guère
d'espoir de voir accueillir sa proposition de neutralisation
Tabora. 519
de l'Afrique centrale, la Belgique s'abstint d'interner les
deux navires allemands qui se trouvaient dans les eaux du
Congo, parce que ces navires servaient le commerce alle-
mand et qu'elle avait garanti la liberté du commerce dans
la colonie.
Le 8 août 1914, se réclamant de l'article 25 de l'Acte
de Berlin, le navire allemand Ingbert se réfugia dans le
port de Banane. Un autre steamer allemand, VIngraban,
se trouvait à Matadi au moment des hostilités. Malgré ie
mécontentement exprimé par la population, le gouver-
neur général, se conformant aux ordres du gouverne-
ment, fit respecter les droits de ces navires. Ceux-ci furent
seulement priés de ne plus arborer le pavillon allemand ei
de ne pas envoyer leurs équipages à terre afin d'éviter
des manifestations.
Le 2 septembre, tirant parti de ces mesures, V Ingbert
put quitter Banane sans encombre et passer dans les eaux
territoriales portugaises. Toutefois, il avait été, dans l'in-
tervalle, l'objet d'une visite d'où il résultait qu'il ne por-
tait point de contrebande de guerre.
Le 23 septembre, VIngraban, à son tour, partit libre-
ment pour le port portugais Saint-Paul de Loanda, après
avoir également subi la visite.
Comment l'Allemagne reconnut-elle ces bons procédés?
Sans avis préalable, alors que les troupes belges évi-
taient strictement tout acte d'hostilité, le 15 août 1914,
un vapeur ennemi se posta devant Mokolubu, village situé
au sud d'Uvira, sur ie lac Tanganika. Après avoir tiraillé
sur le gîte d'étape et coulé une quinzaine de pirogues, les
Allemands débarquèrent sur la côte belge et coupèrent en
quatorze endroits le fil téléphonique.
Le 22 août, toujours sans avertissement, l'ennemi atta-
qua le port belge de Lukuga, sur le Tanganika, et y coula
le vapeur non armé Alexandre Delcommune.
A peu près au même moment, nos adversaires s'empa-
rèrent par surprise de l'île Kwidjwi, du lac Kivu.
520 Le Flambeau.
La guerre nous était donc imposée, en Afrique comme .
en Europe. Constatant la violence qui lui était faite par
l'Allemagne et l'inanité de ses efforts pour maintenir la
paix dans le bassin conventionnel du Congo, le gouverne-
ment ordonna les mesures que la sauvegarde de la colonie
imposait.
Au moment où la guerre éclata, nous ne disposions pas,
au Congo, d'une armée coloniale organisée en grandes
unités tactiques; cela se conçoit aisément. Confiants dans
la neutralité permanente de nos possessions africaines,
nous ne pouvions envisager la nécessité d'en faire un
jour une base en vue d'une guerre de conquête. Mais, si
la machine n'était pas montée, on en possédait pourtant
les parties essentielles.
Le soldat noir du Congo belge est un combattant de
premier ordre. Admirablement dressé dans divers camps,
bien outillés en vue de l'instruction militaire, le soldat de
« Bula-Matari » (c'est ainsi que nos noirs appellent le chef
suprême) qui fait sept années de service actif et qui sou-
vent prolonge volontairement la durée de ce terme, se
révèle courageux à l'excès, très robuste, agile, endurant,
bon tireur, sachant vivre de rien, discipliné et d'un dévoû-
ment absolu au blanc qui le commande, quand ce blanc a
les qualités d'un conducteur d'hommes.
La force publique du Congo, à l'effectif organique de
17,800 hommes, ne comportait, au moment de la déclara-
tion de guerre, que 14,000 soldats. Ceux-ci étaient répar-
tis en compagnies à effectifs variables, suivant l'impor-
tance des districts dont ils formaient les troupes d'occupa-
tion, constituant une force de police chargée d'assurer
l'ordre intérieur et de servir les fins de l'administration
des territoires.
De là, cette subdivision en compagnies de 'districts et
l'absence des unités techniques et des services auxiliaires
que réclament les besoins d'une campagne extérieure.
Tabora. 521
Les soldats étaient armés du fusil « Albini ». Malheu-
reusement l'invasion de la Belgique rendit impossible le
réapprovisionnement de ces armes en cartouches, et la
situation fut d'autant plus grave, que, par raison d'éco-
nomie, les munitions destinées à la force publique, pour
l'année 1914, n'avaient pas été envoyées en Afrique. Il
fallut tirer parti des ressources de l'Europe en fusils
<( Gras » et « Mauser » pour doter les troupes, déjà en
contact avec l'ennemi, d'un armement nouveau: 15,000
fusils Gras avec un approvisionnement de 30 millions
de cartouches furent envoyés en Afrique.
La colonie ne possédait que quelques mitrailleuses
<( Maxim » tirant la cartouche à poudre noire et de valeur
relative. 1 15 mitrailleuses des derniers modèles, disposant
de 100,000 cartouches par pièce, permirent l'organisation
des compagnies de mitrailleuses.
L'artillerie en service au Congo était constituée surtout
au moyen de pièces de 47 millimètres. Quelques canons
Krupp de 75 à tir lent et des canons de montagne de 75
complétaient cet armement. Les envois venus d'Europe
portèrent la dotation des 47 à 4,000 coups par pièce,
les 75, difficilement transportables, étant abandonnés à la
défense des postes fixes. Les usines Saint-Chamond four-
nirent un canon à tir rapide, jusqu'alors inexistant dans
la colonie. Elles expédièrent quatre batteries, chacune de
quatre canons de 70 millimètres avec un approvisionne-
ment porté à 4,000 coups par pièce, à mesure du dévelop-
pement de la campagne.
Les réserves en objets d'habillement, d'équipement,
d'armement et de campement étaient nulles; aucune for-
mation sanitaire spéciale ni dépôt de matériel hospitalier
n'étaient organisés; il n'existait ni téléphone de campagne,
ni postes mobiles de T. S. F. ; il fallut tout organiser sous
le feu de l'ennemi.
Le général Tombeur, devenu, en février 1915, comman-
dant en chef des troupes opérant à la frontière orientale
522
Le Flambeau.
du Congo, eut une lourde tâche à remplir : il dut à la fois
créer une armée et défendre les frontières menacées par
un ennemi organisé en vue de ses desseins.
LES TROUPES COLONIALES BELGES
1914 -1916
LEGENDE
1 i Troupes
Deux théâtres d'opérations se présentaient en Afrique,
puisque le Congo belge avait des frontières communes
avec deux colonies allemandes.
Le Congo belge touchait à l'Est africain allemand depuis
le sud du lac Tanganika jusqu'aux monts Virunga, au
nord du lac Kivu ; il voisinait avec le Cameroun, depuis
1912, au confluent de l'Ubangi et de la Lobaye et au
confluent de la Sangha et du fleuve Congo.
En septembre 1914, les troupes belges collaborèrent
aux opérations de la Sangha en y envoyant un contingent
d'infanterie avec de l'artillerie et un vapeur hâtivement
armé, le Luxembourg, qui vint appuyer l'action des
troupes dans la partie navigable de la rivière.
Tabora. 523
Après avoir, sous les ordres du général Aymerich, de
l'armée française, participé à de nombreux et rudes com-
bats, nos soldats eurent la profonde satisfaction, le 28 jan-
vier 1916, de faire leur entrée triomphale, avec les
troupes françaises et britanniques, à Yaunde, capitale de
guerre du Cameroun, à plus de 1,000 kilomètres de leur
point de départ, la frontière du Congo belge.
Des contingents, pris à l'intérieur de la colonie, parcou-
rant à marches forcées des centaines de kilomètres,
allèrent garnir la frontière orientale du Congo et y for-
mèrent une barrière efficace depuis la Rhodésie jusqu'au
nord du lac Kivu.
Au début de 1915, cette ligne s'étendit même dans la
colonie britannique de l'Uganda sur un front de 150 kilo-
mètres, depuis la frontière du Kivu jusqu'à Lutobo.
Pendant vingt mois, les troupes belges, luttant souvent
contre des groupements supérieurs en nombre, s'oppo-
sèrent victorieusement aux entreprises de l'ennemi.
Si, au début de la guerre, l'attitude de nos troupes
coloniales fut purement défensive, à l'inverse celle des
Allemands apparut nettement agressive.
Sur le lac Kivu, un bateaû~à moteur fut immédiatement
armé d'une mitrailleuse et vint croiser dans les eaux
belges, empêchant tout trafic et attaquant les postes. Des
incursions nombreuses d'indigènes armés eurent lieu en
différents points du territoire ; ils y exercèrent, à l'insti-
gation des autorités allemandes, de nombreuses razzias
de bétail et commirent des sévices graves envers la popu-
lation paisible.
La situation sur le lac Tanganika, mer intérieure de
700 kilomètres de longueur, était plus critique encore.
Les vapeurs allemands Kingani, von Wismann et von
Goetzen (ce dernier de 1,000 tonnes), armés de canons
et de mitrailleuses, croisaient en vue de la côte belge, bom-
bardant les postes, les caravanes et les rassemblements
524 Le Flambeau.
indigènes, semblant étudier le terrain en vue de débarque-
ments ultérieurs.
Bientôt les Allemands tentèrent des attaques sur tous
les fronts.
Fin septembre 1914, au nord du lac Kivu, une grande
activité fut signalée vers Kissegnies.
Sous les ordres du capitaine Wintgens, les compagnies
allemandes se concentraient. Leur but, d'après les indi-
gènes, était d'envahir le riche district du Kivu et sans
doute de gagner l'Ituri, le pays des mines d'or, et Stan-
leyville pour y soulever les arabisés de la région.
Le lieutenant-colonel Henry, un héros de la campagne
arabe, assumait la mission délicate de défendre la fron-
tière menacée.
Déjà les Watuzi (guerriers du Ruanda), couvrant les
mouvements de nos ennemis, obligeaient les habitants
du pays à chercher un refuge dans les montagnes. La
situation était grave, car la panique pouvait gagner les
régions voisines. Si les populations avaient perdu con-
fiance, la défaite eût été certaine, car nos soldats n'auraient
plus été ravitaillés en vivres et il aurait été impossible
d'organiser les transports et d'obtenir les munitions et les
renforts dont on avait un si pressant besoin.
A Kibati, à trois heures de marche de Kissegnies, se
trouvaient 400 soldats environ et un seul canon de 47 mil-
limètres. Les munitions? 150 cartouches par homme, et
les réserves ne pouvaient arriver avant plusieurs jours!
Le lieutenant-colonel Henry n'hésita pas. Avec des
moyens presque ridicules, le 4 octobre 1914, brusquement
il attaqua l'adversaire. Sa volonté était non de s'emparer
de Kissegnies, mais de tromper les Allemands, de leur
faire croire à l'arrivée de renforts, de retarder le moment
où eux-mêmes prendraient l'offensive pour permettre l'ar-
rivée des détachements signalés, enfin, — et c'était là
peut-être la raison primordiale, — de donner aux natifs
une haute idée de notre force, de leur montrer l'efficacité
Tabora. 525
de notre protection, afin qu'ils rejoignissent les villages
abandonnés et que la vie redevînt normale dans le pays.
La lutte fut rude. Pendant de longues heures, sous
un soleil torride, nos soldats combattirent avec rage.
Malgré leur supériorité numérique, les Allemands aban-
donnèrent le champ de bataille à la tombée du jour, ils se
retirèrent dans les montagnes qui commandent Kissegnies
et perdirent plusieurs semaines à s'y retrancher fébri-
lement.
Sitôt le résultat du combat connu, les indigènes ren-
trèrent dans leurs villages et se remirent au travail. Nulle
part l'ordre ne fut troublé. Il ne devait l'être au Congo, —
nous l'avons dit déjà, — à aucun moment, pendant cette
longue guerre.
En novembre, nos ennemis reprirent leurs projets, mais
déjà plusieurs compagnies étaient arrivées. Les Alle-
mands tentèrent de débarquer sur la rive ouest du lac
Kivu : le détachement du lieutenant Hommelen les rejeta.
L'année 1915 débuta par une violente attaque contre
Tshahafi, que nous occupions pour couvrir Kigezi, village
peuplé en Uganda : les Allemands enregistrèrent un échec.
Binei, qui couvrait la route de Kibati à Rutshuru, fut
vainement attaqué à son tour.
Le 28 mai, le poste de Kissegnies fut détruit à la suite
d'un engagement qui dura toute la journée.
Le 15 juin, le mont Lubafu qui domine toutes les posi-
tions à l'est du lac, fut occupé par surprise; nos troupes
s'y maintinrent, mais la rivière Sebea, dont les eaux se
déversent dans le Kivu est proche. Au sud de la rivière,
se dressent les cratères que surplombent les monts Kama
et que garnissent les formidables redoutes ennemies.
La rivière est gardée par les avants-postes ennemis.
Cette situation ne se modifiera pas jusqu'au moment de
l'offensive générale des Belges, en avril 1916.
Le 26 septembre, l'ennemi prit comme objectif Lu-
vungi, situé sur la rive gauche de la rivière Ruzizi, qui
relie le lac Kivu au lac Tanganika.
526 Le Flambeau.
Il subit un sanglant échec.
Le 22 octobre, le capitaine Wintgens tenta de reprendre
le mont Lubafu, clef de la position que nous occupions en
territoire allemand.
Le major Bataille rejeta l'ennemi en désordre.
Le 27 novembre, une de nos compagnies avait reçu
l'ordre d'occuper le mont Tshandjarue, qui devait former
l'extrême-gauche de notre ligne. Elle s'arrêta en chemin
pour camper à proximité d'un village indigène. Surprise
à la pointe du jour par des forces supérieures en nombre,
elle résista bravement, tous les Européens se firent tuer
sur place.
Le 27 janvier 1916, une colonne allemande étant signa-
lée en marche vers l'Uganda, avec l'intention de piller
le poste de Kabale, centre commercial important, deux
compagnies belges attaquèrent le mont Ruakadigi, position
avancée de l'adversaire. Le combat fit rage; nous eûmes
de lourdes pertes à enregistrer ; mais la colonne de Wint-
gens, qui déjà attaquait un de nos pelotons couvrant Ka-
bale, reprit en hâte la route de la Sebea.
N'ayant pu envahir le Congo en passant par le Ki*/u,
au cours de l'année 1915, nos adversaires conçurent un
nouveau plan : débarquer en un point de la côte belge du
Tanganika et marcher vers Kabalo, port du fleuve Congo,
afin de couper les communications du Katanga avec les
autres provinces de la colonie.
Les populations du district du Maniema comptent dans
leur sein de nombreux arabisés, et les Allemands espé-
raient les rallier facilement à leur cause. A plusieurs
reprises donc ils vinrent bombarder les principaux ports
congolais du lac Tanganika. Ces bombardements cou-
vraient des tentatives de débarquement qui échouèrent,
car les colonnes mobiles de la défense du lac montaient
bonne garde.
Nos alliés de Grande-Bretagne ayant dû employer une
partie de leurs troupes pour la campagne du Sud-Ouest
Tabora. 527
africain, nos soldats furent appelés à la défense des fron-
tières de Rhodésie dès septembre 1914.
En juin et en juillet 1915, notamment, au prix de pertes
sensibles, ils rejetèrent l'ennemi qui tentait d'envahir
cette riche colonie britannique.
*
* *
Toutes les tentatives de l'adversaire constituent pour
lui de sanglants échecs, tous ses plans échouent devant
la ténacité de nos troupes africaines.
Le général Tombeur, pendant ces longs mois, procède
méthodiquement à l'organisation de ses troupes. Des
compagnies il forme des bataillons, puis des régiments
et des brigades. Chaque bataillon reçoit ses mitrailleuses;
chaque régiment, son artillerie à tir rapide. Le service
médical est organisé avec le plus grand soin. Les compa-
gnies de pontonniers-pionniers, de télégraphistes, de
téléphonistes, de grenadiers, de chemins de fer, sont
créées. L'ennemi ayant hérissé ses lignes de puissants
ouvrages de fortification, on lui oppose des mortiers de
tranchée Van Deuren.
Le commandant en chef crée, dans ses groupements,
le lien tactique indispensable aux unités générales d'une
vraie armée. Aucun service, aucun détail n'est négligé:
intendance, service de transports, justice, aumônerie, tré-
sorerie, services de l'arrière, tout est admirablement
établi.
Les Allemands ont la maîtrise du lac Kivu : la canon-
nière Paul Renkin et le canot à moteur Tchiloango vont
la leur ravir.
La ligne de chemin de fer qui unit le fleuve Congo au
lac Tanganika n'est pas terminée: les 110 derniers kilo-
mètres seront construits en huit mois.
Tl faut reprendre la maîtrise du Tanganika. Le port
d'Albertville est construit; des canons de 160 millimètres
protégés, venus du Bas-Congo, le défendent ; on y monte
528 Le Flambeau,
et on y lance le glisseur-torpilleur Netto, le remorqueur
Saint-Georges, une chaloupe-canonnière, un vapeur de
500 tonnes le Baron Dhanis. Enfin, le vapeur Alexandre
Delcommune, renfloué et bien armé, revoit le lac sous le
nom de Vengeur.
En un mot, la mobilisation industrielle du Congo est
réalisée sous l'énergique direction du lieutenant-colonel
Moulaert.
Les populations de l'Afrique orientale allemande virent
un jour avec épouvante nos aviateurs traverser le Tan-
ganika, survoler leur pays, reconnaître les installations
militaires et y jeter la mort.
Le long de nos frontières, les moyens de communica-
tion étaient sommaires. Depuis le début de la campagne
jusqu'au moment de l'offensive, plus de 1,500 kilomè-
tres de fils télégraphiques ont été tendus, deux postes
radiographiques installés, et plusieurs centaines de kilo-
mètres de routes établis.
Imagine-t-on ce qu'il a fallu de volonté, d'énergie,
d'efforts persévérants, pour concentrer, au centre de
l'Afrique, à 2,000 kilomètres de la base naturelle,
Borna sur l'Océan atlantique, à 1,400 kilomètres de la
base de nos alliés, Afombasa sur l'Océan indien, tous les
moyens d'action nécessaires à une armée de 15,000
hommes, qui veut mener une campagne victorieuse en
pays ennemi?
De Borna à Stanleyville, on utilise steamers et chemin
de fer; mais, de Stanleyville au lac Kivu, point de con-
centration de la brigade nord, durant quarante jours, les
approvisionnements de toute nature et souvent très pon-
déreux doivent être portés à dos d'homme.
Par la voie anglaise, l'Uganda Railway, qui vient de
Mombasa à Port-Florence, et le service de navigation du
lac Victoria nous amènent à Bukakata, où nous avions
pu établir une base de transports. De ce point à Rutshuru,
dépôt de la brigade nord, il n'y a que dix-sept jours de
Tabora.
529
portage. Cette ligne, encombrée déjà pour les besoins
des troupes britanniques, ne pouvait être utilisée que
pour les transports de première nécessité: elle fut em-
pruntée par les nombreux officiers et sous-officiers ve-
nant de l'Yser pour renforcer le cadres de la division
coloniale.
L'effort demandé aux populations du Congo est carac-
térisé par un chiffre: du 1er janvier au 31 mai 1916,
66,000 charges furent acheminées de Stanleyville vers
le front.
35
530 Le Flambeau.
Avril 1916 marque enfin l'heure, si longtemps atten-
due, de P attaque générale contre l'Est africain-allemand.
A ce moment, sur le lac Tanganika, un corps spécial,
chargé de la défense des côtes a été constitué sous les
ordres du lieutenant-colonel Moulaert.
La brigade sud, du colonel Olsen, se trouve concen-
trée en deux groupements. Le 2e régiment garde les pas-
sages de la rivière Ruzizi, le 1er régiment est massé à la
pointe sud du lac Kivu, que nous commandons à présent.
La brigade nord commandée par le colonel Molitor,
a un régiment, le 4e, face aux positions allemandes de
la Sebea, au nord du lac Kivu ; le 3e régiment est en voie
de concentration à Kamwezi, au sud de Lutobo, dans
l'Uganda.
Un bataillon anglais est venu occuper les positions de
Kigezi, que nous avons défendues jusqu'alors.
Le 4 avril, le 4e régiment, sous les ordres du major
Rouling, commence l'attaque pied à pied des positions de
la Sebea, fixant ainsi les troupes de Wintgens dans leurs
ouvrages.
Le 18 avril, le major Muller, chef du 1er régiment,
entame une action combinée d'un bataillon et de la flot-
tille du Kivu contre l'île Gombo, dont il s'empare pour
attaquer aussitôt, à revers, le poste de Shangugu.
Le 19 avril, après une brillante attaque, la position
ennemie est enlevée et nos couleurs flottent sur Shangugu.
Le 26 avril, sous les ordres du major Bataille, le 3e régi-
ment quitte Kamwezi. Après avoir traversé en saison des
pluies un pays très montagneux, coupé de larges rivières
au cours rapide, il entre à Kigali, chef-lieu du Ruanda,
le 6 mai, ayant culbuté l'ennemi au mont Kasibu et mis
en fuite tous ses détachements de surveillance.
Le colonel Molitor reçut des indigènes de Kigali le meil-
leur accueil, parce que ses soldats n'avaient rien pillé,
parce que les Belges n'imitaient pas les Allemands dans
leur système de réquisitions arbitraires.
Tabora. 531
Dès l'arrivée du 3e régiment à Kigali, Wintgens est
directement menacé; l'enveloppement stratégique des
positions de la Sebea est réalisé.
Le 12 mai, le 4e régiment occupe Kissegnies et toutes
les positions de la Sebea ; puis, il poursuit Wintgens, qui
bat en retraite précipitamment, traitant très durement
les indigènes qui s'apprêtent à accueillir les Belges en
amis, et, le 22 mai, il établit sa liaison entre Kigali et
Nyanza avec le 3e régiment et avec la brigade Olsen.
Après la prise de Shangugu, le 1er régiment reprend sa
marche à travers un pays de'montagnes boisées ; le 18 mai,
il culbute l 'arrière-garde de Wintgens et, le même jour,
entre à Nyanza, résidence de Musinga, roi du Ruanda,
au moment où y arrivaient les premiers éléments de la
brigade Molitor.
Le 2e régiment, sous le lieutenant-colonel Thomas,
franchit à son tour la Ruzizi et, le 6 juin, fait son entrée
à Usumbura, à la pointe nord du Tanganika.
Aussitôt le 2e régiment reprend sa marche vers Kitega,
chef-lieu de la province de l'Urundi.
Ce même jour, 6 juin, le 1er régiment, venant de Nyanza
et marchant également vers Kitega, bat l'ennemi à Kiwi-
tawe; le 12 juin, il force les passages de la Ruwuwu, large
rivière au nord de Kitega et, le 16 juin, il est à Kitega,
qu'abandonne le major von Langen, battu.
Un régiment de la brigade nord appuie sur sa gauche
l'action du 1er régiment durant cette marche, et le 3e régi-
ment lance vers le sud un détachement qui, le 26 mai, à
la mission de Kaninja, disperse les troupes que Wintgens
était en train de regrouper.
Du 31 mai au 5 juin, le 3e régiment se reforme dans la
région de Nsasa, en vue d'entreprendre la traversée de
la Kagera et la conquête de la province du Bukoba.
Nous sommes ici aux sources du Nil. La Kagera est,
en effet, généralement considérée comme constituant le
cours méridional du grand fleuve. Les accès de la
532 Le Flambeau.
Kagera ne sont pas faciles. Sur les deux rives, courant
du sud au nord, une série de chaînes de montagnes,
vraies murailles de pierre, défendent le fleuve, qui pré-
sente déjà ici, tout près de sa source, plusieurs centaines
de mètres de largeur.
Les troupes belges fixent l'ennemi devant les trois
points de passage habituels de la Kagera et montrent une
grande activité dans la réunion de moyens de passage.
Pendant ce temps, un groupement franchit le fleuve dans
la partie de son cours qui est orientée ouest-est.
Ce groupement arrive à la rivière Ruwuwu, qu'il fran-
chit le 18 juin, et, bousculant l'ennemi, les 21 et 23, il le
chasse de Biaramulo, qui est conquis le 24 juin.
Le 27 juin, les troupes belges occupaient la pointe sud-
ouest du lac Victoria, avec Namviembe, ayant en leur
pouvoir la partie de la province du Bukoba, située au
sud du parallèle de Migera.
L'autre régiment de la brigade Molitor, après avoir
franchi la Ruwuwu sous le feu de l'ennemi, à Ruanilo,
vint établir sa liaison avec le 3e régiment à Biaramulo,
le 25 juin.
Le hauptmann Godovius, qui défend le Bukaba, sur-
pris par cette marche foudroyante, se voit sur le point
d'être bloqué au nord de la province. Il essaie de battre
en retraite vers Tabora, mais, se heurtant à Kato, le
3 juillet, à un détachement du 1 Ie bataillon, ses troupes
sont taillées en pièces, le chef étant lui-même fait pri-
sonnier.
Pendant ce combat, le major Rouling, un merveilleux
soldat, fut très grièvement blessé; le lieutenant-colonel
Huyghe prit sa place à la tète du 4e régiment.
Les nôtres se lancent sur la route de Tabora, mais ils
vont rencontrer la série des collines rocheuses de Maria-
Hilf à Saint-Michael, que l'ennemi défend.
Les 14 et 15 juillet, à Djabahika, une terrible bataille
s'engage. La colonne allemande qui barrait la route de
Tabora. 533
Maria-Hilf est rejetée et poursuivie jusqu'en ce point, que
nous occupons, le 23 juillet.
Le 3e régiment, après avoir menacé à revers le port
de Muanza, que nos alliés britanniques occupèrent sans
perte le 14 juillet, marche vers Saint-Michael, qu'il ne
pourra occuper que le 12 août.
Tandis que se déroulent ces événements, la brigade
Olsen se dirige vers le sud.
Un régiment occupe Nianza-Migera, le 15 juillet. Une
belle manœuvre fait tomber la région fortifiée de Kasulu ;
une menace d'enveloppement amène les Allemands à éva-
cuer Kigoma-Udjigi, le grand port terminus dû chemin
de fer qui, par Tabora, vient de Dar-es-Salam.
Le 29 juillet le 2e régiment s'empare de la place, y
prenant notamment deux canons de 105 millimètres. Pen-
dant ce temps, le major Muller forçait la Malagarassi et
atteignait la rivière Gombe, le 20 juillet, dans le but d'éta-
blir la liaison avec la brigade Molitor.
Nos contingents vont maintenant prendre comme
objectif Tabora, la ville mystérieuse qui, depuis des mois,
hante les rêves de tous les combattants.
La brigade Olsen a pour axe le chemin de fer d'Udjigi
à Tabora, que nos troupes réparent au fur et à mesure
de leur progression.
La brigade Molitor marche parallèlement à la route
Saint-Michael-Tabora .
Tabora, ville superbe, où s'élèvent de grands hôtels, de
vastes constructions et des maisons de commerce impor-
tantes, est située au milieu d'une plaine aride, que sil-
lonnent des cours d'eau de peu d'importance, taris pen-
dant la saison sèche, qui règne en ce moment.
La marche est pénible, il faut découvrir l'eau noirâtre
dans les rares fonds marécageux, connus seulement des
indigènes. Malgré les difficultés, nos troupes avancent,
pleines d'entrain, vers la capitale de guerre de l'Est afri-
cain allemand, le joyau de la colonie, et son réduit central.
534 Le Flambeau.
Le général prussien Wahle, qui dirige la défense du
pays que nous venons de traverser, a pris personnelle-
ment le commandement des troupes importantes qui ont
pu se masser pour défendre ce réduit.
Dès le 1er septembre nos avant-gardes prennent avec
les détachements ennemis un contact qui ne sera plus
perdu.
La brigade sud livre du 30 août au 4 septembre le com-
bat victorieux d'Ussoke; le 7 septembre, la tëtt d'une de
ses colonnes est mise en échec à Mabania, mais la situa-
tion est rétablie aussitôt et la marche continue.
Le 10 septembre, le colonel Olsen engage la sanglante
bataille de Lulanguru, qui, jusqu'au 16, se poursuivra sans
interruption et se terminera par la retraite de l'ennemi.
Celui-ci résiste à outrance; il fait des efforts pour
nous accrocher et, opérant par lignes intérieures de ma-
nœuvre, le général Wahle tente de battre la brigade sud,
tandis qu'un faible détachement observe la brigade nord.
Cette manœuvre échoue.
Après avoir bousculé l'ennemi à Kalogwe, le 2 sep-
tembre, et s'être emparée d'un canon de 105 millimètres,
la brigade nord, combattant chaque jour, est arrivée à
proximité d'Itaga, le 12 septembre.
Entendant le canon dans le sud, le colonel Molitor
n'hésite pas et, sans attendre sa réserve, attaque résolu-
ment dès l'aube du 13. Le combat d'Itaga se terminera
le 14 sans résultats; mais le front allemand Lulanguru a
dû être dégarni, ce qui a permis au colonel Olsen de
pousser ses troupes jusqu'aux collines de Gange, qui
entourent Tabora à une distance de 5 kilomètres.
Serrés de près, apprenant l'arrivée d'un détachement
qui, par le sud, va encercler la place, les Allemands se
décident à céder le terrain et évacuent la ville sur laquelle,
le Î9 septembre, flotte enfin le drapeau belge.
Nos deux brigades ont eu la satisfaction d'entrer simul-
tanément à Tabora et d'y délivrer 189 Européens, ressor-
Tabora. £35
tissants des nations alliées, prisonniers de guerre et civils,
internés dans l'Est africain allemand, depuis le début des
hostilités.
Les troupes belges, poursuivant l'ennemi en retraite
vers le sud-ouest, l'ont culbuté à Sekonge, capturant
20 Européens, 1 canon, 1 mitrailleuse et une grande quan-
tité de matériel.
Si nos troupes n'ont pas gardé le contact, si elles n'ont
pas planté leur étendard sur le dernier repaire de la résis-
tance allemande, dès 1916, c'est parce que le générai
Tombeur avait reçu l'ordre formel de ne pas dépasser
Tabora !
J'ai pu faire suivre la marche de nos colonnes victo-
rieuses, dire comment avait été exécuté le plan, admira-
blement conçu par le commandement; mais ce qu'on ne
peut exprimer, c'est la somme de volonté, de patience,
d'endurance, de courage, en un mot, qu'il a fallu à ces
troupes qui ont parcouru plus de quinze cents kilomètres
depuis leur point de concentration et qui ont rencontré,
au cours de durs combats, toutes les difficultés accu-
mulées: les pluies, les montagnes, la privation d'eau
sous un soleil torride.
Nos dévoués soldats se sont montrés dignes des héros
de la campagne arabe.
*
* *
1917 vint. Le général Malfeyt, nommé commissaire
royal, prit possession des territoires soumis à la juridic-
tion belge.
La ville de Tabora, alors que la campagne n'était pas
terminée, fut remise à l'administration britannique, et ce
fut là une singulière humiliation pour ceux qui avaient
payé cette conquête de leur sang.
Nos troupes furent partiellement démobilisées; mais,
bientôt, à la demande de nos alliés, nos bataillons durent
536 Le Flambeau.
reprendre le chemin de l'Est africain-allemand et, sous
les ordres du colonel Huyghe, le général Tombeur étant
rentré en Europe, recommencer la lutte.
Nos soldats enlevèrent Mahenge, le 7 octobre 1917, et
poursuivirent l'adversaire jusqu'au jour où le général
von Lettow-Vorbeck, un ennemi à la vaillance duquel il
faut rendre hommage, pénétra dans le Mozambique,
abandonnant sa colonie sans toutefois déposer les armes.
Ce furent ensuite les pourparlers de paix.
L'oubli vient vite! La Belgique se vit confier le mandat
d'administrer le Ruanda et l'Urundi, mais le royaume
du roi Musinga fut amputé, malgré les protestations des
natifs, en vue de la construction du chemin de fer du
Cap au Caire, qui n'est pas encore à la veille d'atteindre
ce pays.
Nous pouvons, sans vouloir rouvrir un débat pénible,
exprimer le regret que, à côté des hommes bien inten-
tionnés qui ont discuté le problème colonial au nom de
la Belgique, on n'ait pas envoyé à Paris le seul homme
vraiment qualifié pour négocier, parce que connaissant
le problème, pour l'avoir résolu, et le pays à administrer,
pour l'avoir conquis: le général Tombeur, qui, mieux
que quiconque, pouvait défendre les intérêts belges dans
l'Est africain allemand.
Commandant A. Cayen.
LA CERISAIE
Comédie en quatre actes de A. P. TCHEKHOV.
Première version française par C. Mostkova et A. Lamblot. (i)
ACTE III
Un petit salon séparé d'un grand par une arcade. Le lustre est
allumé. On entend dans le vestibule l'orchestre juif, dont il fut
question au 2e acte. C'est le soir. Dans le grand salon, on danse le
lancier. La voix de Pichtchik: «Promenade à une paire» (2).
Dans le petit salon entrent, par couples: d'abord Pichtchik et Char-
lotte, puis Trofimov et Lioubov, Ania et le fonctionnaire de la poste,
Varia et le chef de gare, etc. Varia pleure doucement et, tout en
dansant, essuie ses larmes; avec le dernier couple, Douniacha.
(En traversant le petit salon, Pichtchik crie:
«Grand rond, balancez!» puis «Les cavaliers à
genoux et remerciez vos dames ! » Phyrse, en
habit, passe portant un plateau d'eau de Seltz.
Dans le salon entrent Pichtchik et Trofimov.)
PICHTCHIK
Je suis pléthorique, moi. J'ai déjà eu deux attaques.
Je danse avec peine, mais comme on dit : Avec les fous,
il faut batifoler. Voyez-vous, j'ai une santé de cheval. Feu
mon père (un blagueur, que Dieu lui fasse paix!), disait
souvent, à propos de notre origine, que l'ancienne race de
Simionov Pichtchik, remontait au fameux cheval que
(1) Voyez le Flambeau, 4e année, n° 7, 31 juillet 1921, p. 327.
(2) En français dans le texte.
538 Le Flambeau.
Caligula amena au Sénat... (Il s'assied.) Mais voilà le
malheur, c'est le manque d'argent : Chien affamé ne rêve
que rôt... (Il ronfle, mais se réveille aussitôt). De même
moi... je ne puis parler que d'argent...
TROFIMOV
En effet, vous avez quelque chose de chevalin.
PICHTCHÏK
Et après?... le cheval est un animal comme un autre...
un cheval peut se vendre...
(Dans la pièce voisine, l'on entend jouer au
billard. Sous l'arcade, apparaît Varia.)
trofimov (la taquinant)
Madame Lopakhine! Madame Lopakhine ! . . .
varia (avec humeur)
Monsieur le décati.
TROFIMOV
Mais oui, et j'en suis très fier.
varia (plongée dans d'amères pensées)
Voilà, on invite des musiciens et comment les payer?
(Elle sort.)
trofimov (à Pichtchik)
Si l'énergie déployée par vous, durant toute votre vie
à rechercher l'argent pour payer les intérêts, eût été
dépensée autrement, vous auriez sans doute fini par
changer le cours de la terre.
PICHTCHIK
Nietzsche... le philosophe... le plus grand, le plus
illustre... l'homme à l'esprit formidable, dit dans ses
œuvres, que Ton peut faire de faux assignats.
La Cerisaie. 539
TROFIMOV
Vous avez lu Nietzsche, vous?
PICHTCHIK
Non, mais des fois... C'est ma fille Dachenka qui m'en
a parlé. Et moi, je suis précisément dans une telle passe
qu'il ne me reste qu'à faire de faux assignats... Après
demain, j'ai à payer 310 roubles... J'en ai déjà trouvé
130... (se tâtant les poches, inquiet.) J'ai perdu mon
argent. Je l'ai perdu... (en pleurant) où est-il? (joyeuse-
ment.) Le voici, derrière la doublure... j'en suis tout
essoufflé...
(Entrent Lioubov et Charlotte.)
Lioubov (fredonne Vair de Lesguinka).
Pourquoi Léonide n'est-il pas encore rentré? Que
fait-il à la ville? (à Douniacha.) Douniacha, offrez du
thé aux musiciens...
TROFIMOV
La vente n'a probablement pas eu lieu.
LIOUBOV
Les musiciens, comme la soirée, sont mal à propos. .
enfin, cela n'a pas d'importance. (Elle s'assied et chante
à mi-voix) .
Charlotte (tendant un jeu de cartes à Pichtchik).
Voilà un jeu, retenez une carte.
PICHTCHIK
C'est fait.
CHARLOTTE
Battez-les maintenant. Très bien. Donnez-les moi, ô
mon cher monsieur Pichtchik, ein, zwei, drei (1). Main-
Ci) En allemand dans le texte.
540 Le Flambeau.
tenant, cherchez la carte ; elle est dans votre poche de
côté...
pichtchik (la retirant de sa poche)
Le huit de pique, c'est exact. (Ebahi.) Pensez donc!
charlotte (qui tient le jeu de cartes dans la paume
de sa main, à Trofimov)
Vite, quelle carte est au-dessus?
TROFIMOV
...Eh bien, si vous voulez, la dame de pique.
CHARLOTTE
Voilà, (à Pichtchik.) Et vous, celle du dessus?
PICHTCHIK
L'as de cœur.
CHARLOTTE
Voilà. (Elle frappe sur sa main, le jeu de cartes dis-
paraît.) Quel beau temps aujourd'hui! (Une voix mysté-
rieuse, comme venant du sol, lui répond: oh oui, ma-
dame, le temps est splendide.)
CHARLOTTE
Vous êtes mon bon petit idéal...
LA voix
Vous aussi, madame, vous avez toute mon sympathie.
le chef de gare (applaudissant)
Bravo! madame la ventriloque. Bravo!
La Cerisaie. 541
pichtchik (ébahi)
Pensez donc! An, cette ravissante demoiselle Char-
lotte!... J'en suis tout simplement amoureux...
CHARLOTTE
Amoureux ! (haussant les épaules.) Pouvez -vous
aimer ? Guter Mensch aber schlechter Musikant ( 1 ) .
trofimov (donnant à Pichtchik une claque sur l'épaule)
Espèce de cheval, va !
CHARLOTTE
Attention, encore un tour (prenant un plaid sur une
chaise.) Voici un plaid, un très beau plaid que je désire
vendre... (Elle le secoue.) Personne n'en désire?
pichtchik (ébahi)
Pensez donc!
CHARLOTTE
Ein, zwei, drei (1). (Elle soulève vivement le plaid,
Ania est debout, derrière. Celle-ci fait une révérence,
court à sa mère, l'embrasse, puis retourne en courant
dans le grand salon, au milieu de l'extase générale.)
lioubov (applaudissant)
Bravo! Bravo!
CHARLOTTE
Encore un. Ein, zwei, drei (1). (Elle soulève le vlaid.
Derrière, Varia qui salue.)
pichtchik (ébahi)
Pensez donc !
(1) En allemand dans le texte.
542 te Flambeau.
CHARLOTTE
C'est fini. (Elle jette le plaid sur Pichtchik, fait une
révérence et se sauve en courant dans le grand salon.)
pichtchik (courant après elle)
Quelle friponne!... Qu'en pensez-vous, hé? (// sort.)
LIOUBOV
Et Lëonide qui ne rentre toujours pas. Que peut-il
bien faire en ville si longtemps? Tout doit y être fini, et
la propriété vendue ou non, pourquoi nous tenir si long-
temps dans cette incertitude ?
varia (cherchant à la consoler)
L'oncle a acheté, j'en suis convaincue.
trofimov (moqueur)
Oh, oui!
VARIA
Grand 'mère lui a envoyé sa procuration, afin qu'il
achète en son nom la propriété, en lui transférant l'hypo-
thèque. Elle fait cela pour Ania et je suis certaine qu'avec
l'aide de Dieu, l'oncle a pu le faire.
LIOUBOV
La grand 'mère a envoyé 15,000 roubles pour racheter
en son nom ; elle n'a guère confiance en nous. Mais cet
argent ne suffira même pas à payer les intérêts. (Elle se
couvre des mains la figure.) C'est aujourd'hui que se
joue ma destinée... ma destinée.
trofimov (taquinant Varia)
Madame Lopakhine.
La Cerisaie. 543
varia (avec humeur).
Etudiant perpétuel! Deux fois déjà chassé de l'Uni-
versité...
, LIOUBOV
Voyons, Varia. Pourquoi te fâcher; il te taquine. Eh
bien, si tu le veux, marie-toi. Lopakhine est un homme
excellent, intéressant, et si tu n'y tiens pas, mignonne,
personne ne t'y force.
VARIA
Je dois avouer, petite mère, que je considère la chose
comme très sérieuse; c'est un brave homme. Il me plaît.
LIOUBOV
Eh bien alors, marie-toi, je ne comprends pas ce qui
t'en empêche.
VARIA
Voyons, petite mère, je ne peux tout de même pas le
demander en mariage. Voilà deux ans déjà que tout le
monde en cause; tout le monde. Quant à lui, il ne dit
rien ou bien plaisante. Je le comprends: il s'enrichit, et
absorbé par les affaires, a autre chose que moi en tète.
Si j'avais de l'argent, même très peu, ne fût-ce que cent
roubles, j'abandonnerais tout et m'en irais quelque part,
le plus loin possible, de préférence dans un couvent.
TROFIMOV
Magnifique !
varia (à Trofimov)
Décidément, un étudiant devrait avoir plus d'esprit!
(compatissante, avec des larmes). Que vous êtes devenu
laid, Pénia, que vous avez vieilli! (à Lioubov, déjà sans
larmes.) Mais voilà, maman. Je ne peux pas rester inac-
tive, il me faut toujours une occupation.
544 Le Flambeau.
yacha (entre; il retient à peine un rire).
Epikhodov a cassé une queue de billard... (il sort).
VARIA
Pourquoi Epikhodov est-il ici? Qui donc l'a autorisé à
jouer au billard? Je ne comprends pas ces gens. (Elle
sort.)
LIOUBOV
Ne la taquinez plus, Pétia, vous voyez bien qu'elle
est déjà assez malheureuse.
EPIKHODOV
Et pourquoi fourre-t-elle son nez partout? Elle exagère
vraiment. De tout l'été, elle ne nous a pas quittés, Ania,
ni moi. Elle craignait un roman, voyez-vous. Mais en quoi
cela la regarde-t-il ? Surtout que jamais je n'ai motivé
ses craintes! Du banal, j'en suis si loin. Nous sommes au-
dessus de l'amour"!
LIOUBOV
Et moi, je dois être au-dessous de ce sentiment (fort
inquiète). Pourquoi Léonide ne rentre-t-il pas? Rien
qu'être fixée: la propriété est-elle vendue ou non? Ce
malheur me semble tellement incroyable, que je ne sais
même pas ce que je ferai. Je me perds... Je suis capable
d'en pousser des cris... de faire une bêtise... sauvez-moi,
Pétia. Dites donc quelque chose, parlez...
TROFIMOV
Que la propriété soit vendue ou non, qu'importe!
Depuis longtemps déjà, elle était condamnée sans aucun
retour possible, le chemin était déjà envahi d'herbes.
Calmez- vous, chère amie, ne vous illusionnez pas. Il
faut avoir le courage, ne fût-ce qu'une fois dans la vie,
de regarder la vérité en face.
La Cerisaie. 545
LIOUBOV
Quelle vérité? Vous, vous distinguez encore le vrai du
faux, mais moi je n'y vois goutte; c'est comme si j'avais
perdu la vue. Vous résolvez avec audace toutes les ques-
tions vitales, mais, dites-moi, mon ami, n'est-ce pas parce
que vous êtes encore jeune? Parce que vous n'avez pas
encore, pour ainsi dire, fait la maladie d'un seul de vos
problèmes? Vous regardez avec hardiesse devant vous;
mais n'est-ce pas parce que vous ne voyez, n'attendez
rien d'effrayant de la vie qui est encore cachée à vos
jeunes yeux? Vous êtes plus courageux, plus honnête,
plus profond que nous, mais réfléchissez, ayez un rien
d'indulgence, un peu de clémence pour moi. Voyons,
voyons, je suis née ici, mes parents, mon grand-père y
habitaient, j'aime cette maison. Sans ce jardin des ceri-
siers, ma vie n'a pas de raison d'être, et s'il en faut finir
avec lui, autant en finir avec moi... (Elle étreint Trofi-
mov et le baise au front.) Mais voyons, mon fils se noya
ici... (Elle pleure.) Ayez pitié de moi, mon bon, mon
gentil garçon.
TROFIMOV
Mais vous le savez bien, je vous plains de tout mon
cœur.
LOUBOV
Il faut le dire autrement, autrement... (Elle tire un
mouchoir, un télégramme tombe.) Vous n'avez pas
idée comme j'ai le cœur gros aujourd'hui! Tenez, ici
il y a trop de vacarme pour moi. Au moindre bruit, mon
âme s'effraye, je ne cesse de frissonner. Mais rentrer
chez moi, je ne puis; la solitude dans le silence m'épou-
vante. Ne me jugez pas mal, Pétia. Je vous aime comme
un proche. Je vous donnerais volontiers Ania, je vous
le jure, mais seulement, mon ami, il faudrait continuer
vos études, les terminer. Et vous, vous ne faites rien,
36
546 Le Flambeau.
vous vous laissez porter par le hasard d'un endroit à
l'autre. Et cela est si bizarre... Pas vrai, dites? Et il fau-
drait aussi soigner un peu votre barbe, mon ami, lui
donner de l'aspect... (elle rit) que vous êtes drôle !
trofimov (ramassant le télégramme)
Je ne désire pas être un bellâtre.
LIOUBOV
Il vient de Paris, ce télégramme. J'en reçois tous les
jours, c'est celui d'aujourd'hui. Ce sauvage ne va pas
bien du tout... il est de nouveau malade... Il m'implore,
me supplie de le rejoindre. A vrai dire, je devrais aller
passer quelque temps près de lui. Vous avez l'air sévère,
Pétia. Mais que faire, mon ami, que dois-je faire? Il est
malade, seul, malheureux. Et qui le soignera, là-bas, qui
l'empêchera de commettre des imprudences, qui lui don-
nera à temps ses médicaments? Pourquoi donc dois-je
le cacher, je l'aime et c'est tout; je l'aime, je l'aime...
Soit, c'est une pierre à mon cou et j'irai avec elle jus-
qu'au fond. Mais si j'aime ce fardeau, si je ne puis m'en
passer! (Serrant la main de Trofimov.) Ne pensez pas
du mal de moi, Pétia, ne me dites rien, rien...
trofimov (les larmes aux yeux)
Excusez ma franchise, je vous en supplie; mais il vous
a dépouillée!
LIOUBOV
Non, je vous en prie, non, non ! Il ne faut pas parler
ainsi. (Elle se bouche les oreilles.)
TROFIMOV
Mais c'est un misérable, il n'y a que vous qui l'igno-
riez! C'est un vulgaire coquin, une nullité...
La Cerisaie. 547
lioubov (froissée, mais se surmontant)
Avec vos vingt-six ou vingt-sept ans, vous n'êtes qu'un
élève de sixième.
TROFIMOV
Soit.
LIOUBOV
Il faut être un homme. A votre âge, il faut comprendre
ceux qui aiment, et surtout, aimer soi-même... avoir de
petites aventures, des flirts (se fâchant.) Mais oui, mais
oui, vous non plus, n'êtes pas un innocent; vous n'êtes
qu'un hypocrite, qu'un phénomène grotesque, qu'un
monstre...
trofimov (effrayé)
Que dit-elle?
LIOUBOV
« Je suis au-dessus de l'amour ». Vous n'êtes pas
au-dessus de l'amour, mais tout simplement un détraqué,
une espèce de propre à rien, comme dit notre Phyrse. A
votre âge, ne pas avoir de maîtresse!
trofimov (effrayé)
Mais c'est horrible, ce qu'elle dit! horrible!... (la tête
dans les mains, il se précipite dans le grand salon.) C'est
horrible... Je n'en peux plus ! je m'en vais... (// sort, mais
revient aussitôt.) Tout est fini entre nous. (// entre dans
V antichambre.)
lioubov (criant)
Pétia, attendez ! Est-il drôle, mais je plaisantais ! Pétia !
(On l'entend dans l'antichambre descendre
l'escalier quatre à quatre et soudain un bruit
de chute. Ania et Varia poussent un cri, mais
aussitôt on les entend rire.)
LIOUBOV
Qu'y a-t-il?
548 Le Flambeau.
ania (accourt en riant)
Pétia est tombé dans l'escalier. (Elle s'enfuit.)
LIOUBOV
Quel drôle d'homme, ce Pétia!
(Le chef de gare, s'arrêtant au milieu du petit
salon, se met à déclamer le poème d'A. Tolstoï
(( La Pécheresse » :
« La foule bout, la joie, les rires,
Les éclats clairs du luth, les cymbales bruissantes.
A Tentour la verdure et des roses tombantes. »
On l'écoute, mais à peine a-t-il récité quelques
vers que, dans le vestibule, retentit une valse. La
déclamation est coupée. Tous se mettent à
danser. Du vestibule entrent: Trofimov, Ania,
Varia et Lioubov.)
LIOUBOV
Voyons Pétia, voyons, âme limpide,... je vous demande
pardon... dansons plutôt... (Ils dansent.)
(Ania et Varia dansent aussi. Phyrse entre et
pose sa canne près de la porte de côté. Du grand
salon entre aussi Yacha. Il regarde danser.)
yacha (à Phyrse).
Qu'as-tu, mon vieux?
PHYRSE
Ça ne va pas, je ne me sens pas bien. Autrefois à nos
bals dansaient des généraux, des barons, des amiraux.
Et à présent, l'on envoie chercher des commis de poste
et des chefs de gare qui se font encore prier. Je me
sens affaibli, moi. Notre défunt maître, ie grand-père,
soignait toutes nos maladies par la cire à cacheter. Moi,
j'en prends chaque jour depuis une vingtaine d'années
déjà, peut-être même plus. Il se peut que ce soit cela qui
me fasse vivre.
La Cerisaie. 549
YACHA
Va, tu m'embêtes, mon vieux! (Il bâille.) Claque au
moins, et plus vite que ça.
PHYRSE
Ah, là, là!... espèce de propre à rien! (// marmotte.)
(Trofimov et Lioubov, en dansant, entrent dans
le petit salon.)
LIOUBOV
Merci. Je voudrais bien m'asseoir un peu... (Elle s'as-
sied.) Comme je suis lasse !
(Entre Ania.)
ania (émue)
Tout à l'heure, à la cuisine, un homme a dit que le
Jardin des Cerisiers était déjà vendu.
LIOUBOV
Vendu! A qui?
ANIA
Il ne Ta pas dit. Il est parti. (Elle danse avec Trofi-
mov. Ils disparaissent dans le grand salon.)
YACHA
C'était un vieux radoteur! Il n'est pas de chez nous.
PHYRSE
Et Monsieur qui n'est pas encore rentré. Il a mis un
pardessus de demi-saison, tout léger. S'il allait se refroi-
dir. Ah, là, là, jeunesse inexpérimentée!
LIOUBOV
Ah, je me meurs! Allez demander, Yacha, à qui elle
est vendue.
550 Le Flambeau.
YACHA
Mais ce vieux-là est parti depuis longtemps déjà. (//
Ht.)
lioubov (dépitée)
Eh bien, qu'avez-vous à rire? Qu'est-ce qui vous
réjouit tant?
YACHA
Qu'il est rigolo, cet Epikhodov ! Décidément il ne vaut
pas lourd, vingt-deux malheurs.
LIOUBOV
Phyrse, si la propriété est vendue, où iras-tu?
PHYRSE
Où vous me l'ordonnerez, madame.
LIOUBOV
Quelle drôle de mine tu as! Es-tu malade? Va plutôt
te reposer.
PHYRSE
Ah oui... (avec un sourire ironique.) Et qui donc sur-
veillerait, qui prendrait garde à tout? Je suis seul pour
toute la maison.
yacha (à Lioubov)
Madame, permettez-moi de vous demander une faveur.
Si vous retournez à Paris, de grâce,' emmenez-moi. Il
m'est impossible, absolument impossible de rester ici.
(Après un regard circulaire, à mi-voix.) Mais à quoi bon
parler, vous voyez vous-même — un pays inculte, un
peuple immoral; de plus, l'on s'y ennuie à mort. A
l'office, la nourriture est infecte. Et pour comble, ce
Phyrse qui rôde par la maison en marmottant des propos
fâcheux! Emmenez-moi avec vous! Ayez cette bonté.
(Entre Pichtchik.)
La Cerisaie. 551
PICHTCHIK
Permettez-moi, ma belle, de vous inviter... à un petit
tour de valse! (Ils dansent.) Toujours est-il, ma char-
mante, que vous me prêterez 180 roubles, je les aurai...
(Ils dansent) 180 roubles... (En dansant, ils sont entrés
dans le grand salon.)
yacha (chantonne)
« Comprendras-tu le trouble de mon âme? »
(Dans la salle, quelqu'un en haut de forme gris
et en pantalon à carreaux, saute et gesticule. Des
cris: « Bravo, mademoiselle Charlotte! »)
douniacha (s'arrête pour se poudrer)
Mademoiselle m'a dit de danser. Il y a beaucoup de
cavaliers et peu de dames. Et moi, monsieur Phyrse,
cela me donne des vertiges, des battements de cœur, et
pour comble, le fonctionnaire de la poste m'a dit encore
une chose qui m'a coupé la respiration.
(La musique s'apaise.)
PHYRSE
Que t'a-t-il donc dit?
DOUNIACHA
Vous, m'a-t-il dit, vous êtes comme une fleur.
yacha (bâillant)
L'ignorance... (7/ sort.)
DOUNIACHA
Comme une fleur... J'adore les paroles tendres. Je suis
si délicate.
PHYRSE
Tu tourneras mai, toi.
(Epikhodov entre.)
552 Le Flambeau.
EPIKHODOV
Alors, mademoiselle, vous ne désirez pas me voir...
pas plus que si j'étais un vulgaire insecte (soupir). Oh,
là, là! quelle vie...
DOUNIACHA
Que me voulez-vous?
EPIKHODOV
Certes, vous avez peut-être raison (il soupire) ; mais,
bien sûr, partant d'un autre point de vue, je dois vous
dire — excusez ma franchise, puisque j'ose m'exprimer
ainsi — que vous m'avez mis dans un bel état. Je connais
bien ma chance, allez. Chaque jour m'arrive un nouveau
malheur. J'y suis habitué depuis longtemps. Aussi, j'ob-
serve mon destin avec le sourire. Vous m'avez donné
votre parole, et quoique moi...
DOUNIACHA
Je vous en prie, nous en reparlerons après. Pour le
moment, laissez-moi tranquille; à présent, je rêve (Elle
joue avec son éventail.)
EPIKHODOV
Chaque jour une autre guigne et, c'est le cas de le dire,
j'en souris, j'en ris même.
(De la salle entre Varia.)
VARIA
Comment, tu n'es pas encore parti, Simon? Décidé-
ment, en voilà un sans-gêne! (A Douniacha.) Sors, Dou-
niacha. (A Epikhodov.) Ou en jouant au billard tu casses
une queue, ou bien tu te promènes dans le salon comme
un invité.
La Cerisaie. 553
EPIKHODOV
Vous n'avez pas à me blâmer, permettez-moi d'user
de cette expression.
VARIA
Je ne te blâme pas, je te parle. Tu ne sais que te pro-
mener d'un coin à l'autre sans t'occuper de rien. On a
un employé et pourquoi ? je me le demande !
epikhodov (offensé)
Si je travaille, me promène, mange ou joue au billard,
seules les personnes compétentes et considérées peuvent
en juger.
VARIA
Comment, tu oses dire cela à moi? (S' emportant.) Tu
l'oses? Alors, je ne comprends donc rien, moi? Va-t-en,
décampe, et plus vite que ça !
epikhodov (craintif)
Je vous prie de vous exprimer d'une manière plus
délicate.
varia (hors d'elle).
File, tout de suite, va-t-en! va-t-en! (// se dirige à
reculons vers la porte; elle le suit.) Vingt-deux mal-
heurs! File, qu'on ne t'y revoie plus! Que ton ombre
ne me tombe plus sous les yeux !
epikhodov (sort. De derrière la porte:)
Je vais porter plainte, moi.
varia
Ah! tu reviens! (Elle saisit la canne que Phyrse avait
posée près de la porte.) Viens... viens... viens, que je
te montre... Ah, tu reviens! Tu reviens! Tiens, attrape
alors... (Elle lève la canne et frappe; en ce moment Lopa-
khine entre.)
554 Le Flambeau.
LOPAKHINE
Je vous remercie infiniment.
varia (irritée, mais ironique)
Mille excuses.
LOPAKHINE
De rien, très touché de votre aimable accueil.
VARIA
Il n'y a vraiment pas de quoi. (Elle s'éloigne de
quelques pas, puis après un regard circulaire, douce-
ment.) Je ne vous ai pas fait mal, au moins?
LOPAKHINE
Non, ce n'est rien, mais cela fera néanmoins une jolie
bosse.
(Des voix du grand salon : <c Lopakhine est
arrivé! Lopakhine!»)
PICHTCHIK
Tiens, tiens, le voilà enfin en chair et en os! (Ils se
donnent l'accolade). Tu sens le cognac, mon cher vieux.
Nous aussi, sommes en train de faire la bombe.
lioubov (entrant)
C'est vous, Lopakhine! Pourquoi si tard? Où est donc
Léonide ?
LOPAKHINE
Il vient. Nous sommes arrivés ensemble.
lioubov (troublée)
Eh bien? La vente a-t-elle eu lieu? Mais parlez donc!
La Cerisaie. 555
lopakhine (embarrassé, craignant de montrer sa joie)
Elle était finie vers quatre heures... nous avons manqué
le train et il a bien fallu attendre celui de neuf heures et
demie. (Oppressé.) Ouf... la tëtt me tourne...
(Gaïev entre. Dans la main droite il tient des
paquets; de la gauche, il essuie ses larmes).
LIOUBOV
Qu'y a-t-il, Léonide? Dis! Mais parle donc! (impa-
tientée, avec des larmes.) Vite, pour l'amour de Dieu!
gaïev (pour toute réponse fait un geste vague,
s' adressant à Phyrse en pleurant) .
Tiens, prends ça... Il y a des anchois, des sardines...
je n'ai encore rien mangé aujourd'hui. Ce que j'ai souf-
fert! (La porte de la salle de billard est ouverte. L'on
entend le bruit des billes et la voix de Yacha: « 7 plus 18 ».
La figure de Gaïev s'éclaire et déjà il ne pleure plus.) Je
suis horriblement las. Prépare-moi de quoi changer,
Phyrse. (// traverse la salle, derrière lui trottine Phyrse.)
PICHTCHIK
Et alors, et cette vente? Mais raconte donc?
LIOUBOV
Il est donc vendu, le Jardin des Cerisiers?
LOPAKHINE
Oui, vendu.
LIOUBOV
Qui l'a acheté?
556 Le Flambeau.
LOPAKHINE
Moi.
(Silence. Lioub„ov, très déprimée, tomberait si
elle n'était debout entre un fauteuil et une
table. Varia retire les clefs de sa ceinture, les
jette par terre au milieu du salon et sort).
LOPAKHINE
C'est moi qui l'ai acheté. Attendez, je vous en prie,
j'ai la tète toute brouillée, je ne peux pas parler. (// rit.)
Eh bien, en arrivant à la vente, nous y avons trouvé
Dériganov le richard. Léonide Andréitch n'ayant en
tout que 15,000 roubles, l'autre, du coup, a, par-dessus
les hypothèques, renchéri de 30,000. Voyant cela, un
véritable duel s'est engagé entre nous. J'ai donné 40,000,
lui 45,000; moi 55,000 et ainsi, lui augmentant de 5,000,
moi de 10,000... Eh bien, en ne comptant pas les hypo-
thèques, j'ai donné 90,000 et j'ai eu le dernier mot. Le
Jardin des Cerisiers est à moi maintenant! à moi! (riant
aux éclats) Seigneur, Dieu! le Jardin des Cerisiers m'ap-
partient! Dites que je suis ivre, que j'ai perdu la raison,
que tout cela n'est qu'un songe... (trépignant). Ne me
raillez pas. Si mon père et mon grand-père pouvaient
sortir de leurs cercueils et jeter un regard sur tout ce qui
se passe ici, sur leur Hermolaï battu, peu lettré, qui
courait l'hiver pieds nus. Voir comment, ce même Her-
molaï a acheté cette propriété dont la beauté surpasse
tout sur terre. J'ai acheté le domaine où mes ancêtres
n'étaient que des esclaves, où l'on ne les laissait même
pas mettre le pied à l'office. Je rêve, ce ne doit être qu'un
mirage, qu'un songe... qu'une apparition confuse due à
mon imagination. (Ramassant les clefs il sourit avec dou-
ceur). Elle a jeté les clefs... voulant montrer qu'elle
n'était plus rien ici... (les faisant tinter.) Eh bien, tant
pis. (On entend les musiciens accorder leurs instru-
ments.) Ohé, les musiciens! Jouez, je désire vous
entendre. Venez tous contempler comment Hermolaï
La Cerisaie. 557
Lopakhine plantera son premier coup de hache dans le
Jardin des Cerisiers; comment un à un s'écrouleront les
arbres. Nous y bâtirons des habitations agréables et nos
petits et arrière-petits enfants y verront une vie nouvelle...
Joue, musique!
(La musique joue. Lioubov s'affaisse sur une
chaise et pleure amèrement.)
lopakhine (avec reproche)
Pourquoi, pourquoi ne pas m'avoir écouté? Ah, ma
pauvre, ma gentille amie! Il n'y a plus rien à faire main-
tenant. (En pleurant.) Oh! si l'on pouvait déjà mettre
fin à tous ces ennuis, changer au plus vite notre vie désor-
donnée, malheureuse...
pichtchik (lui prenant le bras, à mi-voix)
Elle pleure, laissons-la seule plutôt. Allons au salon...
allons... (// l'entraîne).
LOPAKHINE
Eh bien quoi ! un peu plus de nerf, la musique ! Tout
doit se faire suivant mon désir. (Avec ironie.) Il est né,
il vient, le nouveau propriétaire foncier! Le possesseur
du Jardin des Cerisiers! (// heurte sans le vouloir une
petite table et manque de renverser un candélabre) . Je
peux payer la casse, moi... (// sort avec Pichtchik).
(Dans le grand, comme dans le petit salon,
personne, sauf Lioubov qui, assise, recroque-
villée, pleure amèrement. La musique joue dou-
cement. Ania et Trofimov entrent à pas rapides.
Ania s'approche de sa mère et s'agenouille devant
elle. Trofimov reste à l'entrée de la salle.)
ANIA
Maman!... tu pleures, maman? ma gentille, ma douce,
ma sublime maman, ma délicieuse que j'adore... et que je
bénis. Il est vendu, il n'est plus, le Jardin des Cerisiers.
558 Le Flambeau.
Tout cela est vrai, vrai, mais ne pleure pas, maman. Il te
reste la vie devant toi; il te reste ton âme douce et pure.
Viens avec moi, chérie, viens, quittons ces lieux. Nous
planterons un nouveau jardin plus somptueux encore.
Tu le verras, et alors, une joie douce et profonde des-
cendra en ton âme, tel le soleil du soir et tu souriras,
maman; viens, ma chérie... viens...
RIDEAU
Le Peintre et la Danseuse
À propos de l'Exposition Fragonard.
L'exposition Fragonard, que le Pavillon de Marsan
accueillit récemment, a permis de voir, groupées en un
ensemble soigné, quelques-unes des très belles œuvres
de ce maître, le plus moderne du xvnf siècle, avec
Chardin.
jean-Honoré Fragonard, né à Grasse, la ville des roses,
est le peintre de la chair en fleur. Il n'est point rêveur et
magicien comme Watteau, son prestigieux devancier. Il
embrasse la vie avec fougue, il veut tout aimer, tout sentir,
tout oser et tout dire. Son ardeur, son audace, sa vérité,
lui donnent un accent non encore entendu, lui confèrent
une sorte de lyrisme qui lui est propre, et l'em-
pêchent, à la fois, de tomber dans le marivaudage
ou dans le trivial. Pour s'exprimer, il s'est créé
un langage qui nous le rend très compréhensible et
tout proche : c'est sa facture, nerveuse et abrégée, rapide
et incisive, qui évoque tout le sujet en quelques traits,
qui est fulgurante et complète comme la pensée même.
Il peint comme on respire, comme on vit, comme on aime,
sans effort. S'il est un art qui repousse l'idée de fatigue,
d'apprêt, de recherche savante, c'est le sien, abstraction
faite des œuvres de début, où l'on sent encore l'école.
Il donne surtout une note, celle de l'amour, mais il
la donne fastueuse et multiple comme le jeu des rayons
du soleil sur les roses de son pays. On a dit l'influence
que les roseraies en fleur ont pu exercer sur sa formation
esthétique. Encore faudrait-il savoir dans quelle mesure
il put subir cette influence. Quel âge avait-il quand sa
56° Le Flambeau.
famille vint se fixer à Paris? Avait-il six ou quatorze ans?
Six, dit M. Wildenstein, car il est né en 1732 et ses
parents quittèrent Grasse en 1738. Il n'en avait pas
quinze, assure M. Georges Grappe, dans son élégant et
bel ouvrage sur Frago. Qui faut-il croire? Celui qui
apporte les preuves les plus fortes à l'appui de son
dire. Mais, de part et d'autre, ces preuves ne sont pas
suffisamment énoncées. Il semble que ce soit peu après
son arrivée à Paris que le futur peintre fut placé comme
clerc chez un notaire, ce qui donnerait plutôt raison à
M. Grappe et aux autres biographes de l'artiste qui fixent
en l'année 1746 l'émigration de sa famille. Toutefois, ceci
n'est point assez établi pour que l'on se sente bien certain
de cette date plutôt que de celle de 1738, et puis M. Wil-
denstein ayant écrit le dernier sur cette matière est peut-
être mieux renseigné que ses prédécesseurs.
Ce que l'on peut dire en tout cas, c'est que les pre-
mières années de Frago furent illuminées par la floraison
des jardins de Grasse. Est-ce parce que, tout petit, il
avait vu des roses à foison dans sa ville natale qu'il en mit
volontiers dans ses tableaux? La rose est la fleur du
xvme siècle. Jamais, sauf en Perse, on ne l'a peinte autant
qu'alors. Enroulée en guirlandes autour des tailles minces,
tressée en couronnes, jetée en baudrier sur les épaules
délicates, portée en bouquet ou offerte, isolée, du bout
des doigts tendus, jonchant le sol, fleurissant les bosquets,
parfumant les boudoirs, elle est partout. Il n'est point de
princesse ou de dame de qualité, que ce soit Mme de
Parabère, la Pompadour ou la reine Marie-Antoinette,
qui n'ait son portrait « à la rose », et, devenue chaste,
cette fleur éclatante et splendide garnit aussi le corsage
frêle de la future carmélite dont Nattier nous a laissé un
portrait délicieux, Madame Louise de France, aux yeux
si doux.
Est-ce donc bien parce qu'il était de Grasse que Fra-
gonard aima les roses? Peut-être les aima-t-il un peu plus
f*l
Fragonard : Les Baisers maternels
(Appartient à M. le baron Maurice de Rothschild, à Paris.)
Supplément au Flambeau, revue belge des questions
politiques et littéraires, 4me année, n° 8, 31 août 1921,
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2*
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Fragonard : Marie-Madeleine Riggieri, dite Adeline Colombe.
(Appartient à Mme Louise G. Thompson, à Paris.)
Le Peintre et la Danseuse. 561
pour cette raison et parce qu'il les savait aimées dans son
entourage. Mais sa nature le poussait à les comprendre et
à les chérir; c'est elle qui lui fit saisir ce qu'il y a dans
ces fleurs de caresse chaude et vivante, qui lui fit com-
prendre leur symbolisme séculaire. Depuis l'antiquité, la
rose est l'emblème de l'amour et du silence; c'est pour
cela, peut-être, qu'il en embauma son œuvre, pleine d'une
volupté qui ne livre pas tout son secret. N'y a-t-il donc
que de la sensualité dans l'art de Frago? Vraiment, oui,
il n'y a que cela, et c'est pour cela qu'il est si grand
peintre, car il faut comprendre sous ce terme de sensua-
lité, non seulement le frémissement des sens, mais la joie
des yeux et le ravissement de l'esprit. Il n'a pas peint
que des sujets galants. Il a fait du paysage, et du meilleur,
surtout quand il a été bien lui-même, soit en Italie, soit
en France, et qu'il ne s'est inspiré ni des Hollandais ni
des Flamands. Tout en conservant sa personnalité, il se
rapproche alors de Watteau, et c'est bien ainsi qu'il nous
apparaît, en même temps très original et très français,
dans le Déjeuner sur l'herbe et dans le plus important des
tableaux qui figuraient à l'exposition, la Fête de Saint-
Cloua, le grand panneau prêté par la Banque de France.
Tout y est harmonie pure, élégance et poésie. C'est une
œuvre de maturité et de maîtrise. Mais si complet, si
magnifique que s'y révèle le talent de Fragonard, il n'est
pas plus impressionnant ici qu'il ne l'est dans ce petit
tableau qui représente le Pape Grégoire XIII 'disant la
messe à Saint-Pierre de Rome ou dans quelques-unes de
ces toiles qui sont plutôt des esquisses extraordinairement
brillantes que des morceaux finis, comme les Baisers
maternels et le Taureau blanc.
Dans ses portraits, Frago a généralement le coup de
pinceau vif, court, accentué, comme dans le Portrait de
Diderot et la figure de la Liseuse; il est moins personnel
quand il adoucit sa facture comme dans le portrait
de la comédienne Madeleine Riggieri, dite Adeline
37
562 Le Flambeau.
Colombe (1), mais il est tout à fait lui-même quand il
manie onctueusement, savoureusement la pâte ainsi qu'il
l'a fait dans le portrait d'Hubert Robert, si sympathique
dans son habit gris à parements rayés de bleu pâle, et.
dans le tableau intitulé la Jeune fille à la marmotte, sujet
de genre, sans doute, mais aussi portrait, et l'un des plus
beaux, des plus richement peints qu'ait faits Fragonard.
Et quand on veut le comprendre vraiment dans son art
et dans son sentiment, il faut le regarder finir avec ten-
dresse, caresseusement, ces pages frémissantes d'un
émoi contenu, le Sacrifice de la Rose et V Invocation à
l'amour.
Cette exposition le montrait donc tout entier avec ses
dessins, ses sanguines, ses sépias, ses croquis d'Italie,
ses essais d'illustration, ses scènes de genre, ses copies
de Rembrandt et de Rubens, ses paysages, ses portraits,
ses décors, ses allégories. Cependant, elle n'était pas
complète et il était impossible qu'elle le fût. Des œuvres
capitales qu'on eût été heureux d'y admirer n'y étaient
pas. Son tableau le plus célèbre, Les hasards heureux de
V escarpolette, qui lui fut commandé par M. de Saint-
Julien et qu'il peignit avec une joie évidente parce que le
sujet lui plaisait, bien qu'il n'aimât pas les commandes
et sût le prouver, à l'occasion, à l'Académie et même au
roi, y manquait. Or, ce tableau marque le point culminant
de la période que l'on croit pouvoir dire celle de sa pre-
mière manière, celle où il est plutôt le peintre de l 'amour-
plaisir, et la toile qui exprime le plus parfaitement son
émotion nouvelle et plus profonde, celle où il est le mieux
le peintre de-1' amour-passion, n'y était pas non plus: c'est
la Fontaine d'amour, vers laquelle accourent, éperdus,
de beaux jeunes gens, avides et tremblants. Mais l'en-
semble était un régal.
(1) Les deux clichés qui illustrent cet article nous ont été très
obligeamment prêtés par l'auteur du Catalogue de l'Exposition Fra-
gonard, M. G. Wildenstein.
Le Peintre et la Danseuse. 563
Modestement placé parmi des dessins, un portrait de
Frago par lui-même le montrait correct, soigné, un peu
gras, l'œil caché sous la paupière tombante, l'air fin, le
profil délicat. Et voici qu'une image s'évoquait devant
celle-ci, l'image de l'être inconstant et charmant qui tra-
versa, dit-on, la vie du peintre, la bouscula, fut peut-être
la cause qui en changea l'orientation et le goût, puis
disparut bien vite, laissant dans le cœur de l'artiste un
déchirement léger, mais inguérissable.
Il n'est nullement prouvé qu'il y eut une intrigue entre
Frago et Madeleine Guimard, danseuse à l'Opéra. Si vous
avez quelque loisir en ces temps de vacances, relisez le
livre qu'Edmond de Goncourt a consacré à cette femme,
l'une des plus en vue dans le monde parisien du
xvme siècle, et regardez les portraits qui perpétuent pour
nous l'énigme de son sourire vif et malicieux. Il y a
d'elle un beau buste en marbre, sculpté par Gaëtano
Merchi. Il est conservé à l'Opéra, dans les salles qui
forment ce que l'on appelle le musée de l'Opéra et qui
sont l'un des endroits du monde où l'on peut le mieux
rêver parmi les souvenirs de tant de gloires fragiles. La
danseuse ne manquait ni d'admirateurs ni d'adorateurs
empressés et généreux. On se souvient encore de l'aqua-
relle de Louis Carrogis de Carmontelle qui figura en 1920
à l'exposition des Petits Maîtres du xvme siècle, à Paris,
et qui la représentait entre deux de ses amis attitrés, le
prince de Soubise et le danseur Dauberval. Active, diffi-
cile à vivre, sémillante, terrible d'à-propos, de volonté, de
grâce et de charme, point belle, mais pire, elle 'dut envoû-
ter Frago. Il n'en existe aucun témoignage irrévocable,
mais tous deux appartenaient au même milieu, tous deux
étaient libres, intelligents, séduisants, aimables, et ce n'est
peut-être pas à tort que M. Georges Grappe a fait de la
liaison de Frago avec la danseuse le point de départ de la
transformation qui s'accomplit en lui. Sous le coup de la
passion qui l'aurait saisi, il aurait trouvé alors cet accent
564 Le Flambeau.
nouveau dans son œuvre, qui au lieu de sujets simplement
gracieux ou aguichants, lui fera désormais traduire le
bouleversement des cœurs emportés par l'irrésistible folie
du sentiment et du désir. Sans doute, on peut trouver que
tout ceci est de la psychologie à la façon de notre
temps, et que si Frago a évolué, il Ta fait d'une façon
logique, attendue, normale, à mesure qu'il développait
davantage ses possibilités et que mûrissait son talent.
Mais enfin, il est certain qu'à regarder son œuvre sans
autre préoccupation que celle de se renseigner sur ses
tendances, ses goûts, son milieu, on est frappé d'y décou-
vrir, exemple à peu près unique, plusieurs portraits de la
Guimard. Il l'a peinte debout, dansant (collection Har-
land-Peck), c'est elle peut-être qu'il faudrait voir dans
La lecture ( l ) (coll. Pierpont-Morgan), c'est elle que voici,
assise, jouant de la guitare (coll. Edmond de Rothschild)
et c'est elle encore que nous proposons de reconnaître
dans le tableau de la collection Georges D. Widener,
publié dans les Arts en mai 1910 et sur lequel M. Pierre
de Nolhac a écrit une jolie page. De même que dans le
portrait de la collection Harland-Peck, la danseuse part
du pied gauche, avec la même cambrure de la cheville et le
même geste des bras étendus. Les proportions de la figure
sont identiques : c'est une femme mince, pas très grande,
l'a taille très allongée sur le rebondissement volumi-
neux des paniers. Mais au lieu d'être coiffée d'un cha-
peau empanaché, la danseuse ne porte qu'un ruban et
quelques fleurs dans ses beaux cheveux, et elle penche la
tète en arrière, sur l'épaule gauche, comme dans le buste
de Merchi. La grâce juvénile de la silhouette, de la dé-
marche et de la pose est si exactement semblable dans ces
deux portraits qu'il est bien difficile de les séparer et d'y
reconnaître des modèles différents. Pour nous, ici encore
c'est la Guimard, dans l'un de ces pas coquets et finement
nuancés qui assurèrent son triomphe, et dont les plus
(1) Ce tableau fait partie de la série des «panneaux de Grasse».
Le Peintre et la Danseuse. 565
fameux furent celui du Premier navigateur et celui de la
Chercheuse d'esprit. On s'imagine ce que cette fille
exquise et spirituelle pouvait déployer d'ingéniosité dans
ce dernier rôle, savamment composé de candeur éveillée
et d'innocente perversité. Elle était, dit Goncourt, l'incar-
nation même du plaisir délicat et de l'amour ingénu.
Tout cela est fort bien, dira-t-on, mais si le fait que
Frago peignit plusieurs fois la Guirriard semble trahir
l'inclination qu'il avait pour elle, il n'est pas suffisant
pour nous faire croire à une liaison réelle entre ces deux
artistes, d'ailleurs si bien faits pour se plaire. — C'est
juste, seulement un autre indice corrobore le premier:
le peintre et la danseuse se brouillèrent avec éclat, avec
violence, ils se brouillèrent sans aucune idée de retour,
comme se brouillent généralement, quand ils s'en mêlent,
les gens qui se sont beaucoup aimés. Et l'on connaît cette
histoire assez comique et, au fond, un peu mélancolique
aussi. Dans sa maison de la Chaussée d'Antin, située,
croit-on, vers l'emplacement de l'Opéra d'aujourd'hui,
Madeleine Guimard faisait exécuter des peintures. Elle
demanda que Frago la représentât debout, grandeur*
nature, en Terpsichore. Il y consentit, commença le
tableau, le mena presque à bonne fin, puis se mécontenta
on ne sait trop pourquoi — soit jalousie de voir la dan-
seuse trop détachée de lui, soit impatience de l'entendre
trop réclamer l'achèvement du tableau. Toujours est-il
qu'il s'en alla, laissant son œuvre non terminée. C'est à
ce moment que Louis David, tout jeune encore et assez
pauvre, fut introduit par Vien chez la Guimard pour tra-
vailler au décor de sa maison et pour terminer ce que
Frago laissait en suspens. On se souvient que cette ren-
contre fut des plus utiles à David, et que la danseuse,
émue de compassion devant sa détresse, l'aida de ses
deniers et lui fournit les moyens de concourir pour le prix
rde Rome. Jusqu'ici rien que de fort simple. Un peintre
s'en va, un autre achève son ouvrage. Mais où le premier
566 Le Flambeau.
nous fournit, croyons-nous, la preuve des sentiments qu'il
avait éprouvés pour la Guimard, c'est dans la vengeance
qu'il se crut en droit d'imaginer contre elle. Profitant
d'une absence momentanée de David et des gens de la
maison, il s'introduit chez son ancienne amie, parvient
jusqu'au portrait qu'il a commencé et, en quelques coups
de pinceau, fait du visage qui souriait aimablement
l'image même de la colère et de la fureur, puis il se retire,
juste à temps pour ne pas rencontrer la Guimard qui
vient précisément montrer le tableau à ses invités et qui,
le voyant transformé, se fâche si bien qu'elle se met à lui
ressembler.
L'anecdote est-elle tout à fait vraie? C'est Grimm qui
la raconte. On l'a naturellement contestée. Elle est trop
jolie et trop amusante pour qu'on ne soit pas un peu scep-
tique. Au moment où Frago aurait puni ainsi celle qui
n'avait pas voulu le garder et lui était tranquillement infi-
dèle, il était marié. Si leur liaison n'est pas une légende,
elle n'a guère durée qu'une année, de 1768 environ jus-
qu'au mariage du peintre, le 17 juin 1769. C'est, peut-on
croire, durant ces quelques mois que Frago peignit tant
de fois la Guimard., et il y tout de même, dans ceci, la
preuve d'une intimité étroite et de rencontres fréquentes.
Après le brusque départ du peintre, abandonnant l'allé-
gorie de Terpsichore, il semble que, pour toujours, la
danseuse disparut de sa vie. Elle ne disparut peut-être
tout à fait ni de son souvenir ni de son cœur. Dans chaque
vie humaine il ne peut guère y avoir qu'une seule grande!
passion : Madeleine Guimard fut sans doute celle du bon
Frago. Aussi, lorsque Madame du Barry le chargea de
décorer son salon de Louveciennes, c'est, consciemment
ou non, l'histoire de son amour qu'il conta dans ses pein-
tures. C'est ainsi du moins que M. Georges Grappe, en
des pages émues et charmantes, pleines d'une délicate
psychologie, explique les fameux panneaux qui, refusés,
restèrent entre les mains du peintre, furent transportés
Le Peintre et la Danseuse. 567
par lui à Grasse, au moment où il s'y retira, sous la
Terreur, furent fixés par ses soins dans les boiseries du
salon de ses cousins, les Maubert, et devinrent « les pan-
neaux de Grasse », avant d'être, hélas! « les panneaux
d'Amérique ». Le dernier d'entre eux, le cinquième, fut
peint vingt ans après les autres, en même temps que
quatre dessus de porte qui devaient compléter le décor de
ce salon bourgeois, où le souvenir d'une aventure déli-
cieuse et brève était si singulièrement venu s'abriter. Ce
dernier panneau, Y Abandon, exprimait la pensée, inuti-
lement fervente, qui retournait dans le passé, vers les
jours lumineux d'autrefois; c'était l'aveu de la petite
meurtrissure qui restait au cœur du peintre de la jouis-
sance et de la joie.
C'est en 1779, plusieurs années après la rencontre de
Fragonard et de Madeleine Guimard, que Merchi fit le
buste de la danseuse. Elle avait un peu vieilli, la ligne de
son profil devenait plus coupante, mais elle était encore
séduisante et dans tout l'éclat de ses succès. La reine
Marie-Antoinette la consultait sur le choix de ses robes,
son goût faisait la loi à toutes les coquettes, la Cour en
raffolait et le directeur de l'Opéra en avait grand'peur,
car elle était de force à lui susciter tous les embarras
possibles. Au milieu de la fête étourdissante dont elle était
l'esprit et l'âme, elle n'avait guère le temps de songer à sa
fille, que le fermier général de la Borde avait reconnue et
qui venait de mourir. L'image que Merchi nous a donnée
d'elle ne porte la marque d'aucun souci et d'aucune
angoisse, sauf peut-être celle de la femme qui vit les der-
niers jours de sa jeunesse. « C'est le buste du vice, dit
Goncourt, du vice élégant, distingué, aristocratique. »
C'est aussi une œuvre de mérite, d'un joli dessin, franc et
nerveux, d'un métier soigné, d'une composition agréable.
Elle traduit bien le caractère du modèle où l'on perçoit
plus de vivacité et d'intelligence que de douceur et de ten-
dresse. Cette femme, qui n'était qu'une parvenue et qui
568 Le Flambeau.
vivait dans le luxe le plus raffiné, était bonne cependant.
Les pauvres, les gens endettés, les malchanceux de toutes
catégories trouvaient de l'aide auprès d'elle. En jan-
vier 1768, justement vers l'époque où elle rencontra Fra-
gonard, l'hiver étant très rigoureux, elle pria le prince
de Soubise de lui donner en argent la valeur du cadeau
qu'il lui offrait, en étrennes, chaque année; il lui envoya
six mille livres qu'elle alla, elle-même, distribuer sous
forme de secours et de nourriture chez les malheureux.
Ce n'est là qu'un trait de sa charité large, sans mesure,
sans réserve. Sa conduite à l'égard de David en est un
autre. Cette fille d'opéra, qui avait des allures de grande
dame, n'était pas atteinte de l'égoïsme cruel et étroit qui
en est souvent le pendant. Devenue très riche, elle avait
conservé son âme peuple, son âme facilement émue aux
souvenirs des misères jadis endurées, dont elle revoyait
l'image chez les pauvres qu'elle rencontrait et chez les
artistes qu'elle encourageait. Beaucoup d'erreurs et de
travers, sans compter son caractère violent et fantasque,
peuvent lui être pardonnes en faveur de cette compassion
agissante et efficace.
Ses amis les plus chers furent, naturellement, des gens
de son milieu : le danseur Léger, au nom d'heureux pré-
sage, le danseur Dauber val dont elle devint ensuite l'enne-
mie déclarée, et le joli danseur Nivelon, qui fut sa der-
nière folie. Mais les années passaient. Madeleine Gui-
mard, qui avait eu tant de succès et avait vécu si entourée,
ne voulut pas terminer dans la solitude son heureuse car-
rière. A quarante-six ans, elle épousa le danseur Jean-
Etienne Despréaux, qui était amusant et qui ne chanson-
nait pas mal, au point que Goncourt en fait le précurseur
de Béranger. On était à la veille de la Révolution. Les
années terribles passèrent, laissant, cachés dans une mo-
deste retraite, les deux vieux acteurs alors oubliés. C'était,
pour eux, une situation proche de la misère, avec des
côtés douloureux et attendrissants et des retours d'une
Le Peintre et la Danseuse. 569
émouvante mélancolie vers les triomphes anciens. Ils
avaient, cependant, conservé des amis et, même jusqu'à
son dernier jour, la Guimard eut autour d'elle des gens
affectueusement attentifs à recueillir le récit des beaux
temps qu'elle avait connus. Elle mourut dix ans après
Fragonard, le 4 mai 1816, âgée de soixante-treize ans,
laissant son mari désolé. Elle s'éteignait doucement, dans
l'enveloppement d'une profonde et paisible amitié. Frago,
lui, était mort subitement, après avoir goûté l'amertume
de sentir autour de lui le monde se renouveler, après
avoir compris que son art était démodé, et après avoir eu
le courage de conduire lui-même son fils en apprentissage
chez David, devenu le chef de l'école française.
Les deux êtres, idéalement comblés de faveurs que le
destin mit un jour en présence et qui s'aimèrent peut-être
avec toute la force de leurs cœurs passionnés, ont gardé
leur tendre secret. Ce qu'il nous en reste, ce sont
quelques-uns des meilleurs portraits de Frago, quelques-
uns de ceux où il mit le plus de grâce, de fraîcheur, de
finesse et de charme, c'est une anecdote de Grimm, et
c'est, contée sur des panneaux, à présent trop lointains,
la confession mystérieuse et voilée d'un souvenir encore
rayonnant.
Marguerite Devigne.
Le Calendrier Florentin
- — Janvier —
(Santa Maria Novella-Ghirlandajo).
Rigides et figés en leur cortège inerte,
Les seigneurs florentins semblent autant de rois
Assemblés à jamais sur les hautes parois
Pour entendre V office en V église déserte.
Mais vous, grâce, jeunesse, âme à peine entf ouverte,
Où sont vos cheveux blonds, vos brocarts à plis droits,
Vos ors, vos perles, vos suivantes qui sont trois
Et la dentelle fine à V accouchée offerte?
Du fond des siècles monte, implacable vainqueur,
Le brouillard ténébreux qui fait pâlir la fresque
Tous les jours un peu plus et qui V efface presque.
Hélas, que le couchant illumine le chœur
Ou que tout soit ici limpide et diaphane,
Comme vous, à son tour, votre image se fane.
— Février — -
(Ponte di ferro).
Pont suspendu: naïf bibelot d'antiquaire;
Double flûte de Pan qui se balance en Vair
Et sans donner de son effleure le ciel clair;
Coffret de jeune fille; émouvant reliquaire.
Le Calendrier florentin. 571
// fait songer à ces gravures de naguère
Où Von voit passer le premier chemin de fer;
Voyage de Gautier, portrait d'Ary Scheffer,
Nocturne de Chopin retouché par Daguerre.
Silencieux, vieillot, il va se délabrant.
Du Pont-vieux plein de vie, élégant et vibrant,
Il n'a ni Vâge ni la grâce évocairice.
Mais peut-être qu'un jour un Dante adolescent,
Le long du fleuve, à Vheure où le soleil descend,
Y viendra rencontrer une autre Béatrice.
*
* *
— Mars —
(Ponte Santa Trinità).
La guirlande s'incurve et la gerbe s'effile.
La grappe que l'Automne à Bacchus emprunta
S'incline. Quel lettré, Lynx ou Géorgophile,
O saisons, nobles sœurs, jadis vous enfanta?
La foule indifférente et sans grâce défile
Devant vos yeux qu'irrite un semblable attentat.
Et chacune de vous, superbe, se profile
Aux quatre angles du pont de Santa Trinita.
Appuyant sa corbeille aux pieds de la statue,
Une petite fille humblement perpétue
Le geste allégorique et fade du printemps.
Nymphe de pierre au front paré de bandelettes,
Le soir vous découronne et ses dons éclatants
Vont à l'enfant timide offrant des violettes.
*
572 Le Flambeau.
— Avril —
(Laurenziana).
Magnifique, non pas que l'or des galions
Ait pavé sa demeure ou qu'il ait vaincu Sienne
Mais pour les dieux captifs en sa Laurentienne.
Il peut narguer la mort et les rébellions.
Ils dorment enchaînés ainsi que des lions.
Leur gloire fabuleuse est aujourd'hui la sienne.
Son orgueil a conquis la splendeur ancienne:
Homère, Eschyle, les Argos, les liions-
Quel code lui rendra la lumière limpide,
L'air suave plus doux que les vers d'Euripide
Et ces chants qu'il aimait, aux refrains alternés ?
Dans le cloître où son ombre amoureuse soupire
Un poète parfois vient rimer des sonnets.
Et la rose fleurit au bord de son empire.
*
*
Mai
(Piazza del Duomo).
Ombres, clartés, reflets dansent dans la lumière;
Tout est vibration, tout est rapidité.
Devant la porte d'or, sur le seuil enchanté,
S'agite en scintillant la foule coutumière.
Viens, gravis une marche et lève la paupière;
Contemple la splendeur et l'immobilité !
Le campanile blanc domine la cité
Et sur sa tige vit tout un peuple de pierre.
En vain les flots humains l'assaillent, palpitants;
La tour de marbre avec les saints et les prophètes
Est une nef ancrée au havre bleu du temps.
Le Calendrier florentin. 573
Même, elle arbore encore aux jours des grandes fêtes,
Comme une immense voile aux célestes couleurs,
U antique gonfanon de la vierge des fleurs.
»
* *
— Juin —
(CoIIi fiesolani).
La nuit sur la colline étend sa lourde mante.
On dirait qu'elle veut éterniser l'instant
Fugitif. Elle est douce au verger palpitant
Et se penche sur les jardins comme une amante.
Un bouquet de parfums : thym, jasmin, rose, menthe,
S'effeuille doucement: sur la route on entend
Des garçons qui s'en vont vers la ville en chantant;
Une des voix surtout, la plus grave, est charmante.
Souvenir: dix-huit ans, lointain décaméron.
Est-ce moi ce jeune homme au sombre chaperon,
Ombre vaine, joueur d'illusoires violes ?
Peut-être qu'en levant les yeux je pourrai voir
Parmi les constellations de lucioles,
lu ciel fleuri de juin, des étoiles pleuvoir.
*
* *
— Juillet —
(Lung'Arno).
Les cocottes en âge et les juifs convertis,
Les ducs et les marquis plus ou moins authentiques
Vont promener en des séjours thérapeutiques
Leurs vices, leur bêtise et leurs maux assortis.
574 Le Flambeau,
Les brocanteurs et les « critiques avertis »
Ne voient plus s'arrêter au seuil de leurs boutiques
L'Américain poussif ou « l'amateur d'antiques »
Les esthètes aux belles têtes sont partis.
Le ciel ardent et clair qui pèse sur la ville
Est un champ d'azur où chaque tour se profile;
Le soleil y gravit un flamboyant anneau.
Les marchands de melon vendent leur nourriture
Fraîche et des enfants nus se baignent dans l'Arno:
Florence sort enfin de la littérature.
*
— Août —
(Loggia de'Lanzi — Persée).
Beau geste stylisé que V esthète vénère
Sous Varc harmonieux du portique divin,
Inutile splendeur, le mythe millénaire
Est prisonnier d'un art magnifique, mais vain.
Androgyne et bouclé, le héros sanguinaire
Arrondissant un bras de frêle séraphin,
Brandit le chef sanglant dans la "clarté lunaire
Ainsi qu'il lèverait une coupe de vin.
Et la lune au ciel d'août, délicate faucille
Fauche des gerbes d'or et puis les éparpille,
Lançant sur la Loggia des astres par milliers.
Elle s'en va demain et jusques aux calendes
On ne la verra plus luire entre les piliers.
Au temple de mon cœur je suspends des guirlandes-
Le Calendrier florentin. 575
— Septembre —
(Piazzale del Re).
Un brouillard lumineux, comme un crêpe de Chine
Sur la cité languide et nerveuse descend.
Fidèle au souvenir de son soleil absent.
VArno vert s'attendrit tout le long des Cascine.
// fait très clair encore et la brise imagine
Une chanson plaintive où se meurt un accent
De Shelley. Par dessus le vieux parc jaunissant
Le Monte Morello courbe sa rude échine.
Des parfums alternés de bois et de verger,
Eglogue, longs échos, dansent dans Voir léger
Et le soir attentif interrompt leur extase.
Déjà du Nord lointain s'en vient avec lenteur
L'automne couronné de lierre et de topaze
Et Florence sourit à ce blond visiteur.
*
— Octobre —
(Colli fiesolani),
Quel mystérieux fil, quelle étrange boussole
A ramené mes pas vers ces coteaux encor?
Je reconnais la route et l'heure et le décor
Où mon adolescence à jamais se désole.
Des couples amoureux descendent de Fiesole...
Immuable, banal, l'automne « d'ombre et d'or »
Met une brume sur la ville qui s'endort.
Ma tristesse dans la solitude s'isole.
576 Le Flambeau,
La lune énorme pend; l'air est tiède, énervant,
Le ciel est une mare au bord de la colline
Et les moustiques font un bruit de mandoline.
O Florence, Florence, ô rêve décevant,
Hélas, serais-tu donc à la pitié rebelle,
Toi que mon cœur de dix-huit ans trouva si belle ?
*
* *
Novembre
Entre la Seigneurie et le dôme s'étend
Un labyrinthe étroit d'impasses, de ruelles,
Rutilant de couleurs, de formes sensuelles
Et de parler toscan, débraillé mais chantant.
Quel caprice féerique a fait, en un instant,
Malgré le givre et les tramontanes cruelles
Surgir par le travail d'infernales truelles,
Ce mirage irréel, moyen âge éclatant ?
Le fol hiver portant la lune en bandoulière
Danse, frivole et gai, maraudeur insolent,
Comme un page échappé de quelque « novelliere »
Tandis que vers le ciel, miroir étincelant
Monte comme une flamme énorme et qui rougeoie
Une odeur de tonneaux, de ripaille et de joie.
*
* *
— Décembre —
(Boboli).
Les jardins Boboli sont déserts et muets;
Plus d'enfants, plus d'oiseaux; ni chanson ni ramage
Et /'Abondance que la froidure endommage
Sourit seule parmi quelques arbres fluets.
Le Calendrier florentin. 577
La brume estompe ses contours atténués.
Jadis Jean de Bologne afin de rendre hommage
Aux bienfaits de la paix a sculpté cette image
En sa robe de marbre aux longs plis désuets.
Endormant de sa voix la déesse charmante,
Dans le silence une fontaine se lamente
Et pleure doucement les âges révolus.
Sur la vasque de pierre un mascaron ricane
En contemplant le sable où ne passera plus
Le carrosse doré du Grand-Duc de Toscane.
LÉON KOCHNITZKY.
Florence, 1917.
38
Le Collectivisme
A propos d'un livre récent.
Si, au lendemain de la guerre, les socialistes sont deve-
nus avant tout des réalisateurs, s'ils se sont trouvés dans
la constante obligation de procéder par étapes, de prati-
quer l'art des transactions parfois délicates, de tenir
compte des obstacles et parfois même de ne pas essayer
de les franchir tout de suite, leurs plus acharnés adver-
saires ne pourraient néanmoins leur reprocher de dissi-
muler leur programme et de renier leur idéal. Comme
pareille accusation cependant est chose toujours possible
et qu'elle pourrait d'ailleurs émaner d'un extrémiste
aussi bien que d'un conservateur, voici que, pour la con-
fondre, notre illustre concitoyen, Emile Vandervelde
réédite son livre : « Le Collectivisme et l'évolution indus-
trielle », publié pour la première fois en 1904 (1).
L'éditeur s'excuse de ce que le volume n'ait pu être
revisé en dépit de « l'immensité des événements qui se
sont produits depuis 1914. » On eût aimé, c'est vrai, à
voir interpréter par l'auteur, avec la maîtrise qui lui est
propre, plus de quinze années d'évolution économique
extraordinairement mouvementée. N'est-elle pas bien
significative pourtant cette nouvelle édition qui maintient
debout, avec une inflexible rigueur, toutes les thèses
doctrinales? C'est ceci surtout qui est frappant: la foi
(1) E. Vandervelde: Le collectivisme et Vêvolution industrielle.
Nouvelle édition. Paris, Bibliothèque socialiste (Rieder et Cle, édi-
teurs), 1921, 1 vol. in-16, 285 pages, 6 francs.
Le Collectivisme. 579
collectiviste de Vandervelde n'a point subi l'action du
temps.
A n'en pas douter, il estime que si le monde a changé,
c'est dans le sens des prophéties marxistes. Et de fait,
la concentration économique n'a-t-elle pas, sauf en agri-
culture, progressé à pas de géant? D'autre part, il n'avait
point sujet de s'étonner de voir aujourd'hui se dresser
en face d'un Capitalisme devenu formidable un Socia-
lisme politique dont la croissance a été d'une rapidité
troublante et qui est doublé d'un Syndicalisme groupant
par millions ouvriers qualifiés, manœuvres et employés
des deux sexes. Que ces deux colosses fussent un jour
aux prises, tout marxiste orthodoxe l'attendait.
Mais il attend aussi, suivant la formule célèbre, « l'ex-
propriation des expropriateurs ». Vandervelde en a,
comme ses coreligionnaires, l'intime assurance. Où se
marque sa supériorité sur nombre d'entre eux, c'est dans
la prudence qu'il apporte à ne point fixer la date de cette
dépossession des capitalistes et surtout dans les modalités
qu'il prévoit à la politique à suivre pour réaliser la
société nouvelle. Il est trop imprégné du sens de l'évolu-
tion pour ne pas voir le péril que courrait le mouvement
socialiste si l'on voulait d'emblée proclamer le commu-
nisme :
<( Notre idéal à tous, écrit-il, notre fin dernière, c'est
le communisme... Peut-être le temps viendra-t-il où les
progrès de la moralité et de la solidarité générale, l'abon-
dance de la production, les inconvénients et les difficultés
He tout autre mode de répartition des richesses auront
pour effet de généraliser l'application du principe com-
muniste. Mais dans l'état actuel des choses, force nous
est de compter avec l'égoïsme, avec l'intérêt étroitement
personnel, dans la mesure nécessaire pour assurer le
maximum de productivité au travail social » (pp. 199-
200).
La question se pose toutefois de savoir si, même avec
580 Le Flambeau.
ces réserves, on peut affirmer que l'avenir est au collec-
tivisme. Pour qu'une telle affirmation pût être regardée
comme une vérité démontrée, il faudrait au préalable
résoudre plus d'une inconnue dont le propre est d'être
actuellement insoluble. En d'autres termes d'impénétra-
bles mystères nous cachent les destinées futures des
sociétés humaines. Et comment pourrait-il en être autre-
ment alors que tant de choses changent sous nos yeux
mêmes et que la bataille du Capital et du Travail n'est
encore ni gagnée ni perdue?
Au nombre des changements dont la portée est parti-
culièrement grave pour l'avenir social, il faut ranger le
progrès de la technique. Les marxistes sont les premiers
à en reconnaître le rôle décisif. Peut-être même sont-ils
enclins à l'exagérer. Or, que nous réserve-t-il ? Toutes
les suppositions sont possibles à cet égard, surtout si
l'on envisage une période de quelque étendue. Sans
doute, le progrès technique, s'il révolutionnait la produc-
tion des denrées alimentaires, pourrait précipiter la
marche vers le collectivisme ; encore n'est-ce pas sûr!
Mais il est inutile de poursuivre dans cette voie hypothé-
tique: on ne saurait faire de constatations sérieuses et
fécondes en errant dans le brouillard.
Ce qui paraît plus probable, c'est la variété des évolu-
tions nationales. Où je crois la psychologie socialiste en
défaut, c'est lorsqu'elle manifeste sa foi en un interna-
tionalisme en quelque sorte absolu. Elle s'est trompée
déjà lorsqu'elle a cru que la concorde des peuples sur-
girait des horreurs de la plus affreuse des guerres. Jus-
qu'ici cette guerre n'a produit, hélas! qu'une recrudes-
cence de haines, de jalousies et de rivalités de tout ordre.
Elle a fait reculer l'internationalisme. J'hésite d'autant
moins à l'affirmer que je m'en afflige. Sans en marquer
de surprise pourtant, m 'étant toujours gardé des illusions
pacifistes.
Admettons cependant que petit à petit l'élimination des
Le Collectivisme. 581
« gouvernements prédateurs » et des « castes militaires »
facilite le règlement amiable des conflits internationaux.
Tous les peuples sans exception évolueront-ils vers le
socialisme? Cela ne serait possible que s'il n'y avait plus
de peuples distincts : condition à ce point irréalisable, dans
l'état actuel des mentalités des divers groupes humains,
qu'il n'est guère à propos de la prendre au sérieux. Je
crois fermement à la persistance des nations pendant
longtemps encore. Cela étant, selon la prédominance
chez chacune d'elles de telle activité économique, l'orga-
nisation sociale pourra se transformer en un sens collec-
tif ou rester modelée au contraire sur les conceptions
individualistes. On imagine aisément que la France, en
majorité paysanne, s'en tienne fidèlement aux principes
de 1789 alors que la Belgique, industrialisée mais d'es-
prit rassis et pratique, s'acheminerait peu à peu vers un
régime mixte et que l'Allemagne, ne trouvant plus déci-
dément aucun charme à la musique du canon, mais
toujours disciplinée, toujours éprise d'organisation et
même û'Ueber organisation, deviendrait la terre sainte du
Collectivisme. Bien d'autres hypothèses sont possibles
d'ailleurs...
Cela revient à dire, en somme, que les prédictions
théoriques sont trop rigides. L'histoire nous montre que,
s'il y a eu une ère féodale, une période communale, une
époque de mercantilisme national et enfin un âge de
liberté, ces dénominations ont le tort de suggérer une
vue infiniment trop simpliste des choses. Pour ne citer
qu'un exemple, l'Angleterre et la Russie du xixe siècle
n'offrent-elles pas, à côté de quelques points communs,
d'indiscutables et profondes dissemblances?
Une autre réserve doit être faite encore en ce qui con-
cerne l'avenir. Supposons que la reprise par la collectivité
des entreprises privées se fasse par étapes. Depuis l'ex-
périence maximaliste de Lénine et de Trotzky, il n'est
plus de socialiste sérieux et sincère, semble-t-il, qui puisse
582 Le Flambeau.
souhaiter autre chose que des réalisations graduelles. Ou,
s'il en est autrement, la catastrophe inévitable du bolché-
visme lui dessillera quelque jour les yeux. Voici donc à
l'œuvre la méthode des extensions progressives de la
socialisation de l'industrie. Est-il certain qu'elle sera
appliquée jusqu'au bout? Nul ne pourrait le dire. Car si
l'exploitation collective des chemins de fer, des mines,
de la grosse métallurgie ou de l'émission des billets de
banque est peut-être susceptible de donner des résultats
encourageants, rien ne nous garantit que des désillusions
graves et même décisives n'attendent pas le socialisme
lorsqu'il s'en prendra, par exemple, à la construction
mécanique, aux industries d'art, à la navigation maritime.
Ceci, naturellement, n'a rien d'une prédiction; c'est l'ex-
pression d'une simple possibilité, mais comme telle,
incontestable.
Il peut se faire aussi que ces extensions du principe
de l'exploitation collective, rétrécissant de plus en plus
le champ des libres initiatives, l'action vivifiante de celles-
ci, qui s'exerçait du dehors sur les entreprises nationa-
lisées, cesse de se manifester et qu'un fléchissement de
la production s'ensuive qui engendre des souffrances et
provoque une réaction, un changement de système.
Au cours de ces extensions, du reste, la question des
salaires risque de devenir de plus en plus délicate et com-
plexe. Aujourd'hui déjà les cheminots de Belgique s'irri-
tent des concessions excessives accordées aux institu-
teurs, la situation des finances publiques ne permettant
pas d'appliquer à tous les employés de l'Etat et des com-
munes des barèmes identiques. On peut craindre que de
tels faits ne soient que le prélude de conflits beaucoup
plus graves et bien difficiles à aplanir. La jalousie entre
salariés groupés en syndicats est évidemment un écueil
sérieux pour les entreprises socialisées, lesquelles ne
peuvent cependant ni faire fi du coût de production ni
renoncer à établir un régime différentiel de rémunération
Le Collectivisme. 583
du travail suivant les degrés de capacité naturelle ou
acquise.
Bref, et tout en se gardant de pousser au noir critiques
ou réserves, il faut reconnaître que la socialisation par
échelons — en dehors de laquelle il n'y a que démence
— pourrait se heurter à des difficultés grandissantes : il
n'est pas impossible qu'à un moment donné, elle soit
gouvernée par la loi du rendement décroissant, bien con-
nue des économistes. Les extensions nouvelles étant ainsi
de moins en moins satisfaisantes, le mouvement se ralen-
tirait et s'arrêterait sans que fût achevée la dépossession
de l'industrie capitaliste...
Assurément, ce ne sont là que des perspectives incer-
taines et s'il est permis de faire quelques conjectures en
ce qui concerne l'avenir, il sera néanmoins plus sage
encore d'imiter, à cet égard, la prudence et la sobriété
d'Emile Vandervelde.
Si, d'ailleurs, il développe ses vues relatives à la société
future, c'est par opposition à l'organisation actuelle. Il
fait de celle-ci une impitoyable critique. Les iniquités
qu'il voit autour de lui soulèvent son cœur et lui mettent
des paroles véhémentes sur les lèvres. Il a des colères
évangéliques et des mots de théologien.
Et cependant le justicier en courroux se double chez lui
d'un économiste au regard froid et clair. Tandis que l'un
fustige, l'autre pèse et mesure. Lisez plutôt ces lignes:
« ...Ne l'oublions pas, c'est avec une énorme déperdition
de forces et de richesses que la classe possédante exerce
la fonction capitalisatrice qui lui est dévolue dans l'état
actuel des choses. En regard de ce qu'elle accumule pro-
ductivement, pour intensifier l'exploitation du travail, il
faut mettre ce qu'elle dépense improductivement, et
presque toujours bêtement, vaniteusement, immorale-
ment, pour afficher un luxe d'ostentation pure, pour
payer les milliers de travailleurs que ce luxe requiert et
que Fourier a justement appelés des agents de création
584 Le Flambeau,
négative, pour entretenir, enfin, ces légions de parasites
inférieurs — valets, jockeys, merlans, croupiers, cabotins
et prostituées — qui grouillent comme des vers sur le
fumier capitaliste » (p. 130).
Il y a là, en effet, une question décisive: l'humanité
n'a-t-elle d'autre alternative qu'un régime d'universelle
misère ou un système social fondé sur des inégalités
cruelles autant qu'injustes et couronné par un luxe inso-
lent et corrupteur? La production des choses indispen-
sables n'est-elle donc assurée qu'au prix du demi-servage
des grandes masses et de la toute-puissance de l'argent?
L'opinion éclairée estime de plus en plus que les
sociétés contemporaines ne sont point emprisonnées dans
ce dilemme désolant. De plus en plus, nous croyons aux
possibilités d'ascension du grand nombre, de limitation
du pouvoir du Capital, d'atténuation des inégalités entre
les hommes. Nous croyons que toutes ces améliorations
sont compatibles avec le maintien d'une production abon-
dante et diversifiée et même avec le progrès technique.
La structure sociale peut donc se perfectionner d'une
manière stable dans le sens démocratique, disons même
dans le sens socialiste, en prêtant à ce terme une significa-
tion très large. Et à cet égard, un livre sur le « Collecti-
visme » pareil à celui de Vandervelde apparaît comme
un ferment utile et même nécessaire. Il faudrait être bien
peu sociologue pour ignorer qu'une démonstration pure-
ment rationnelle n'est guère communicative et que l'on
ne persuade point si l'on n'use d'un langage passionné et
pathétique. La violence, l'outrance et même le défi
servent à lancer les idées. Et si, avec cela, elles ont une
sérieuse valeur intrinsèque, elles ont beaucoup de chance
de faire leur chemin dans le monde. Les contradicteurs
eux-mêmes leur aplaniront les voies. Ainsi deviennent-
elles des idées-forces: non sans doute qu'elles soient
destinées à se réaliser intégralement, car la vie répugne à
toutes les intransigeances, elle est faite d'accommodé-
Le Collectivisme. 585
ments, de diversité et de mobilité; mais enfin elle subit
profondément et d'une manière durable les grandes
influences d'origine intellectuelle et morale, et ce n'est
pas en vain que l'on tente, au nom d'un principe de
justice, de modifier le cours de l'évolution humaine.
Maurice Ansiaux.
La Renaissance d'une Université
L'Université de Vilna
Nos lecteurs se rappellent certainement les polémiques ardentes
qu'a soulevées, lors de la Conférence polono-lithuanienne de Bruxelles,
la question de l'Université de Vilna. Nous avons profité du séjour
parmi nous de son recteur, M. le Professeur Michel Siedlecki, pour
lui demander une étude sur cette école qu'il dirige avec tant de
compétence. Nos lecteurs liront avec plaisir l'article de l'éminent
savant polonais.
A la fin du xvnr siècle, la République de Pologne passa
par une évolution interne très remarquable. Au moment
même où les puissances voisines commençaient à songer
sérieusement au partage de leur pays, les citoyens polo-
nais tentaient de reconstruire la base de la vie nationale
en établissant un nouveau système scolaire. Les écoles
que la Pologne possédait à cette époque ne répondaient
plus aux besoins de l'heure; c'étaient de vieilles écoles
liées surtout à des couvents, asservies à la scolastique et
dépourvues d'une saine pédagogie.
En 1772 le Gouvernement polonais décida de réformer
l'instruction publique. Une Commission de l'Education
Nationale, qui fut le premier Ministère de l'Instruction
publique en Europe, fut créée. Ainsi la Pologne fut la
première à reconnaître l'importance d'un bon système
d'éducation et d'instruction pour le développement de
l'Etat.
On projeta de nouveaux manuels scolaires et on fonda,
dans ce but, une société spéciale ; avec le concours des
hommes les plus remarquables de l'époque on parvint à
avoir une bonne base pour l'enseignement, dans les livres
La Renaissance d'une Université. 587
mis entre les mains des étudiants. Pour cette société le
célèbre philosophe Condillac écrivit son Manuel de
logique, le mathématicien L'Huillier son Précis de géo-
métrie.
A cette époque deux grandes universités existaient en
Pologne: l'une, la plus ancienne, à Cracovie, fondée
en 1364, et l'autre, qui se développa sous l'influence de
la première, à Vilna (en polonais Wilno), fondée par le
roi de Pologne, Etienne Batory, en 1578.
L'Université de Cracovie ne fut jamais soumise aux
autorités ecclésiastiques, même quand des prêtres occu-
paient presque toutes ses chaires. C'était une Université
autonome, pareille à celle de Bologne ou de Paris, avec
lesquelles elle entretenait des rapports très étroits.
L'Université de Vilna, tout en conservant des rela-
tions très intimes avec les Jésuites-, se développa de la
même façon que celle de Cracovie. Les hommes les plus
illustres, qui jouèrent un rôle important dans l'his-
toire et dans la littérature polonaises, ont afflué à Vilna
de toutes les parties de la Pologne. Un des premiers rec-
teurs de l'Université fut Pierre Skarga, orateur et écri-
vain célèbre, un des noms les plus glorieux de la littéra-
ture polonaise, dont l'influence sur la vie politique et
intellectuelle en Pologne fut prépondérante.
Les deux Universités, au début de leur existence,
avaient été florissantes, mais au xvm8 siècle les antiques
traditions ne suffisaient plus à les tenir à la hauteur de
la science. Heureusement, sous l'influence de la Commis-
sion de l'Education Nationale on put procéder à leur
reconstruction.
A Vilna, le professeur d'astronomie Martin Poczobutt
débarrassa l'Université du système scolastique. Elle
brilla alors d'un nouvel éclat et compta parmi ses maîtres
beaucoup d'hommes de premier ordre, même venus des
pays lointains, comme, par exemple, Jacques Briotet,
botaniste parisien.
588 Le Flambeau.
Vinrent alors les partages de la Pologne. L'Université
de Cracovie, soumise à la domination autrichienne, ne
pouvait plus respirer; une autre Université polonaise,
fondée au xvne siècle à Leopol (Lwôw) fut germanisée;
la « Haute Ecole » de Zamosc, fondée en 1595, fut fer-
mée par les Autrichiens.
Seule l'Université de Vilna se trouvait dans de meil-
leures conditions. Grâce aux concessions accordées par
les empereurs de Russie et surtout grâce à la confirma-
tion des privilèges de l'Université, celle-ci put se dévelop-
per et, en peu de temps, devint un foyer de lumière
rayonnant sur toute la Pologne. Toute une pléiade de
professeurs illustres, venus de toutes les parties de la
Pologne et des autres pays de l'Europe, a collaboré au
développement de cette grande école. Citons, parmi les
Polonais: Jean Sniadecki, astronome; André Sniadecki,
médecin et chimiste; Jundzill, botaniste; Borowski, phi-
lologue ; Lelewel, historien, dont Bruxelles garde encore
un fidèle souvenir; et parmi ceux qui sont venus des
autres pays : Franck, médecin ; Bojanus, zoologiste ; Gro-
dek, philologue. Ce corps enseignant remarquable exerça
une influence très forte et très profonde.
L'Université de Vilna était aussi chargée de la sur-
veillance et du contrôle de toutes les écoles d'une grande
partie du pays annexé par la Russie. Elle tirait ses res-
sources des donations en terres et en argent faites par
les grands propriétaires de la Pologne.
Ce fut une époque brillante de l'Université de Vilna et
aussi de l'évolution de l'âme polonaise. Les professeurs
de Vilna étaient des hommes pour lesquels cette école
supérieure n'était pas seulement le centre de l'instruction
mais aussi de l'éducation des bons citoyens. Presque tous
les professeurs gardaient le souvenir de la Pologne indé-
pendante, tous étaient convaincus que la renaissance
d'une nation peut se faire par le travail interne, par le
développement de la pensée et de l'âme humaine. Les
La Renaissance d'une Université. 589
étudiants étaient, eux aussi, pénétrés de cette idée. Il y
avait une tendance non seulement à s'instruire, mais à
devenir de bons citoyens, des membres utiles de l'huma-
nité. Nous avons parlé des professeurs; parmi les élèves
nous ne citerons que deux noms: Adam Mickiewicz et
Jules Slowacki, les plus grands poètes polonais.
Dans l'atmosphère fraternelle de l'Université de Vilna
naquirent les idées auxquelles la Pologne doit non seule-
ment de ne pas être tombée dans l'extrême décadence
après les partages, mais encore d'avoir pu se préparer à
une vie nouvelle.
Tous ces nobles efforts, tout ce travail de l'Université
de Vilna, furent interrompus brusquement après l'insur-
rection polonaise de 1831. Les Russes fermèrent cet éta-
blissement d'enseignement, les collections furent trans-
férées en Russie, les biens confisqués, les bâtiments
transformés en lycées russes, en églises orthodoxes. Mais
la brutalité russe fut impuissante à éteindre l'espérance
et à effacer les souvenirs du temps béni de l'ancienne
Université.
La grande guerre n'a pas épargné Vilna. En 1915 les
Allemands s'en sont emparés et l'occupation fut très
dure. Les Polonais s'efforcèrent de rouvrir l'Université,
mais les Allemands ne le permirent point.
Pendant l'automne de 1918, les Bolchévistes, invités par
les Allemands, se sont approchés de Vilna, et ont occupé
la ville. Mais le 19 avril 1919, les troupes polonaises,
aidées par la population de Vilna, ont battu les Bolché-
vistes et, après plus d'un siècle, libéré la ville de l'oppres-
sion russe.
Une des premières idées qui surgirent dans l'esprit de
la population de Vilna fut de rouvrir l'Université. Un
mois après la libération de la ville, se forma un Comité
pour la renaissance de l'Université. Le gouvernement
polonais, surtout le ministère de l'Instruction publique,
s'est efforcé de réaliser le vœu de la population. Toutes
590 Le Flambeau.
les universités polonaises lui ont prêté leur appui. Fina-
lement on a décidé que les cours reprendraient le 1 1 oc-
tobre 1919.
D'accord avec le Président de la République polonaise,
le maréchal Pilsudski, c'est alors> je m'en souviens, qu'ac-
compagnant le premier groupe de professeurs je me rendis
à Vilna. Les bâtiments étaient dans un état lamentable; ils
avaient servi aux Bolchévistes de casernes et d'hôpitaux.
On manquait de tout. Mais la bonne volonté est puissante.
Nous avons partagé le travail. Les uns se sont chargés
d'acheter les instruments scientifiques, les autres se sont
occupés des meubles, d'autres encore ont restauré les
bâtiments. Toute la population de Vilna — ouvriers et
intellectuels — nous a soutenus dans nos efforts.
Le 11 octobre 1919, dans une séance solennelle, l'Uni-
versité a été ouverte par le maréchal Pilsudski. Le lende-
main, elle était en plein travail.
L'Université de Vilna possède les facultés des lettres,
de théologie, de droit, des sciences, de médecine et des
arts. Elle se développe très bien, le nombre des profes-
seurs et des élèves augmente et le travail scientifique et
pédagogique a eu des débuts heureux. En deux ans on
est parvenu à installer quinze séminaires et dix instituts
scientifiques, et de plus, à augmenter l'ancienne biblio-
thèque universitaire de plus de 25,000 volumes. Elle en
compte actuellement plus de 300,000. Les frais occa-
sionnés par l'installation de l'Université ont été couverts
par le gouvernement polonais.
Mais la guerre n'a rien épargné. En juillet 1920, pen-
dant la retraite de l'armée polonaise, les Bolchévistes ont
de nouveau pénétré à Vilna. Les professeurs durent
quitter la ville. Les laboratoires furent évacués. Heureu-
sement l'occupation bolchéviste et l'occupation lithua-
nienne, — les Rouges ayant, comme on sait, cédé le pouvoir
aux Lithuaniens, — n'ont pas duré longtemps. En octobre
La Renaissance d'une Université. 591
1920, les troupes du général Zeligowski, acclamées cha-
leureusement par toute la population, ont de nouveau
affranchi Vilna.
L'Université, par un hasard favorable, ne fut pas
endommagée pendant la seconde invasion russo-lithua-
nienne. Bientôt les instruments et les appareils ont de
nouveau regagné les locaux universitaires et, en décem-
bre 1920, commença la seconde année scolaire.
La statistique des étudiants faite à la fin de l'année
scolaire écoulée — 9 juillet 1921 — est très caractéris-
tique. Le nombre total des étudiants s'élève à 928; le
personnel enseignant compte 70 personnes, dont 30 d'ori-
gine locale. Parmi les étudiants les femmes forment moins
d'un tiers. C'est surtout la faculté des lettres qui est
fréquentée par elles.
La statistique des nationalités donne les chiffres
suivants :
POLONAIS JUIFS BLANC-RUSSIENS LITHUANIENS AUTRES
762 123 22 5 16
(82.11p. c.) (13.71 p. c.) (2.41p. c.) (0.51 p. c.)
Ces chiffres correspondent parfaitement à la statistique
de la population du pays. On sait que dans les districts
qui gravitent autour de Vilna, la population polonaise est
prédominante, et que les Lithuaniens forment une très
petite minorité. Cela devient encore plus caractéristique,
si l'on considère les étudiants d'après leur lieu de nais-
sance. On a:
VILNA AUTRES PARTIES
et environs de la Pologne RUSSIE AUTRES PAYS
644 182 68 34
Il apparaît donc que l'Université de Vilna dessert sur-
tout la population du pays même et que cette population
est en grande majorité polonaise.
592 Le Flambeau.
Les Lithuaniens ont prétendu que les élèves des écoles
secondaires lithuaniennes boycottaient l'Université de
Vilna. Mais si même tous ceux qui ont obtenu le grade
de bachelier dans le lycée lithuanien, étaient venus à
l'Université, la statistique ne changerait pas beaucoup,
parce qu'il n'y a que dix-huit Lithuaniens qui ont terminé
leurs études secondaires à Vilna, pendant l'année 1919-
1920.
Les étudiants juifs à l'Université de Vilna sont en
nombre assez considérable. Ils sont traités de la même
façon que ceux appartenant à d'autres nationalités et
vivent en harmonie parfaite avec leurs camarades. Les
enfants des deux rabbins de Vilna figurent parmi les
étudiants, ce qui montre la confiance que toute la popu-
lation sans distinction de race éprouve pour l'Université.
La jeunesse qui se presse sur les bancs de l'Université
de Vilna se distingue par un esprit sérieux et grave. Ce
ne sont pas seulement les épreuves terribles, traversées
par le pays, qui en sont la cause, c'est une tradition qui
continue et dont les origines remontent à l'époque de
Mickiewicz et de Slowacki, les deux grands poètes que
Vilna a donnés à la Pologne. L'Université de Vilna a été
durant toute son existence la sentinelle la plus avancée
de la culture latine, base et substance de la culture polo-
naise. La renaissance de l'Université de Vilna marque un
grand progrès dans la pénétration de la civilisation occi-
dentale et latine en Europe orientale.
Professeur Dr Michel Siedlecki.
L'Entente au=dessus de tout!
La presse et l'opinion, en Belgique comme en France,
considèrent à peu près unanimement que le récent arrêt
d'auto-dessaisissement rendu par le Conseil suprême
dans l'affaire silésienne est un événement désastreux. Tel
est aussi notre avis; mais ce que nous déplorons, ce n'est
point tant le renvoi du litige à la Société des Nations, —
dont cette aubaine inespérée : une grande cause à juger
en dernier ressort, est capable de stimuler les nobles vel-
léités, — que la crise de l'Entente, la crise de l'Alliance,
dont cette résolution in extremis fut l'indice et le résultat.
Pour la première fois depuis sept ans, la France s'est
trouvée isolée, en face de l'Empire britannique et de l'Italie,
devenus, suivant le mot terriblement juste de la Gazette
de Francfort, les « avocats de l'Allemagne. » Nous con-
cédons à des critiques clairvoyants que des fautes tac-
tiques et même stratégiques de la diplomatie française
sont en partie responsables de cette défaite. Mais nous
ne saurions oublier que la Belgique, elle aussi, a été
battue à Paris, et battue sans avoir lutté. Car, s'il avait
été présent à cette bataille décisive, nul doute que
M. faspar eût défendu l'interprétation française du traité
de Versailles.
Le principe du plébiscite « par communes » est claire-
ment inscrit dans le traité. Pour en refuser le bénéfice à
la Pologne, comme l'ont fait MM. Lloyd George et Bo-
nomi, il fallait un parti pris, non d'équité, mais d'indul-
gence et de faveur envers l'Allemagne. Et rien, dans la
conduite de l'Allemagne à notre égard, ne justifiait cette
indulgence et cette quasi-partialité.
39
594 Le Flambeau.
L'Allemagne n'a pas exécuté les articles dw pacte de
Versailles auxquels notre opinion publique est le plus
passionnément attachée. Elle a rétracte , elle rétracte tous
les jours l'aveu de ses fautes envers nous. Le chancelier
Wirth lui-même, l'homme de bonne volonté par excel-
lence, s'il faut en croire mylord d'Abernon, a regretté
l'ultimatum à la Serbie, mais il n'a point, que nous
sachions, regretté l'invasion de la Belgique. Il ne s'est
pas rencontré à Leipzig de juges pour condamner les
bourreaux de Grammont. La Gazette de Francfort, organe
« modéré » des milieux '< démocratiques », a réédité,
l'autre jour, dans un article sur la cérémonie expiatoire
de Louvain, la légende infâme des francs-tireurs, lui
donnant ainsi une consécration en quelque sorte officielle.
Le Gouvernement du Reich refuse toujours d'exécuter
la convention des marks conclue par le ministre Erzber-
ger.
Dans ces conditions, nous n'apercevons nul motif d'ac-
corder à un contractant de mauvaise foi un traitement
privilégié, et, par une exégèse tendancieuse, de recher-
cher dans un texte de l'Encyclopédie britannique le moyen
de tourner le texte du traité. D'autant plus qu'à côté de
la grande manifestation socialiste Nie wieder Krieg, nous
voyons outre-Rhin trop de manifestations d'un autre
esprit pour dédaigner le souci de notre sécurité. Or
M. Lloyd George ne nous a pas prouvé que l'industrie
silésienne soit désormais incapable de fournir au Reich
autre chose que des instruments aratoires. Et nous ne
nous sentons pas suffisamment protégés par la flotte
britannique pour renoncer tout à fait à notre idée fixe,
qui est et qui reste le péril allemand.
Nous demeurons donc avec la France parce que la com-
munauté du danger nous unit contre l'Allemagne; mais
malgré l'humeur que nous donnent parfois l'attitude et
surtout le langage de M. Lloyd George, notre tempéra-
ment national la conscience que nous avons de nos
L'Entente au-dessus de tout. 595
limites, le sentiment du nécessaire et du possible que nous
tenons de notre histoire, nous empêcheront toujours de
dépasser la mesure, de tenter le destin, de confondre
dans nos polémiques, comme le font certains nationa-
listes français, des amis aujourd'hui un peu froids avec
des ennemis plus ardents que jamais.
A la différence de MM. Charles Maurras, Jacques Bain-
ville ou André Frihourg, qui vulgarise dans les Annales
une anglophohie systématique, nous estimons que le dan-
ger suprême n'est autre que la rupture avec l'Angleterre,
où d'aucuns voient un geste « libérateur ». Quiconque lit
les journaux allemands y constatera, aux heures de crise
franco-britannique, de brusques flambées d'espoir et de
haine, éclairant tout à coup les plus menaçants horizons.
Le plus modeste effort en vue de consolider l'Entente, le
plus simple geste d'amitié anglo-français, apaise et décou-
rage, au contraire, l'instinct de revanche de la Barbarie.
Notre devoir est donc tracé. Il nous faut sans cesse
rappeler à la France comme à l'Angleterre l'intérêt com-
mun et permanent de l'Alliance, aider à la compréhension
mutuelle. Ce qui -rend aujourd'hui si épineuses les rela-
tions anglo-françaises, c'est la multiplicité des litiges. Il
semble que chacune des deux nations, suspectant a priori
les intentions de l'autre, prenne en quelque sorte automa-
tiquement, sur chaque question, une attitude opposée à
celle de son alliée. Et la politique de l'Empire britannique,
complexe comme cet empire même, obligeant le gouver-
nement de Londres à déplacer sans cesse des pions sur
l'échiquier mondial, la France, à chaque instant surprise
par des faits nouveaux, par des tendances nouvelles, s'ima-
gine être la victime d'une formidable et machiavélique
conspiration dirigée partout contre son influence. Certes
l'Angleterre n'a pas toujours pris garde que les solutions
improvisées par elle, lésaient en effet certains intérêts de
la France ou les intérêts de certains Français. Elle n'a
pas toujours été heureuse dans le choix des personnes.
5% Le Flambeau.
La France, d'autre part, a trop souvent refusé de « com-
prendre ».
Un exemple suffira. Quoi de plus répandu, en France
et même chez nous, qu'une vue simpliste de la politique
anglaise en Orient, qu'on peut résumer ainsi: par le
sionisme, le panarabisme, le panhellénisme, l'Angleterre
combat l'influence séculaire de la France en Palestine, en
Syrie, en Anatolie; elle favorise Faiçal et Constantin,
ennemis jurés de la France. Or, s'est-on préoccupé de
nous exposer les raisons de la Grande-Bretagne, les
promesses solennelles faites aux Arabes et aux Juifs pen-
dant la guerre? Nous a-t-on objectivement expliqué la
manière, en somme habile et prudente, dont l'Angleterre
s'est efforcée de concilier ses promesses avec les égards
dus à son alliée et les accords conclus avec celle-ci ? Les
Anglais ont-ils insisté pour maintenir à Damas Faiçal,
lorsqu'il eut déplu à la France? Abdullah, chargé de
gouverner la Tr ans Jordanie, n'a-t-il point pour instruc-
tions de respecter scrupuleusement la zone française?
L'Angleterre, malgré de puissantes influences de Cour,
a-t-elle reconnu Constantin ? Sir Herbert Samuel, ardent
sioniste, n'a-t-il point canalisé, filtré l'immigration juive
qui inquiétait les catholiques et les musulmans de Pales-
tine ? En dépit de l'opinion anglaise et américaine pres-
que unanime, M. Lloyd George n'a-t-il point maintenu
le sultan à Constantinople ?
Si, malgré tout, l'on persiste à trouver trop aventu-
reuse, trop novatrice la politique anglaise en Orient, ne
rdoit-on pas convenir qu'en revanche la diplomatie fran-
çaise, attachée à certaines traditions archaïques, n'a pas
fait un crédit aussi large qu'il eût fallu aux nations créées
ou régénérées par la guerre ? N' a-t-elle point, par respect
pour des formules surannées, montré une défiance exa-
gérée à la Petite-Entente, mécontenté celle-ci par son
regret impénitent de l'Autriche-Hongrie, ses sympathies
pour les Habsbourg, son indulgence pour certains vaincus
L'Entente au-dessus de tout. 597
comme les Bulgares ou les Magyars? Ne Vaccuse-t-on
pas à Prague, à Belgrade, à Bucarest, de rêver de
dangereux « renversements »? Si l'Angleterre a ménagé
parfois des personae ingratae au quai d'Orsay, le
quai d'Orsay, d'autre part, n'attribue-t-il pas un rôle
intempestif à ces questions de personnes ? L'encombrante
individualité de Fdiçal ne lui cache-t-elle pas ce qu'il y a
de sain et de fécond dans l'idée arabe? Et le caractère
peu sympathique de Constantin n'a-t-il pas fait mécon-
naître étrangement à la France de Navarin, avec la vita-
lité de V hellénisme, ses propres traditions libérales, ses
intérêts même, malgré tout solidaires des intérêts grecs ?
Ne doit-elle pas regretter aujourd'hui d'avoir, selon un
mot fameux, « misé sur le mauvais cheval » et compro-
mis son prestige de protectrice des chrétiens d'Orient ?
Le rôle d'une revue comme la nôtre, interprète des
intellectuels belges, amte de la France et bons Européens,
consiste à étudier sans passion les litiges anglo-français,
simplifiés et déformés par les discussions vulgaires, afin
de préparer cet accord qui est dans les vœux de tous, sauf
les paradoxales exceptions que nous avons citées.
La France s'est trouvée isolée, disions-nous. Ne ve-
nons-nous pas de toucher une des raisons de cet isole-
ment? Oui, la France a trop négligé depuis l'armistice
ces « petits Etats », qui presque tous lui doivent la
vie et qui pourraient être ses plus fidèles clients.
Livrés à eux-mêmes, ils ont constitué pour défendre
ces traités de Saint-Germain, de Neuilly et de Trianon,
dont on parle si légèrement à Paris, une imposante
coalition qui s'accroît et se renforce de jour en jour. Au
lieu de témoigner de vaines sympathies aux Magyars, aux
Bulgares et aux Turcs, pourquoi l'opinion et le gouver-
nement français, considérant cette Petite Entente, enne-
mie naturelle de V Allemagne et du Bolchévisme, comme
la défense de la Paix orientale, ne l'associeraient-ils pas
598 Le Flambeau.
à la garantie de la Paix occidentale ? Ce n'est ni M. Bénès,
ni M. Pachitch, qui s'y refuseraient...
Au contraire, M. Bénès, admirablement conscient de
son devoir européen, disait l'autre jour à un représentant
du Manchester Guardian: « Les libéraux anglais de-
vraient comprendre qu'un arrêt de la collaboration anglo-
française ferait faire à la paix un pas en arrière et encou-
ragerait l'anarchie. Agissez toujours d'accord avec la
France... je suis persuadé que mes paroles n'ont rien qui
puisse choquer les traditions sages, modérées et clair-
voyantes des libéraux anglais »...
La France, déjà alliée de la Pologne, reprendrait aussi-
tôt dans le concert mondial la place qui lui revient par
droit d'héroïsme. Et parmi tous les litiges orientaux (nous
pensons à Constantinople) plus d'un se réglerait de lui-
même grâce à la médiation de la Petite-Entente. M. Take
Jonescu ne nous contredira pas.
On connaît dans le monde notre devise nationale. 7/
nous faut à présent une devise internationale. Ce sera la
même: L'Union fait la force.
Fax.
Notes
Erratum.
Un fâcheux bourdon a défiguré un paragraphe de notre article sur
l'Union belgo-luxembourgeoise. Il faut lire, page 437, ligne 5, à partir
du bas:
que, si pour une tonne de fonte, trois tonnes de minerai sont néces-
saires, il faut plus d'une tonne de charbon, charbon qu'ils doivent
importer.
De même, dans l'article de M. Khnopff, page 355, lire: N.-W. et
non N.-E.
Le Congrès Panafricain et M. W. E. B. du Bois.
MM. Henri La Fontaine et Paul Otlet, secrétaires généraux du
Congrès Panafricain, nous demandent de « rectifier des faits
inexacts relatés dans le numéro du 31 juillet du Flambeau, au sujet
du Congrès Panafricain et de M. W. E. Burghardt du Bois, présenté
erronément comme un des plus fidèles disciples du fameux apôtre
Marcus Garvey. »
Pour nous permettre de ((rectifier», MM. La Fontaine et Otlet nous
communiquent deux « documents ».
Le premier est un extrait du World Work (May 1921, p. 515-516).
Dans cet extrait il est affirmé que M. W. E. B. du Bois, président
de la (( National Association for the Advancement of Coloured People »,
est hostile à l'entreprise de M. Marcus Garvey (cf. Flambeau, 31 juil-
let 1921, p. 368-370).
Le second document est la copie d'une lettre adressée, le 11 juillet,
par M. W. E. B. du Bois au directeur du Neptune, en réponse à un
« entrefilet » paru dans ce journal, le 14 juin.
« Le premier Congrès Panafricain, déclare M. du Bois, s'est réuni
à Paris en 1919. Son président a été Biaise Diagne, député du Sénégal
et Commissaire aux effectifs coloniaux dans le cabinet Clemen-
ceau. Parmi ceux qui ont assisté au Congrès étaient M. Franklin
Bouillon, de la Chambre française des députés; M™ Siegfried, du
Conseil international des femmes; M. Freire d'Andrade, ancien
ministre des Affaires étrangères de Portugal; M. Van Overbergh, de
la Délégation de paix belge, le président de Libéria, et beaucoup
d'autres personnes renommées. Le Congrès a reçu des communica-
tions de M. Georges Clemenceau, et son représentant fut reçu par le
colonel House, de la Commission américaine. »
M. du Bois ajoute : « La déclaration que ce Congrès reçoit les fonds
de la Russie est absolument fausse, ça va sans dire. C'est la « National
600 Le Flambeau.
Association for the Advancement of Coloured People» qui assure ce
Congrès. Le comité d'administration de cette Association comprend
des personnes parmi les citoyens blancs et noirs, les plus distingués
des Etats-Unis. Ses buts sont légitimes et philanthropiques et elle
a le droit d'attendre la coopération de tous les justes à travers le
monde. »
La Convention avec le Luxembourg.
L'Etoile belge du 24 août publie sous ce titre la lettre suivante:
Bruxelles, le 22 août 1921,
rue Coudenberg, 58-62.
Monsieur le directeur,
Au moment où nous rentrons à Bruxelles après une absence assez
longue, on nous communique l'article qu'un industriel vous a adressé,
le 8 août dernier, sur la Convention avec le Luxembourg, et que vous
avez publié « à titre documentaire ». Le Flambeau y est gentiment
mis en cause. Nous avions, en effet, écrit : « Si pour produire une
tonne de fonte, trois tonnes de minerai sont nécessaires, il faut plus
d'une tonne de charbon »; le prote a, comme dit votre industriel,
embrouillé tout cela.
Nous n'avons pas l'intention d'encombrer vos colonnes. Permettez-
nous toutefois de faire remarquer à votre correspondant que, si son
objection sur « la situation privilégiée du Luxembourg quant à la
possession du minerai » était justifiée, on verrait l'industrie sidérur-
gique se concentrer sur le minerai, en évitant les bassins houillers,
pour ne payer que les frais de transport d'une tonne de coke au lieu
de trois tonnes de minerai. Or, c'est le mouvement contraire que l'on
constate...
Autant que votre collaborateur occasionnel, nous trouvons respec-
tables les intérêts de nos métallurgistes; moins pessimistes que lui,
nous croyons que la Commission paritaire les fera respecter et, d'autre
part, nous espérons que la conclusion d'un cartel, non seulement
belgo-luxembourgeois, mais franco-belgo-luxembourgeois, leur donnera
satisfaction.
Nous n'avons rien dit d'autre dans notre article du Flambeau.
Nous n'avons besoin, Monsieur le directeur, de faire appel qu'à
votre courtoisie pour obtenir l'insertion de ces quelques lignes dans
VEtoile belge et, avec nos remercîments, nous vous prions d'agréer
l'hommage de nos sentiments très distingués.
Pour le Flambeau:
Oscar Grojean.
AP
22
F6
année U
t.2
Le Flambeau
PLEASE DO NOT REMOVE
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